1-3 1957 : 2ème lettre pastorale dénonçant le caractère « intrinsèquement mauvais de l’apartheid »

La deuxième lettre des 25 évêques sud-africains de juillet 1957, reproduite dans sa totalité dans La documentation catholique 628 , adopte un ton nettement plus clair concernant la condamnation de l’apartheid. Les évêques rappellent le renforcement du système, faisant référence au Bantu Education Act de 1953 (qui a provoqué une crise réelle entre les Eglises missionnaires anglophones et le gouvernement), et le Bantu Laws Amendment Bill de 1957 qui veut ségréger les lieux de culte. Si, en 1952, l’apartheid porte atteinte principalement aux libertés des noirs considérés comme « arriérés », il n’en est plus de même en 1957, les évêques prenant alors conscience que l’apartheid porte atteinte à leurs libertés fondamentales. Les signataires condamnent la volonté du Blanc « de se faire lui-même l’agent de la volonté de Dieu et l’interprète de sa Providence en assignant aux non-Blancs leur rang et en déterminant les limites de leur développement 629  ». Si les évêques dénoncent avec vigueur le « caractère intrinsèquement mauvais de l’apartheid 630  », les Informations Catholiques Internationales, dans un court article, se contentent de rapporter l’accent que la déclaration met sur « le caractère injuste et anti-chrétien de l’apartheid 631  » sans rapporter les déclarations plus engagées lisibles dans la lettre épiscopale632. Il en est de même dans Fides 633 qui se « contente » de résumer la déclaration.

Si l’opposition est plus nette, les évêques conservent le position prudente, parlant de la nécessité d’une évolution progressive, « car aucune autre sorte de changement n’est compatible avec le maintien de l’ordre sans lequel il n’y a ni société, ni gouvernement, ni justice, ni bien commun 634  ». Par cette prudence commune aux deux déclarations (1952 et 1957), les évêques démontrent une nouvelle fois leur volonté de ne pas être taxés de communistes…

Les évêques paieront cependant le prix de leur engagement, comme le signalent les Informations catholiques internationales en octobre 1957 :

‘« Les positions catholiques ont entraîné des accusations d’antipatriotisme et d’immixtion dans les affaires de l’Etat 635  ».’

Si le ton de la lettre est accusatoire, les évêques se penchent également sur leur propre attitude au sein de leur institution :

‘« La ségrégation, bien qu’officiellement non admise dans nos Eglises, est cependant pratiquée dans beaucoup de nos organisations, de nos écoles, séminaires, couvents, hôpitaux, et dans la vie sociale de nos fidèles […]. Nous sommes des hypocrites si nous condamnons l’apartheid dans la société de l’Afrique du Sud et si nous nous permettons de l’appliquer dans nos propres institutions 636  ».’

Cette déclaration met bien en évidence la persistance d’un certain paradoxe au sein de l’Eglise catholique : des lieux de culte séparés, un clergé blanc pour des fidèles majoritairement noirs… D’autre part, la mobilisation des évêques n’est pas représentative d’un engagement de l’Eglise catholique dans sa totalité et particulièrement au niveau des diocèses et des communautés locales. Les séminaires sont séparés, les prêtres noirs servent dans les paroisses noires et « si l’on aperçoit des Noirs dans les communautés à dominance blanche, c’est qu’il s’agit du personnel de maison… 637  ».

La lettre pastorale de 1957 positionne beaucoup plus nettement l’Eglise catholique dans un combat politique. Le discours de Mgr Mc Cann (archevêque du Cap), réagissant plus particulièrement à la nouvelle clause concernant une ségrégation dans les lieux de culte, et reproduit dans Fides en octobre 1957, est particulièrement révélateur d’une confrontation entre le gouvernement et l’Eglise catholique :

‘« Ceux qui ont voté des lois interdisant la réunion de tous pour une commune prière, bien qu’ils les aient modifiées, ne sont pas vraiment des Sud-Africains, parce qu’en toute vérité, ils repoussent notre constitution qui reconnaît la souveraineté de Dieu et font passer César avant lui. Ils ont beau essayer d’expliquer autrement leurs agissements, voilà la vérité 638  ».’

Cette question de la primauté de la loi de Dieu sur des lois humaines contestables ne cessera de grandir au fil des décennies pour trouver son apogée au cours des années 80 par la mise en place de grandes campagnes de désobéissances menées par des dignitaires ecclésiastiques.

Dans son bilan de l’année missionnaire 1956-57, La documentation catholique prend, par contre, la précaution de rappeler que les évêques, d’une manière collective, ne désirent pas donner un caractère politique à leur contestation et que leur interpellation revêt un caractère bien plus global :

‘« Donc la politique de ségrégation s’appuie sur la volonté de moins de 3 millions d’habitants. Voilà pourquoi c’est aux Blancs eux-mêmes, et non au gouvernement, que les 25 évêques de l’Union, réunis à Pretoria en juillet, ont adressé l’appel pressant d’apporter un changement à la politique de ségrégation, avant qu’un désastre ne s’abatte sur le pays  639 ».’

Les organes de presse catholiques relaient bien la lettre collective des évêques sud-africains sans l’analyser en profondeur. Cette dernière déclaration marque cependant une évolution de la position de la hiérarchie catholique vers une prise de conscience plus nette et témoigne d’un souci réel pour l’institution catholique de s’interroger sur la question de la ségrégation en son sein, et d’interpeller la population blanche dans son ensemble. Il est enfin intéressant de noter que l’existence de cette lettre pastorale n’est pas mentionnée dans d’autres journaux à diffusion plus large comme La Croix 640. On peut ainsi noter une nette différence de traitement entre deux types de mobilisations catholiques durant l’année 1957 : d’une part une lettre pastorale (peu relayée) qui reste sans doute pour les observateurs français très théorique, et d’autre part de nombreuses références à la résistance concrète et active de plusieurs évêques à la clause visant à instaurer une ségrégation dans les lieux de culte.

Notes
628.

« La ségrégation raciale en Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1262, 13 octobre 1957, col 1322.

629.

« La ségrégation raciale en Afrique du Sud », op.cit.

630.

Ibid.

631.

« Une condamnation rigoureuse de l’apartheid », ICI, n°53-54, août 1957, p. 14.

632.

Les termes utilisés par les évêques sont les suivants : « on tremble devant ce blasphème d’attribuer ainsi à Dieu les offenses contre la charité et la justice qui sont l’accompagnement inévitable de l’apartheid […]. C’est une insulte à la dignité humaine, un affront à la grande œuvre de création et de rédemption de Dieu. Le Christ nous a interdit de faire de telles injures […] » in « La ségrégation raciale… », La Documentation catholique, op.cit., (1956), col 1322.

633.

« Les évêques et le problème racial », Fides, 27 juillet 1957, NF 253.

634.

« La ségrégation raciale… », (1956)La documentation catholique, op .cit., col 1322.

635.

« Loi divine et bien commun », ICI, n°57, 1er octobre 1957, p. 30.

636.

« La ségrégation raciale… » (1956), La documentation catholique, op.cit., col 1323–1324.

637.

Bruno CHENU, l’urgence prophétique, Paris, Bayard, 1993, p. 213.

638.

« L’Eglise est vraiment sud-africaine », Fides, 12 octobre 1957, NF 344.

639.

« L’année missionnaire 1956-57 », La documentation catholique, n°1262, 13 octobre 1957, col 1301.

640.

En 1957, La Croix se « contente » dans un court article de rapporter les protestations des évêques concernant le projet gouvernemental d’imposer une ségrégation religieuse dans les lieux de culte. Voir « Le ministre des affaires indigènes d’Afrique du Sud se plaint de la « rébellion » des évêques », La Croix, 20 mars 1957, p. 3.