7-4 L’oscillation du gouvernement

Si la fin de l’année 1984 et l’été 1985 sont des périodes d’intense répression et apparaissent bien en tant que telles dans la presse chrétienne française, les années 80 sont aussi celles de l’oscillation entre annonces de réformes et discours radicaux. Les thèmes déjà rencontrés dans la presse lors de l’arrivée au pouvoir de Pieter Botha (suppression de l’apartheid mesquin) réapparaissent au milieu des années 80. Ces oscillations sont relevées dans un article de Réforme du 27 avril 1985 au titre évocateur de « Afrique du Sud : un pas en avant, un pas en arrière 560  ». L’article fait suite à une annonce du gouvernement561, « se déclarant prêt à abolir, dans un délai de quelques mois, les lois interdisant les mariages interraciaux ». M. Cornevin n’est cependant pas dupe du but d’une telle annonce :

‘« Que conclure, sinon, que l’annonce du 15 avril semblant relever de la politique intérieure est en fait une opération de politique extérieure destinée à séduire l’opinion internationale, et avant tout l’opinion américaine qui manifeste depuis le début de l’année un net revirement et recommande de plus en plus clairement des sanctions économiques comme étant le seul moyen d’obtenir le démantèlement de l’apartheid  562 ».’

Donner une meilleure image de l’apartheid à l’extérieur et éviter une exclusion du pays de la communauté internationale, c’est bien l’enjeu du gouvernement. Si les mariages mixtes sont légalisés, la politique des bantoustans restera, et cette légalisation « n’apportera aucune amélioration à leur situation d’étranger dans leur propre pays 563  ».

En février 1985, un article de La Croix 564 rapporte une proposition du gouvernement, celle de libérer Nelson Mandela, à condition qu’il s’engage dans la non-violence et qu’il retourne au Transkei.

Les quelques annonces de réformes ont donc pu laisser espérer chez les observateurs une détente dans le régime. C’est le cas en août 1985, quelques jours avant le discours de Pieter Botha prévu pour le 15 août :

‘« Et le discours que doit prononcer à Durban, le 15 août, le président Botha pourrait constituer un tournant. Diverses rumeurs font état d’un train de mesure dont la moindre serait d’accorder rapidement aux Noirs « urbains » des droits politiques semblables à ceux accordés aux 2 millions et demi de Métis et aux 800 000 Asiatiques 565  ».’

Deux jours plus tard, Noël Darbroz parle d’un « discours décevant 566  » et laisse poindre son pessimisme sur l’avenir du pays : non seulement l’apartheid est maintenu mais il est renforcé dans ses piliers, le discours étant d’après lui une « réaffirmation outrageante du bien-fondé de l’apartheid » :

‘« Le pouvoir minoritaire blanc contraint les Noirs à la violence. C’est leur seul recours pour obtenir justice. Le président Botha crée lui-même le chaos qu’il prétend dénoncer si les Noirs devaient arriver au pouvoir […]. Les Blancs se drapent, inquiets, dans leur attitude intransigeante. L’émeute est quotidienne dans les villes noires depuis septembre. Et aucune réponse n’a été donnée à l’attente des noirs 567  ».’

Noël Darbroz retient qu’aucune concession politique n’est fait aux Noirs et que la politique des bantoustans demeure.

Le 15 août 1985, Pieter Botha prononce un discours devant la branche du Natal du Parti national. Bien qu’annoncé comme le « discours du Rubicon » (alors que des officiels avaient laissé entendre qu’il laisserait apparaître quelques signes de détente), Pieter Botha écarta bien toute perspective d’accession des Noirs à l’égalité politique, ne faisant aucune référence à un démantèlement du grand apartheid et à l’abrogation de l’influx control (limitation des populations noires dans les villes). Les quelques réformes de « surface », proposées à grand renfort de communiqués de presse, ne suffirent donc pas tout à fait à anesthésier les observateurs à l’intérieur du pays comme à l’extérieur (Noël Darbroz parle par exemple du projet de révision du système du Pass 568 , ce dernier étant devenu trop coûteux. Il sera remplacé par une simple carte d’identité). Il apparaît donc clair que la véritable intention du gouvernement est bien de sauver le système en en édulcorant ses aspects les plus visibles.

Le même constat est fait dans Réforme : Anne-Marie Goguel s’étonne de voir se renforcer les structures profondes de l’apartheid alors que Pieter Botha lors de son arrivée au pouvoir avait annoncé la nécessité de « s’adapter ou mourir » (Adapt or die !) :

‘« L’ironie tragique de la situation, c’est que les « réformes » qu’il leur a proposées sont venues trop tard, et surtout, qu’elles sont restées trop limitées : autoriser les mariages « inter-raciaux », accorder aux « Métis » et aux « Indiens » le droit d’élire deux parlements « séparés » - douteux privilège dont la majorité des électeurs issus de ces communautés ont refusé de se prévaloir – c’est déclencher la colère des jeunes Africains des zones urbaines, victimes du chômage et de la hausse du coût de la vie, et maintenue à l’écart de toutes perspectives de participation au pouvoir politique et social 569  ».’

« De qui se moque t-il ? » : Bertrand de Luze dans les Actualités Religieuses dans le Monde critique encore les prétendues réformes de Botha en précisant bien que « si les choses tendent à s’améliorer, ce n’est que sur l’accessoire » et que la Constitution « pétrifie l’apartheid pour en faire un bloc intouchable 570  ». Cet article répercute une aggravation de la situation en Afrique du Sud après une nouvelle promulgation de l’état d’urgence (juin 1986).

En juin 1986571, le traumatisme laissé par les émeutes de Soweto 10 ans plus tôt laisse craindre au gouvernement une nouvelle explosion de violence. Quelques jours avant le 16 juin, date de commémoration, Pieter Botha promulgue une nouvelle fois l’état d’urgence pour une durée illimitée, reconnaissant par là « qu’il ne domine plus la situation explosive que l’apartheid fait régner 572  ». Cette décision aussi qualifiée « d’acte de dépit 573  » conduit à l’arrestation le 12 juin de 200 responsables syndicaux, politiques, religieux et étudiants.

Fides rend également compte de cette nouvelle vague répressive en mettant l’accent sur les arrestations de plusieurs prêtres et missionnaires (dont le Père blanc irlandais Sean O’Leary et le Père Théo Kneifel des OMI allemands) militants pacifistes de la lutte contre l’apartheid :

‘« Et l’on parle encore d’autres membres du clergé, des Blancs et des Noirs, qui ont été arrêtés dans le cadre d’une répression massive opérée contre les Communautés, les militants et les ecclésiastiques favorables aux changements pacifiques dans le système de l’apartheid en vigueur en Afrique du Sud  574 ».’

Ces mesures ne parviennent cependant pas à empêcher la grève massive du 16 juin qui fait des grandes villes du pays, des villes mortes. La répression fera cependant au moins 41 morts575 et plus de 2000 arrestations. Le journaliste de La Croix Yves Pitette est, quant à lui, particulièrement inquiet de constater que l’état d’urgence touche également l’information : présence des journalistes interdite dans les quartiers, omniprésence de l’armée… Ces mesures conduisent le journaliste à se demander « ce qui se passe vraiment à Soweto 576  ». Une photo accompagnant l’article témoigne du déploiement des forces de police dans les townships du pays.

Photo 8 : Déploiement de forces de police dans le township de Crossroads près du Cap.
Photo 8 : Déploiement de forces de police dans le township de Crossroads près du Cap.

Source : La Croix, 17 juin 1986.

Le 18 juin, un nouvel article rapporte que des journalistes se sont rendus clandestinement à Soweto et qu’ils y ont remarqué un calme certain et des enfants jouant dans la rue577...

Alors que la question sud-africaine n’occupe les lignes des journaux que par les émeutes et les mesures répressives du gouvernement, Réforme consacre, en mai 1987, un article aux élections organisées le même mois578. Ariane Bonzon y signale une inquiétante montée en puissance de partis extrémistes et notamment du parti conservateur formé en 1982 à la suite d’une scission au sein du Parti national :

‘« Dès lors, la montée de cet extrême, déjà sensible depuis deux ans, ne peut que réduire le champ d’action de M. Botha 579  ».’

Cette radicalisation de l’électorat blanc entraîne des questionnements et une incompréhension qui peut se résumer par la question suivante : comment peut-on encore exclure les populations noires du suffrage ? L’apartheid devient en 1987 plus que jamais un anachronisme, un archaïsme…

Se rendant en Afrique du Sud dans le cadre d’un voyage organisé par l’organisme œcuménique CLEO à la fin de l’année 1987580, le pasteur français Pierre Couprie livre son ressenti après le voyage :

‘« On ne voit plus l’apartheid ! […] L’impression du visiteur est positive et il peut accepter sans peine et répercuter la propagande gouvernementale qui proclame que l’apartheid n’existe plus […]. Il y a des apparences, et peut-être des promesses de changement, mais en profondeur se poursuit une lutte implacable et sans merci dont l’état d’urgence tel qu’il est appliqué dans les townships est l’expression 581  ».’

La clairvoyance du pasteur Couprie lui permet de comprendre, comme la plupart des observateurs chrétiens, que l’essence même du système n’est pas touchée par les prétendues réformes de Botha. L’Afrique du Sud parvient même à se faire une nouvelle image de marque aux yeux du visiteur étranger qui, ne se rendant généralement pas dans les townships, ne se rendra certainement pas compte des effets réels de l’état d’urgence.

L’année 1988 commence avec une nouvelle campagne de répression qui s’abat sur 17 organismes d’opposition parmi lesquels le Front Démocratique Uni (UDF) et l’organisation du peuple d’Azanie (AZAPO). Si l’existence de ces organisations n’est pas remise en cause, leur marche d’action est sérieusement réduite :

‘« Interdiction leur est faite d’agir en faveur de la libération d’un prisonnier, d’inciter au boycott des élections locales, d’organiser la commémoration d’une journée-martyr 582 ou d’inciter l’opinion internationale à procéder à des sanctions économiques 583  ».’

Ce coup d’arrêt donné à plusieurs organismes anti-apartheid est une action caractéristique du programme de « stratégie totale » impulsé par Pieter Botha. Afin de se défendre d’un « assaut » extérieur, il est obligatoire de bâillonner tous mouvements contestataires. Si le gouvernement porte ses efforts sur les mouvements de résistance intérieurs, il s’attache à éliminer toutes personnes, leaders ou soutiens anti-apartheid à l’extérieur.

Notes
560.

Marianne CORNEVIN, « Afrique du Sud : un pas en avant, un pas en arrière », La Croix, 27 avril 1985, p. 3-4.

561.

Au début de l’année 1985, le président Botha annonça l’abolition des lois sur l’immoralité qui interdisaient les relations sexuelles et les mariages interraciaux. La ségrégation territoriale était cependant maintenue… Si cette annonce laissa les populations non-blanches indifférentes, il n’en fut pas de même dans la frange la plus radicale du Parti national. Le gouvernement proposa également l’abrogation de certaines dispositions du Reservation Amenities Act assouplissant ainsi la ségrégation dans les lieux publics.

562.

Ibid.

563.

Ibid.

564.

Noël DARBROZ, « Nelson Mandela, le héros de l’anti-apartheid », La Croix, 15-16 août 1985, dernière page.

565.

Noël DARBROZ, « Les émeutes en Afrique du Sud. Apartheid ; l’hallali », La Croix, 13 août 1985, 1ère page.

566.

Noël DARBROZ, « Apartheid : Botha se cramponne », La Croix, 17 août 1985, p. 1 et p. 5.

567.

Ibid.

568.

Ibid.

569.

Anne-Marie GOGUEL, « Au-delà de la violence, le « saut de la foi » », Réforme, 17-24 août 1985, p. 4.

570.

Bertrand DE LUZE, « En Afrique du Sud, les Chrétiens n’ont plus le choix », op.cit.

571.

Devant la gravité de la situation en Afrique du Sud, une conférence organisée par les Nations-Unies s’ouvrit à Paris le 16 juin 1986 afin de parler d’éventuelles mesures à porter contre le régime de Pretoria. La conférence mit en valeur la division de l’Occident sur la question des sanctions économiques : les pays scandinaves furent les seuls présents à prôner des sanctions totales. La France, les Pays-Bas et le Portugal adoptèrent le statut d’observateurs tandis que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la RFA boudèrent la conférence. Voir Yves PITETTE, « Pretoria instaure la censure… », op.cit., p. 1.

572.

Noël DARBROZ, « Soweto, 10 ans après », La Croix, 14 juin 1986, p. 2.

573.

Ibid.

574.

« Dans le climat de tension, arrestation de prêtres et de missionnaires », Fides, n°3444, 12 juillet 1986, NF358.

575.

« L’ordre régnait à Soweto », La Croix, 18 juin 1986, p. 4.

576.

Yves PITETTE, « Prétoria instaure la censure préalable sur l’information : black out sur Soweto », La Croix, 17 juin 1986, p. 1.

577.

« L’ordre régnait à Soweto », op.cit., p. 4.

578.

Pieter Botha, afin de limiter la percée de l’extrême droite, avait convoqué des élections anticipées. Lors des élections, les suffrages du Parti national passèrent de 56% en 1981 à 52%. Le Parti conservateur, dirigé par l’ancien pasteur A. Teurnicht, devint le premier parti d’opposition.

579.

Ariane BONZON, « Elections en Afrique du Sud… », op.cit.

580.

L’association œcuménique Cleo (Culture Loisir Œcuménisme) basé à Lyon organise des voyages de groupes réunissant des groupes chrétiens.

581.

Pierre COUPRIE, « Est-ce la fin de l’apartheid en Afrique du Sud ? », Journal des missions évangéliques, n°2 (163ème année), avril-juin 1988, p. 59-64.

582.

Le gouvernement de Botha craignait sans doute un regain de contestation lors de la commémoration des émeutes de Soweto qui avaient eu lieu 10 ans plus tôt (16 juin 1976).

583.

A. BONZON, « Gandhi ou Malcom X ? », Réforme, 5 mars 1988, p. 4.