7-3 Vers une nouvelle contestation générale du système d’apartheid

Après les élections, alors qu’éclatent dans le pays des émeutes violentes, plusieurs observateurs français laissent apparaître leurs craintes de voir apparaître un nouveau Soweto :

‘« Les journaux racontent les scènes d’émeutes (causées, en partie, par la hausse des loyers), les meurtres, le pillage, les incendies, les écoliers en grève pourchassés à coup de fouet par la police547 ».’

Ce sont encore une fois les lycéens et étudiants qui prennent en main la contestation, réclamant notamment un système d’éducation unique et non racial. Mais ces contestations, s’exprimant au lendemain des élections législatives, témoignent surtout d’une contestation profonde du système548 :

‘« Les gens n’acceptent plus les « réformes » qui ne sont considérées que comme de la « pommade » (cosmetic), tant que tout un peuple ne sera pas admis à participer à la prise des décisions concernant sa propre existence 549  ».’

Signe que la contestation est réelle, Daisy De Luze parle de l’échec des élections et de l’important taux d’abstention, obtenu grâce à l’importante campagne menée par l’UDF.

Le 17 octobre 1984, Dominique Quinio dresse un nouveau bilan des émeutes dans La Croix 550  : 75 morts, 200 blessés, 2000 arrestations. Il est certain que les médias sont d’autant plus sensibilisés par la question de l’apartheid à cette époque, alors que Desmond Tutu vient de recevoir le prix Nobel de la paix (16 octobre). La résonance politique est donc évidente et entraîne une nouvelle lecture des aspects profonds du système comme celui des bantoustans. C’est le cas encore une fois dans La Croix, journal dans lequel Julie Ficatier parle de nouveau des bantoustans, quelques jours après l’article de Noël Darbroz paru le 24 août. Pour elle, la politique des homelands est un réel échec : populations rurales continuant d’affluer dans les villes, sécheresse, absence d’industrie… Les conséquences sont bien sûr sociales et sanitaires puisque d’après Julie Ficatier, le taux de mortalité infantile dans les bantoustans serait de près de 90%. La situation devient également difficile dans les villes qui ne parviennent pas à répondre à l’arrivée massive de populations :

‘« C’est principalement du Ciskei et du Transkei voisin que viennent des dizaines de milliers de squatters installés à l’orée du Cap […]. Rassemblés dans 4 camps, on y trouve près de 80 000 noirs en situation « illégale » car ne possédant pas le « Pass », permis les autorisant à séjourner plus de 72 heures dans une zone blanche 551  ».’

Alors que Pieter Botha « joue avec l’apartheid mesquin 552  », il est évident, pour les observateurs français, que le projet d’apartheid territorial demeure et tend même à se radicaliser. Cet écart entre un « apartheid mesquin » disparaissant et un « grand apartheid » se renforçant, apparaîtra encore plus nettement en août 1985 alors que la communauté internationale s’attend à un assouplissement du système. Seule arme à portée de main de la population noire, les émeutes vont se renforcer durant l’été 1985 et susciter l’horreur chez les observateurs chrétiens français.

Le ton des observateurs chrétiens, déjà grave à la fin de l’année 1984, devient profondément alarmiste à l’été 1985. Noël Copin dans son éditorial au sous titre dramatique (« Trop tard ») de La Croix, parle d’une « spirale de la répression » qui semble laisser 2 issues au gouvernement :

‘« Etre balayé par la montée de la colère ou bien intensifier une répression qui, étant de plus en plus sanglante, exaspère encore la colère et ne fait que retarder l’explosion 553  ».’

La crise est profonde et encore une fois, il parait clair que les émeutes répondent bien à une contestation profonde de l’apartheid. La seule solution possible passe par une réelle prise de conscience du drame qui est en train de se jouer en Afrique du Sud. Cette prise de conscience doit être nationale et internationale :

‘« C’est la politique d’apartheid qui est à la base de tout. Ce sont les atteintes élémentaires aux droits de l’homme, le mépris de l’autre qu’il fallait et qu’il faut partout et clairement condamner. C’est la racine même du mal554 ».’

Le climat de répression, l’omniprésence de l’armée, l’effrayante mise en pratique de l’idée de « guerre totale » développée par le ministre de la Défense Magnus Malan, font la Une des journaux. Alors que l’état d’urgence est promulgué une première fois en juillet 1985555, La Croix rend compte pratiquement tous les jours de l’évolution de la situation à l’intérieur du pays et du « réveil » de la communauté internationale. Ainsi, le 23 juillet556, J. Ficatier rapporte l’agitation grandissante dans les townships, les manifestations pour la reconnaissance de droits civiques, l’amélioration des conditions de vie… Et puis il y a cette scène racontée par la journaliste, celle d’une femme à terre, tuée à coup de bâtons puis brûlée… Cette scène, diffusée par toutes les télévisions du monde, est loin d’être anodine. La femme noire n’a pas été tuée par la police mais a été la victime d’un règlement de compte interne à la communauté noire557. Alors que la propagande envahit la presse et les médias, il est évident que cette scène, diffusée internationalement a eu pour but volontaire de convaincre que les émeutes résultaient aussi de conflits internes à la communauté noire.

Un jour plus tard, un article rapporte les obsèques de 15 victimes dans la cité de Kwathena près de Johannesburg : la police tire sur la foule faisant 8 morts. Les 700 personnes arrêtées ce jour là donne l’occasion au journaliste de La Croix de rappeler les superpouvoirs de la police durant l’état d’urgence :

‘« Arrêter sans mandat, usage de la force, fouilles, couvre-feu […]. Toutes ces mesures sont assorties d’une clause qui interdit toute procédure judiciaire contre l’agent pour les actions commises aux termes de l’état d’urgence 558  ».’

Alors que la communauté internationale avait déjà réagi en condamnant la Constitution de Pieter Botha, une nouvelle prise de conscience apparaît à la fin du mois de juillet. La France réclame la réunion du Conseil de sécurité et la mise en place d’une résolution demandant l’adoption de sanctions économiques559. Symboliquement, la France rappelle son ambassadeur, marquant ainsi son désaccord avec la politique menée par le régime de Pretoria.

Notes
547.

Daisy DE LUZE, « L’apartheid en Afrique du Sud : « c’en est assez ! » crie tout un peuple », Réforme, 15 septembre 1984, p. 3.

548.

Au début du mois de septembre, des soulèvements organisés par l’UDF éclatent dans les ghettos noirs de la région du Rand. Provoquée par une hausse des loyers dans les townships, l’explosion se généralise et dégénère en une révolte de la jeunesse noire.

549.

Ibid.

550.

« Le Nobel de la paix à Desmond Tutu », La Croix, 17 octobre 1984, p. 9.

551.

Julie FICATIER, « La bataille contre les bantoustans », La Croix, 18 octobre 1984, p. 3.

552.

Julie FICATIER, « La fatalité et la violence », La Croix, 18 octobre 1984, p3.

553.

Noël Copin, « Violence sur l’Afrique du Sud », La Croix, 23 juillet 1985, 1ère page (éditorial).

554.

Ibid.

555.

Un premier état d’urgence est en effet promulgué en juillet 1985, induisant un renforcement de la répression dans les quartiers noirs et les pleins pouvoirs donnés à la police. L’état d’urgence sera levé en mars 1986 pour être ensuite rétabli en juin de la même année.

556.

Julie FICATIER, « la colère va grandir », La Croix, 23 juillet 1985, p. 4.

557.

Au moment de la généralisation des violences dans les quartiers noirs du pays, des violences et meurtres s’exercèrent au sein de la communauté noire (meurtres de policiers noirs, d’informateurs, immolations par le feu selon le supplice du pneu enflammé).

558.

« Huit nouvelles victimes noires sud-africaines », La Croix, 25 juillet 1985, p. 4.

559.

Julia FICATIER, « Les sanctions économiques annoncées par Laurent Fabius contre l’Afrique du Sud : le conseil de sécurité réuni à la demande de la France », La Croix, 26 juillet 1985, p. 4.

La France réclamait la suspension de tout nouvel investissement , l’interdiction de l’importation de pièces d’or, la suspension des prêts garantis à l’exportation, l’interdiction de tous nouveaux contrats dans le nucléaire et l’interdiction de vente de matériel informatique pouvant être utilisé par la police ou l’armée.

La Résolution 569 impliquant l’imposition des sanctions et réclamant la libération des prisonniers politiques fut adoptée le 26 juillet 1985, votée à 13 voix contre 2 abstentions (Etats-Unis et Grande-Bretagne) mais le veto fut prononcé avec l’argument « Mesure inopérante et dont les Noirs seraient eux-mêmes les premières victimes » in Y. PITETTE, « La France entraîne le Conseil de sécurité : l’Afrique du Sud au piquet », La Croix, 28-29 juillet 1985, 1ère page.