1-2 1952 : la prudence de la première lettre pastorale

Des initiatives personnelles catholiques apparaissent quelques années avant l’arrivée au pouvoir du Parti national613 mais ne sont pas répercutées dans la presse chrétienne française. Il faudra attendre 1952 (à l’occasion du tricentenaire de l’arrivée des blancs au Cap) pour qu’un écho soit fait de la position (collective) de l’Eglise catholique vis-à-vis de l’apartheid, alors que parait la première lettre pastorale des évêques réunis au sein de la Conférence épiscopale présidée par Mgr Hurley (alors archevêque de Durban).

Si la lettre est intégralement reproduite dans La documentation catholique sous le titre « La hiérarchie catholique de l’Afrique du Sud rappelle les principes chrétiens qui commandent la solution du problème racial 614  », peu nombreux seront les journaux français à y faire référence.

La revue Les Actualités Religieuses dans le Monde, dans son dossier d’avril 1953, rapporte dans un encadré les principaux points contenus dans la lettre « rédigée en mai 1952, bientôt lue en chaire, et propagée dans tout le pays par les 600 000 catholiques 615  ». Les points de la déclaration relevés et cités dans l’article sont les suivants :

‘« 1- La discrimination raciale est contraire aux droits de la personne humaine. 2- les conditions actuelles gênent sérieusement l’exercice de ces droits fondamentaux […]. 3- La justice demande que l’on permette aux indigènes d’évoluer vers une pleine participation à la vie politique, économique, culturelle de la Nation. 4- De leur côté, les indigènes doivent faire un effort pour s’y préparer 616».’

Les 4 points sont ceux énoncés par les évêques dans la conclusion de la lettre pastorale. Ils laissent également apparaître la prudence qui fut celle des évêques lors de la dénonciation du système 4 années après sa mise en place. Sans rentrer dans le détail des premières lois énoncées, les évêques condamnent un système qui va à l’encontre des droits fondamentaux de l’homme. Les principes énoncés dans la conclusion « doivent gouverner une solution chrétienne du problème racial. La charité et la justice doivent fournir l’élan principal. La prudence doit guider 617  ». Le mot « apartheid » n’est jamais prononcé et les évêques parlent avec euphémisme d’un « problème racial » en Afrique du Sud. Le ton quelque peu paternaliste de la lettre rappelle à plusieurs reprises que si le changement est bien nécessaire, il doit être graduel et méthodique :

‘« Mais le problème est bien plus complexe que cela. Sa complexité vient du fait que la majorité des non-Européens, et spécialement des Africains, n’a pas encore atteint un point de développement qui pourrait justifier leur intégration dans une communauté homogène avec les Européens […]. La prudence est nécessaire pour régulariser le développement des peuples arriérés de façon à leur fournir graduellement les bénéfices d’une plus haute civilisation sans mettre le chaos et la désagrégation dans leur vie sociale  618 ».’

Cette conception de groupes raciaux inégaux et inégalement développés révèle un certain état d’esprit des observateurs catholiques de l’époque. Les évêques sud-africains font preuve des mêmes conceptions et adoptent, vis-à-vis du système, une attitude médiane, critiquant les lois mais se déclarant hostiles à un changement trop radical.

La mention de cette lettre pastorale dans la presse chrétienne française démontre bien que cette amorce d’engagement suscite déjà un début d’intérêt chez les catholiques français.

Avec le sous-titre « Qu’en pensent les catholiques ? », les Actualités Religieuses dans le Monde parlent ainsi dès 1953 de la responsabilité que l’Eglise doit endosser dans le changement :

‘« Aucun parti ne voulant en faire son programme, c’est aux universités, aux missionnaires de le prôner  619 ».’

La lettre pastorale trouve un autre prolongement dans le milieu catholique français. Le dominicain Yves Congar y consacre une longue partie dans son ouvrage l’Eglise catholique devant la question raciale 620 . Yves Congar, rapportant le programme des évêques en matière de changement, explique les raisons d’un tel intérêt pour une lettre pastorale :

‘« Nous avons tenu à résumer ou à citer largement ce remarquable document parce qu’il est un exemple achevé de l’attitude et de l’action de l’Eglise catholique en face de faits et de problèmes raciaux concrets 621  ».’

L’attitude de l’Eglise catholique apparaît donc déjà comme un modèle d’action en matière d’égalité raciale et de respect des droits de l’homme. Cet espoir en une Eglise résistante ne cessera de se confirmer au cours des décennies suivantes alors que l’Afrique du Sud s’enfermera dans son système ségrégationniste.

trois ans plus tard, l’évêque d’Angers Mgr Chapoulie fait référence à la lettre pastorale lors d’une conférence prononcée à Lille sur le thème « l’Eglise et la fraternité des peuples ». Le contenu de la conférence est reproduit dans La documentation catholique. Mgr Chapoulie met ainsi en évidence que, vu le caractère profondément inégalitaire des groupes raciaux présents dans l’Union sud-africaine, le changement ne pourra être rapide. Autrement dit, si l’Eglise accepte bien l’existence de « groupes arriérés » selon les termes utilisés par les signataires de la lettre, « elle n’accepte à leur égard ni mépris ni outrage, car toutes les inégalités que l’on peut constater sur le plan humain ne font disparaître à ses yeux cette vérité fondamentale qui domine tout : tous les hommes sont les créatures et les enfants de Dieu 622  ». Le niveau de développement suffisant pour permettre aux populations noires d’accéder à des droits politiques devra être obtenu non pas grâce à l’aide des Blancs, mais « assumée par l’élite indigène, par tous ceux des indigènes qui ont déjà acquis une qualification suffisante du fait de leur culture dans l’ordre politique, social et économique 623».

Aux yeux de Mgr Chapoulie, l’apartheid (le mot n’est pas prononcé) semble être un système transitoire et l’évêque d’Angers ne semble pas être conscient de la réalité concrète du système qui rend difficile aux populations noires l’accès à l’enseignement capable de leur apporter des envies d’émancipation et d’égalité…

Fides reprend également les grandes lignes de la déclaration épiscopale de 1952 au sein d’un long article intitulé « problèmes sociaux et raciaux en Afrique du Sud 624  », présentant la situation dans le pays et s’attachant bien à rappeler « qu’une discrimination relative est momentanément nécessaire 625  »…

Un article de La Croix reprenant les informations parues dans Fides le 5 juillet 1952 présente ainsi le rôle que doivent jouer les chrétiens dans la solution du problème racial :

‘« Dans la solution du problème racial dont souffre l’Afrique du Sud, la charité chrétienne et la patience chrétienne doivent marcher la main dans la main 626  ».’

Les Informations Catholiques Internationales reviennent brièvement sur la lettre pastorale dans son dossier en 1960, la qualifiant de «  document grave et profond » et louant l’attitude de « courageuse franchise 627  » des évêques.

La lettre pastorale marque bien une volonté, au sein de l’Eglise catholique, d’initier une nouvelle attitude vis-à-vis de l’apartheid, une résistance raisonnable, une nette application des principes de l’Evangile. Si la thématique des droits de l’homme est bien présente, la ligne modérée et conciliante adoptée par les évêques marque sans doute leur volonté de ne pas montrer une attitude trop anti-gouvernementale, craignant sans doute qu’une assimilation soit faite avec une idéologie communiste qui prône la libération du peuple noir…

Notes
613.

En 1939, Mgr F. Henneman, vicaire apostolique du Cap, avait déclaré devant ses évêques que « toute entreprise voulant introduire une législation purement basée sur la race ou la couleur doit être combattue et condamnée comme injuste » in The things that make for Peace. A Report to the Catholic Bishops and the Church in Southern Africa, Rogley Print, Nothmead, 1985, p. 217.

614.

« Lettre pastorale de l’épiscopat sur la question raciale », La documentation catholique, n°1132, 19 octobre 1952, col 1325-1330.

615.

« Afrique du Sud, Kenya, racisme pas mort » (1953), op.cit., p13

616.

Ibid.

617.

La documentation catholique, op.cit., (1952)col 1330.

618.

Ibid., col 1327.

619.

« Afrique du Sud, Kenya, racisme pas mort… » (1953), op.cit., p. 15.

620.

Yves M-J CONGAR : L’Eglise catholique devant la question raciale, Paris, UNESCO, 1953, 63 p. La documentation catholique reproduit un résumé de la partie de l’ouvrage consacrée à l’apartheid : La documentation catholique, op.cit. (1953).

621.

Yves CONGAR, L’Eglise catholique…, op.cit. (1953),p. 46.

622.

Mgr Chapoulie, « L’Eglise et la fraternité des peuples. L’Eglise agent de rapprochement, facteur d’unité entre les nations », La documentation catholique, n°1211, 30 octobre 1955, col 1375.

623.

Ibid.

624.

« Problèmes sociaux et raciaux en Afrique du Sud », Fides, 5 juillet 1952, NF 247.

625.

Ibid.

626.

« Les problèmes sociaux et raciaux en Afrique du Sud sont-ils insolubles ? », op.cit., p. 3.

627.

« En Union sud-africaine : Blancs et Noirs face à face » (1960), op.cit., p. 18.