6-1 La genèse d’un mouvement

La mort de Steve Biko, le 6 septembre 1977, puis l’interdiction et la dissolution forcée des organisations affiliées à la Black Consciousness en octobre marque un nouveau tournant dans la répression mise en place par le gouvernement, ce dernier désirant saper la radicalisation contestataire née depuis les émeutes de Soweto.

Il est intéressant de constater que peu d’articles vont se pencher sur l’itinéraire de Steve Biko et sur la genèse de son mouvement. Les premières courtes références à la Black Consciousness apparaissent dans la presse au moment des émeutes de Soweto, alors que surgit une contestation radicale chez certains jeunes noirs. Mais la genèse du mouvement ne trouvera aucune répercussion dans la presse. En 1971, Les Informations Catholiques Internationales rendent cependant compte de l’élaboration d’une théologie noire pour l’Afrique du Sud :

‘« Les participants (d’origine européenne et africaine) d’un colloque organisé récemment par le Mouvement chrétien universitaire se sont prononcés en faveur d’une « théologie noire » 482  ».’

Le court article fait référence à une série de séminaires organisés par le University Christian Movement (UCM)483. Une première déclaration témoigne de l’élaboration d’une théologie influencée par celle née aux Etats-Unis484et traduit la volonté des chrétiens d’un nouvel engagement au sein de la société sud-africaine485.

En mars 1971, s’élabore le Manifeste pour une théologie noire 486 lors d’une rencontre interconfessionnelle au séminaire catholique d’Hammanskraal sous l’égide de l’UCM. Du refus de « l’interprétation déformée du message chrétien imposée au peuple noir par les Eglises dominées par les Blancs » au besoin « d’agir résolument pour libérer le peuple noir non seulement de son éloignement d’avec Dieu, mais aussi de sa mentalité d’esclave, de son complexe d’infériorité, de son manque de confiance en soi et de perpétuelle dépendance à l’égard d’autrui  487 », la théologie noire marque la profonde volonté de rompre avec celle léguée par la chrétienté occidentale et de proposer la vision d’un Dieu libérateur placé du côté des opprimés pour leur montrer le chemin vers la sortie de l’oppression. La théologie noire sud-africaine, devenant théologie contextuelle, exprimera une contestation du régime d’apartheid (verrouillé par la religion) grâce à l’affirmation de l’identité de l’homme noir, et de sa libération du système de valeur imposé par le colonisateur488.

Cette naissance d’une théologie noire s’incarnera notamment au sein du mouvement de la Black Consciousness porté par Steve Biko.

Quelques mois avant sa mort, Les Informations catholiques internationales rendent compte de la naissance de cette nouvelle forme de contestation :

‘« L’émergence de ce phénomène est certainement l’événement le plus important des cinq dernières années […]. C’est une mentalité nouvelle grâce à laquelle les Noirs cessent d’accepter avec résignation ce que le gouvernement blanc décide pour eux. Ils subliment cette marque d’infamie qu’était la négritude pour en faire un sujet de fierté : « black is beautiful 489  » ».’

Dans ce long dossier consacré à la question sud-africaine, Joseph Limagne voit bien percer l’émergence de ce nouveau mouvement né dans le milieu universitaire et porté par un tout jeune noir, Steve Biko. Joseph Limagne parvient à le rencontrer, alors qu’il est déjà assigné à résidence à King William’s Town490. A cause de cette assignation (« je ne peux le citer entre guillemets : il n’a pas le droit d’accorder d’interview formelle, bien qu’il puisse s’entretenir avec un journaliste 491  »), J. Limagne rend très peu compte du contenu de l’entretien et se « contente » de dresser un historique du mouvement : la création de la SASOen 1968(South African Students’Organisation) syndicat pour les étudiants qui ne se reconnaissent pas dans le syndicat de la NUSAS (National Union of South Africain Students’Organisation),création en 1968 de la Black People’s Convention, vaste plate-forme politique« qui s’est donné pour objectif l’avènement d’une société égalitaire ». Ce dernier est à l’origine, en juillet 1972,  du lancement d’un « programme de conscientisation de trois ans 492  ». Le mouvement de la Black Consciousness incarne ainsi cette nouvelle contestation radicale émergente au sein de la jeunesse noire493.

Si le contenu précis de la rencontre est tout juste esquissé, Joseph Limagne, soulignant le jeune âge de Steve Biko (30 ans), son assignation à résidence et l’interdiction faite aux journalistes de l’interroger officiellement (seul l’entretien est toléré…), parvient en quelques lignes à dresser le portrait d’un militant charismatique sacrifiant sa liberté à la lutte contre l’apartheid. Steve Biko trouvera la mort en prison 5 mois après la parution du dossier dans les ICI 494 .

Notes
482.

« En bref », ICI, n°388, 15 juillet 1971, p. 14.

483.

Le mouvement fondé en 1966 par des Eglises anglophones et réunissant professeurs et étudiants de toutes races et confessions, adopta rapidement des positions théologiques très progressistes. En 1971, son secrétaire était un pasteur méthodiste blanc, Basil Moore.

484.

A la fin des années 60, les œuvres de James H. Cone commençaient à être connues des étudiants sud-africains en théologie. La question de la théologie noire esr devenue sujet d’étude dans plusieurs établissements multiraciaux (séminaire théologique d’Alice, séminaire luthérien de Mapumulo, séminaire catholique d’Hammanskraal).

485.

« Nous confessons que nous participons à un ordre social injuste et violent, et que nous en sommes responsables. Nous confessons notre indifférence devant les souffrances de nos semblables et notre absence d’informations entraînée par cette indifférence… Nous nous engageons, dans l’humilité et l’obéissance à Dieu à travailler à l’avènement d’une société plus équitable et plus juste, comme notre foi chrétienne nous y oblige, avec la liberté que l’Evangile du Christ nous donne ainsi qu’à tous les hommes » in A.M GOGUEL et P.BUIS, Chrétiens d’Afrique du Sud devant l’Afrique du Sud, op.cit., p56 (tiré de Student movements in South Africa, document des Nations-Unies, n°16/70, mai 1970.

486.

Le manifeste est reproduit dans B. CHENU, Théologies chrétiennes des tiers mondes, op.cit., p. 112.

487.

Ibid.

488.

Sur la théologie noire sud-africaine, voir notamment A.M. GOGUEL, « Quel Dieu pour quelle libération ? », Politique africaine, n°15, septembre 1984, p. 48-64.

489.

Joseph LIMAGNE, « Le racisme aux abois » (1977), op.cit., p. 36-37.

490.

En effet, dès la fin de l’année 1973, Steve Biko et ses collègues furent frappés de mesures de bannissement.

491.

Joseph LIMAGNE, « Le racisme aux abois » (1977), op.cit., p. 36-37.Steve Biko était en effet « interdit de parole » : interdiction de faire des discours, de parler à plus d’une personne à la fois, de voir ses paroles reproduites…

492.

Ibid.

493.

La traduction en français d’un texte de Steve Biko (« Conscience noire et recherche d’une humanité véritable ») est reproduite dans l’ouvrage d’A.M GOGUEL et P.BUIS, Chrétiens d’Afrique du Sud…, op.cit., p129 à 144. Le texte est emprunté à un recueil de 15 articles, Essays in Black Theology (1972) publié par le Black Theology Project, UCM, Braamfontein.

494.

L’ouvrage de Donald WOODS, Vie et mort de Steve Biko, Paris, Stock, 1978, 481p, permet d’avoir, en langue française, un tableau de la vie et du message de Steve Biko. Il est cependant utile de mentionner que l’analyse émouvante est celle d’un ami intime de Steve Biko soucieux de faire la lumière sur la vie et la mort d’un homme au destin dramatique.

Voir aussi N.B. PITYANA, Bounds of Possibility. The legacy of Steve Biko and Black Consciousness, Le Cap, David Philip, 1995.