6-3 D’autres victimes de la répression

Devenu symbole, la mort de Steve Biko en septembre 1977 a eu notamment comme effet de focaliser la presse sur la vague de répression qui, en octobre de la même année, a sapé l’activité de nombreux mouvements, journaux, personnes. Réforme est le premier à rapporter cette vague de répression, énumérant les victimes et condamnant avec vigueur un tel acte :

‘« Cette négation totale du droit à l’expression pour les opposants ne s’était pas encore manifestée en Afrique du Sud avec cette violence. Elle relève du terrorisme d’Etat tel qu’il se pratique dans les pays totalitaires 509  ».’

Les victimes de cette vague répressive furent en effet nombreuses : 18 organisations luttant contre l’apartheid (dont 17 proches du mouvement de la Conscience noire) interdites et dissoutes, 2 journaux destinés aux noirs interdits510, 70 personnes arrêtées ou bannies511.

Une personnalité « bannie » figure à plusieurs reprises dans les colonnes des journaux étudiés, celle du journaliste et éditeur de l’East London Daily Dispatch, Donald Woods512, ami de Steve Biko qui protesta vigoureusement contre les circonstances de la mort de son ami,  allant même, avec d’autres journalistes de la presse anglophone, jusqu’à demander la démission de James Kruger, ministre de la justice et des prisons. Avant que Donald Woods ne soit banni en octobre, Réforme s’inquiétait en septembre de son sort :

‘« Ami personnel de Steve Biko, [Donald Woods] a mené une campagne d’information courageuse dans plusieurs grands campus universitaires. Son nom est lié à une action de prise de conscience blanche ; il serait regrettable qu’elle soit entravée par l’application de la loi sur les droits civils (assignation à résidence et interdiction de publier). Il est directement menacé, mais soutenu par les évêques, le grand rabbin et la presse britannique en général 513  ».’

Les journaux ayant servi de tribune aux mouvements anti-apartheid eurent donc à en payer le prix. Cette attaque faite à la liberté d’expression a suscité une réaction particulièrement inquiète du COE dans une déclaration adressée au premier ministre John Vorster514, partiellement reproduite dans Les Informations Catholiques Internationales 515 et dans sa totalité dans Réforme :

‘« Le COE est consterné par les perquisitions faites le 18 octobre dans les foyers et bureaux de personnes et d’organisations travaillant en faveur d’un changement social en Afrique du Sud. Nous dénonçons les arrestations arbitraires de Noirs et le bannissement de personnes et d’organisations connues pour leur opposition à l’apartheid. Cette extension de la répression […] sonne le tocsin de la liberté d’expression de la pensée noire et dément les assertions du gouvernement sud-africain concernant la liberté de la presse 516  ».’

La même inquiétude est de nouveau exprimée dans les Informations catholiques internationales en décembre 1977, le bannissement de Donald Woods étant sans contexte « un avertissement à la presse libérale, sur laquelle pèse la menace d’un projet de loi de censure 517  ». Ce bâillonnement des organisations anti-apartheid et cet effort pour éliminer toute contestation donne l’occasion à Joseph Limagne d’adresser une sorte d’avertissement au premier ministre Vorster qui désire mettre fin au mouvement de la Conscience noire :

‘« John Vorster se trompe s’il croit avoir détruit la « conscience noire ». Car elle n’est pas l’œuvre d’un petit nombre « d’agitateurs communistes » aux ordres de l’étranger. C’est un sentiment collectif, une aspiration de masse, faite à la fois de la fierté d’être noir, de la volonté de se libérer de l’oppression des blancs et du souci d’affirmer sa dignité 518  ».’

Joseph Limagne estime donc utile de préciser les véritables fondements du mouvement de la Conscience noireà un moment ou la propagande gouvernementale sud-africaine invoquait le « péril rouge » pour caractériser tous mouvements de contestation519

Si la vague de répression frappa les milieux anti-apartheid et particulièrement les mouvements fédérés autour de la Conscience noire, elle ne parvint cependant pas à tuer un courant qui parvint à subsister grâce à une multitude de réseaux religieux, journalistiques, universitaires…

Notes
509.

Bertrand de Luze, « Questions à nos frères réformés d’Afrique du Sud » (1977), op.cit., p. 3.

510.

Il s’agit du World et du Week-end world.

511.

Beyers Naudé fit parti des personnes bannies et son Institut chrétien fut dissout. Parmi les autres bannissements, citons également celui du père Mkatkswa (voir II, 2). Le bannissement entraînait la privation pour 5 ans des droits civiques et l’assignation à résidence.

512.

Après la mesure de bannissement prise à son encontre, Donald Woods parvint à quitter clandestinement l’Afrique du Sud en passant par le Lesotho et à rejoindre la Grande-Bretagne. Il publiera une biographie de Steve Biko publiée en France dès 1978. D.Woods ne cessa d’informer le monde sur la réalité de l’apartheid et la violence répressive du régime, aidant à une réelle prise de conscience de la communauté internationale. En 1987, le réalisateur anglais Richard ATTENBOROUGH consacre un film (Cry freedom) à la relation entre Donald Woods et Steve Biko. Cette production hollywoodienne apporta un nouveau regard sur l’Afrique du Sud et donna une renommée mondiale à la personnalité de Steve Biko.

D.WOODS, Vie et mort de Steve Biko, Paris, Stock, 1978, 481p (réédité en 1988).

513.

« Après le meurtre de Steve Biko », op.cit., p. 16.

514.

Les Eglises françaises réagirent également à cette vague répressive par la rédaction et l’envoi d’une lettre au premier ministre signée par la commission « Justice et Paix », la FPF, la CIMADE et le CCFD. Son contenu sera décrit et étudié ultérieurement (mobilisations collectives françaises).

515.

« Vague de répression pour étouffer la « conscience noire » », ICI, n°520, 15 novembre 1977, p. 56-57.

516.

« Une déclaration du COE », Réforme, n°1701,29 octobre 1977, p. 4.

517.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud : « il ne reste que les Eglises pour lutter » », ICI, op.cit., p. 15.

518.

Ibid.

519.

Du côté gouvernemental comme du côté des Eglises réformées hollandaises, la Black theology véhiculée par la Black Consciousness fut immédiatement taxée de théologie révolutionnaire et subversive. En 1975, le gouvernement chargea une commission d’étudier la véritable nature de cette théologie. La conclusion de la commission fut de condamner une idéologie révolutionnaire contestant un ordre social existant. « Ainsi l’Evangile est-t-il mis au service de la doctrine socialiste et communiste, pour établir une équivalence entre l’enseignement éthique du Nouveau Testament et la base idéologique du communisme » in Report of the Commission of enquiry into certain organisations, Pretoria, Government Printing, 1975. Cité par B.CHENU, Théologies chrétiennes des tiers mondes, op.cit., p. 116.