7 Entre répressions et réformes, l’oscillation des regards français sur l’évolution du système dans les années 80

7-1 L’arrivée au pouvoir de Pieter Wilhem Botha et la question récurrente de la préservation du laager

[L’arrivée au pouvoir de Pieter Wilhem Botha523 et la question récurrente de la préservation du laager]

Les émeutes de Sharpeville et de Soweto, la mort de Steve Biko ont favorisé une exposition de la question de l’apartheid sur le devant de la scène médiatique et diplomatique internationale. Sur la scène intérieure, l’élection, le 28 septembre 1978, de Pieter Wilhem Botha524 au poste de premier ministre est le point de départ d’une réorganisation de l’Etat sud-africain. Ancien ministre de la défense de John Vorster525, Pieter Botha, lors de son arrivée au pouvoir, se donne comme tâche d’engager le régime d’apartheid sur une voie nouvelle, soucieux de gommer les aspects les plus humiliants du système.

Dès le mois de décembre 1978, un article de Réforme rapporte les initiatives prises par Botha :

‘« De quoi s’agit-il ? M. Botha a expliqué lui-même qu’il était urgent de faire disparaître les « mesures discriminatoires inutiles ». Certaines des réformes introduites apparaissent comme la continuation du processus mis en route en 1972 de suppression du petty apartheid ou apartheid mesquin  526 ».’

Pieter Botha comprend bien la nécessité pour le pays de s’adapter afin de conserver une place dans le concert international. Si certains lieux publics deviennent multiraciaux (administrations, ascenseurs, bancs des parcs publics…) et que les panonceaux Blankes /Slegs-Blankes (Blancs seulement) commencent à disparaître et si certains assouplissements sont annoncés dans le domaine des emplois réservés (Job reservation), Marianne Cornevin relève la portée purement pragmatique du discours :

‘« La raison de tous ces changements a été donnée officiellement à plusieurs reprises : il s’agit d’intégrer plus largement les Noirs dans la vie économique et avant tout de renforcer une bourgeoisie noire qui, d’une part consommera une portion croissante des produits fabriqués dans les usines nationales, d’autre part « luttera aux côtés des Blancs contre les forces de destruction marxiste menaçant l’Afrique du Sud » 527 ».’

Conscient qu’une radicalisation de la contestation de la population noire ne pourra mener le pays qu’à sa perte, le gouvernement de Botha prend bien conscience que l’adaptation est obligatoire et qu’il est devenu inévitable d’intégrer une classe noire dans le développement économique du pays. Il n’est cependant pas question d’accorder des droits politiques aux Noirs, ni d’abandonner les principes fondamentaux de l’apartheid territorial :

‘« Il n’est nullement question d’abandonner les principes du développement (=apartheid) mais de les reformuler pour les adapter à la situation actuelle […]. Même si l’apartheid a embelli son manteau pour le mettre au goût du jour, la doctrine a toujours pour objectif premier la conservation du pouvoir politique et économique par les Blancs, dans un pays où les Noirs représentent 71% de la population 528  ».’

Marianne Cornevin fait également référence au concept de « stratégie totale » (« Total National Security) élaboré par les nationalistes et finalisé en 1977. En effet, ce concept a été créé en 1972 dans les milieux de l’armée et du ministère de la Défense. Il induit l’idée de la nécessité d’une action armée dans les domaines économiques, politiques et sociaux529. Ce programme devient la pierre angulaire du programme politique de Vorster à partir de 1978. La suprématie blanche se trouve donc renforcée « grâce à sa police et au système de répression préventive, à son armée… 530  ».

Cet arsenal défensif vise toujours au même but, celui de se protéger d’un assaut généralisé venant de l’extérieur et qui viendra de mouvances proches du marxisme531. C’est bien ce que met en évidence Daisy de Luze dans La Croix, précisant que la préservation du laager a également comme fonction la construction d’un rempart psychologique et mental :

‘« Ce complexe de « laager » assiégé est exacerbé par la présence aux frontières de l’Afrique du Sud de pays socialistes comme le Mozambique et l’Angola, de même que le Zimbabwe indépendant et multiracial […]. Il y a aussi l’impression démoralisante de n’être ni aimé, ni compris par la communauté internationale mais jugé par elle, ce qui a pour conséquence une certaine apathie […] 532  ».’

Menacé par les nouvelles puissances voisines et par une communauté internationale portant, depuis Soweto, un regard ulcéré sur le système d’apartheid, il est clair que pour les observateurs français, les réformes engagées par Botha ont comme but principal de donner un aspect plus présentable au régime d’apartheid. Daisy De Luze estime que ces changements sont urgents et se doivent d’être profonds :

‘« Conserver le statu quo, s’enfermer dans un laager, décevoir les derniers pacifiques, ne peut manquer de déclencher l’explosion dont tous souffriront, certes, mais dont les Blancs seront de toute évidence les grands perdants […]. Il n’est plus temps de « s’arranger » avec les populations noires, métisses ou indiennes, mais d’entamer avec elles un processus d’égalité et de justice 533  ».’

En mars 1983, l’organisation par les Nations-Unies d’une semaine pour l’élimination de la ségrégation raciale donne l’occasion à Julia Ficatier de consacrer un long dossier à l’Afrique du Sud534. La journaliste aborde autant la question de la ségrégation au quotidien que celle des bantoustans considérés comme des « états-croupion 535  ». Plusieurs photos témoignent de la réalité de l’apartheid au quotidien : port obligatoire du Pass, lieux publics séparés… C’est ainsi encore une fois une représentation de l’apartheid « mesquin » que le lecteur français tendra à retenir.

Photo 7 : Deux exemples de la réalité quotidienne de l’apartheid : à gauche, un Sud-Africain tenant un
Photo 7 : Deux exemples de la réalité quotidienne de l’apartheid : à gauche, un Sud-Africain tenant un Pass ; à droite un panneau interdisant l’accès de la plage (et à ses équipements) aux non-Blancs.

Source : La Croix, 27-28 mars 1983.

Notes
523.

Pieter W. Botha fut premier ministre de 1978 à 1984. En 1984, il devient premier ministre et le restera jusqu’en 1989.

524.

Député en 1953, membre du cabinet de Hendrik Verwoerd puis ministre de la défense en 1966, il fut nommé premier ministre après la démission de John Vorster en 1978.

525.

John Baltazar Vorster fut ministre de l’éducation en 1958 puis ministre de la justice en 1961. Premier ministre de 1966 à 1978, il démissionna à la suite du scandale du Muldergate.

526.

M.CORNEVIN, « Une remise à neuf de l’apartheid » (1977), op.cit., p. 10.

527.

Ibid.

528.

Ibid.

529.

C’est Magnus Malan, chef d’Etat de l’armée, qui fut l’initiateur du National Security Management System, important complexe militaro-industriel rassemblant les institutions étatiques impliquées dans le processus de défense (South Africain Defense Force, South Africain Police, services secrets), les industries d’armement, les grandes entreprises industrielles, les transports, les médias… Le State Security Council constituait l’organe essentiel du NSMS. En septembre 1977, Magnus Malan déclara que le pays était confronté à une « guerre totale ».

530.

Ibid.

531.

Après que le président blanc Ian Smith ait fini par accepter le principe d’un transfert de pouvoir et l’organisation d’élections libres (1979), Robert Mugabe devint le premier président du Zimbabwe (ancienne Rhodésie du Sud) en 1980 et instaura un Etat d’inspiration marxiste.

532.

Daisy DE LUZE, « Vote en Afrique du Sud : un statu quo explosif », Réforme, 9 mai 1981, p. 3. L’article réagit aux résultats des élections législatives et à l’émergence d’une radicalisation à l’aile droite du Parti national incarnée par le Dr Treurnicht (parti conservateur).

533.

Ibid.

534.

Julia FICATIER, « Apartheid : le désespoir de 25 millions de Noirs », La Croix, 27-28 mars 1983, 1ère page et p. 6 à 8.

535.

Ibid.