7-7 Mandela libéré 602 , les inquiétudes demeurent

La libération de Nelson Mandela est loin d’apaiser les in,quiétudes des observateurs de la presse chrétienne. Si cette libération est bien perçue comme un moment historique et comme la volonté nette du gouvernement de Pretoria de reconnaître que l’apartheid a fait son temps, des questionnements demeurent sur l’avenir politique du pays. Un jour avant la libération de Nelson Mandela, Ariane Bonzon tente d’imaginer quelle pourra être la suite des événements alors que les mouvements d’opposition en exil ou bannis pourront prendre les rênes du pouvoir :

‘« La partie qui se joue ces jours-ci entre Mandela et F.W. De Klerk est sans doute la dernière scène du premier acte […]. Une fois Mandela libéré, préparer un climat propice aux négociations sera l’objet du second acte […]. On ne saurait dès lors anticiper trop vite le troisième acte, celui qui réunira les différentes parties autour de la table des négociations603 ».’

La libération de Mandela et son retour à Soweto font l’objet de nombreux articles de La Croix. Si cette libération est un signe heureux, Julia Ficatier, dans son article du 13 février, relate quelques points noirs qui ont entaché la fête : 2 morts et plusieurs blessés victimes de la répression, des jeunes écoutant le discours de Mandela et « déçus du ton monocorde de leur « chef »  604  :

‘« Mandela, quant à lui, est attendu au tournant par les radicaux noirs : dimanche soir, lors de son premier discours au Cap, il s’est fait siffler pour ses compliments à l’égard du président sud-africain. Il s’est encore fait siffler, un peu plus tard pour avoir répété la fameuse phrase qui lui valut, lors de son procès à Rivonia en 1964, la condamnation à perpétuité : « toute ma vie j’ai combattu la domination blanche, mais j’ai aussi combattu la domination noire». C’est un chemin difficile que l’homme blanc et l’homme noir ont à faire ensemble, et aussi l’un contre l’autre. Avec, cependant, un objectif qui leur tient à cœur : éviter à tout prix le bain de sang 605  ».’

Ces quelques incidents laissent penser que les négociations vont être difficiles. Différents courants d’opposition plus radicaux sont nés, notamment dans les années 60 et 70 (PAC, Black Consciousness), mouvements qui ont une vision nettement moins « chartiste » que celle prônée par l’ANC des années 50 à laquelle se réfère Nelson Mandela. La place prépondérante que s’apprête à prendre Nelson Mandela au cœur des négociations provoque donc des remous au sein de la direction en exil (en Zambie) de l’ANC. Les relations sont tout aussi laborieuses, « avec le PAC, composé de dissidents, avec le Front démocratique, qui jouit d’une certaine autonomie, ainsi qu’avec le Parti communiste, qui n’est pas un allié sûr 606  ».

Il est donc clair que l’Afrique du Sud vit une mutation importante qui risque d’être « longue et douloureuse 607  », alors que depuis la libération de Nelson Mandela le 11 février, le pays a connu de nombreux troubles, notamment au Natal608.

Au mois de mars, la question des négociations inquiète encore les observateurs. S’il semble difficile de convenir de ceux qui pourront les mener, il est encore plus difficile d’imaginer comment l’Afrique du Sud va pouvoir se relever de tant d’années d’apartheid. Les attentes des Noirs sont énormes et l’impatience risque de faire sombrer le pays :

‘« La construction de l’Afrique du Sud « post-apartheid » passe par des négociations que le président De Klerk a proposé d’ouvrir et dont Nelson Mandela a accepté le principe… Quelles négociations ? Entre qui et qui ? Avec quel ordre du jour ? […] Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, la restructuration de l’Afrique du Sud ressemble bien à une gageure 609  ».’

Les observateurs chrétiens français perçoivent déjà très bien l’enjeu auquel va être confrontée l’Afrique du Sud. Les articles consacrés à l’événement laissent finalement peu de place à la joie et laissent plutôt apparaître des inquiétudes et la constatation que la question sud-africaine est une « illustration » d’un problème existant à l’échelle du monde, celui des relations entre les différents groupes qui composent une société :

‘« Il s’agit de faire coexister pacifiquement, et si possible harmonieusement, des populations d’origine, de culture, de niveau économique très différents 610  ».’

La prise de conscience du problème sud-africain et des conséquences du système d’apartheid sur les populations non-blanches s’élabora au fur et à mesure d’événements majeurs, la plupart dramatiques : alors qu’une réelle réflexion sur le système s’élabore à partir des événements de Sharpeville en 1960, les émeutes de Soweto marquent un réel tournant dans l’intérêt porté par les observateurs chrétiens sur la question sud-africaine. L’idée que « plus rien ne sera comme avant » apparaît en filigrane dans la plupart des articles qui ne cesseront de rappeler le nombre de victimes, la violence policière à l’égard d’enfants et d’adolescents. Les émeutes de Soweto occupent alors une place importante sur la scène médiatique internationale qui diffuse photos et reportages sur les émeutes et la répression qui s’ensuit. La question sud-africaine devient un sujet récurrent, prenant ainsi une nouvelle réalité, plus concrète et plus visuelle. L’intérêt de la presse chrétienne à cette époque sera le reflet d’une même prise de conscience chez les médias généralistes : dans les années 70, le drame sud-africain apparaît dans les journaux télévisés, les images de répression suscitant l’effroi…

Tous les observateurs chrétiens sont unanimes pour condamner en bloc le système d’apartheid et ses effets sur la population noire. Les observateurs français étant déja sensibilisés par le drame de Soweto, la mort de Steve Biko en septembre 1977 focalise une nouvelle fois l’intention. Le militant noir devient une icône, un martyr bien que ses idées soient finalement assez peu répercutées dans la presse chrétienne française. La répression policière semble alors n’avoir aucune limite et le regard porté sur la situation sud-africaine dans les années 80 sera un regard désespéré, conscient que les quelques réformes proposées par le gouvernement à partir de la fin des années 70 ne sont que des pommades sur un corps moribond. L’espoir renaît, prudent, à la fin de la décennie. Même lors de la libération de Mandela le 11 février 1990, tous saluent le geste du gouvernement mais tous restent aussi conscients que la route sera longue…

L’histoire sud-africaine est une histoire d’hommes et le système d’apartheid est perçu comme l’incarnation d’une énorme « machine » broyant la dignité humaine et les libertés fondamentales. Face à un tel système, les observateurs chrétiens ont affirmé leur volonté d’informer, réagir, dénoncer…

Notes
602.

Icône « bâillonnée » de la lutte anti-apartheid, la compréhension du parcours de Nelson Mandela sera étudiée dans le chapitre suivant.

603.

Ariane BONZON, « Une libération à épisodes », Réforme, n°2339, 10 février 1990, p. 3.

604.

Julia FICATIER, « Retrouvailles au Cap », La Croix, 13 février 1990, p. 2.

605.

Ibid.

606.

Paul VIALLANEIX, « Mandela out » (Editorial), Réforme, 17 février 1990, 1ère page.

607.

Ariane BONZON, « Après la libération de Mandela : une mutation longue et douloureuse », Réforme, 24 février 1990, p. 12.

608.

Dans les années 80, dans la province du Kwazulu Natal, des conflits meurtriers opposèrent des sympathisants zoulous membres de l’Inkatha (organisme « culturel »de Mangosu Gatsha BUTHELEZI qui promeut une identité zulu de style néo-traditionaliste. BUTHELEZI, à la tête du bantoustan du Kwazulu fut considéré par la jeunesse radicale comme un « collaborateur » du régime blanc) et les membres de du Font Démocratique Uni (UNI) et de l’ANC. Le conflit dégénèra en 1990 lorsque l’Inkatha se transforma en parti politique à vocation nationale, l’Inkatha Freedom Party (IFP). Les conflits s’étendirent à la région du Witwatersrand où les migrants des hostels (baraquements) s’affrontèrent aux jeunes radicaux des townships membres de l’ANC. Ces conflits firent dans les années 90 entre 10 000 et 20 000 morts.

Sur cette période, voir A. SITAS, « The new tribalism. Hostels and Violence », Journal of Southern African Studies, 22 (2), 1996, p. 235-248.

609.

Gérard ELDIN, « Négociations sur un volcan », Réforme, n°2345,24 mars 1990, p. 4.

610.

Pierre BOYER, « le Cap de bonne espérance », Le Christianisme au XXème siècle », n°246, 17 février 1990, p. 7.