1-4 La responsabilité de l’Eglise catholique apparaît et se construit : les lettres des évêques de 1960, 1962 et 1966.

Une nouvelle lettre collective de l’épiscopat estreproduite dans La documentation catholique en 1960. Réunis en session plénière à Pretoria du 26 janvier au 2 février 1960, les évêques s’interrogent sur les moyens à apporter pour mettre fin à un état d’oppression :

‘« Que l’on fasse appel, encore et toujours, à tous les moyens et à toutes les méthodes pacifiques, et nous condamnons l’usage illégal de la force et de la violence 641  ».’

Cette mise en garde intervient à un moment où une contestation apparaît au sein de la population noire (un mois avant que les émeutes de Sharpeville). Les évêques reconnaissent bien « qu’il y a des différences entre les hommes », mais qu’il est impossible de démentir « l’unité fondamentale de l’espèce humaine et de toutes les personnes qui leur appartiennent 642». Mais les évêques ne s’arrêtent pas à ces déclarations morales et théologiques et pour la première fois d’une manière collective, ils dénoncent plus clairement les effets du système, sans toutefois en citer le nom :

‘«Nous reconnaissons que dans la conduite des affaires publiques, l’Etat a le droit d’imposer des restrictions à ses membres pour le bien commun, mais nous déplorons cette tendance à multiplier les restrictions jusqu’à constituer une charge intolérable et exaspérante allant jusqu’à une suppression presque totale de la liberté de mouvement et affectant sérieusement le droit de travailler et de gagner sa vie  643 ».’

Si la notion de ségrégation n’apparaît pas clairement dans ce passage, les changements demandés par les évêques sont beaucoup plus explicites puisqu’ils demandent « l’octroi du droit de vote basé sur la qualification de chacun 644  », une libre association de chacun hors des barrières de couleur, des qualifications permettant à tous une amélioration de leur situation économique. S’il n’est pas encore question d’accorder des droits politiques à tous, les évêques demandent que soit au moins offert aux populations non-blanches la possibilité de pouvoir se développer.

Cette déclaration marque une évolution dans l’engagement de la hiérarchie catholique. Cependant, elle avait été précédée d’initiatives individuelles qui restent les plus marquantes et radicales. Un exemple témoigne de cette prise de conscience : quelques mois avant la déclaration épiscopale, Le christianisme au XXème siècle reproduit les propos de l’anglican Trevor Huddleston645 dénonçant les conditions de vie déplorable (manque d’écoles, violence…) des travailleurs migrants dans les quartiers réservés urbains, les Hostels. Face à de tels désastres découlant de l’application des lois de l’apartheid, l’Eglise doit, d’après Trevor Huddleston, jouer un réel rôle social :

‘« Il n’y a que l’Eglise qui réponde au besoin de communauté, d’appartenance, si profondément ressenti par les Africains qui habitent les villes où s’effondre leur tribalisme. Aussi, ces années de crise ont-elles une importance énorme. Si l’Eglise fait défection et n’apporte pas son témoignage sur la question de couleur maintenant, elle n’aura malheureusement plus jamais à le faire 646  »’

Les événements de Sharpeville, intervenus quelques mois avant la déclaration de Trevor Huddleston, ont sans doute induit le caractère alarmiste du message. Les évêques réunis en début d’année 1960 sentent déjà que la situation peut évoluer vers un état de violence et que le devoir de l’Eglise est bien de servir de guide dans une évolution devenue nécessaire. C’est la conclusion de Fides qui reproduit un résumé de la lettre des évêques :

‘« La lettre pastorale exhorte tout le monde à tenir compte de l’enseignement des évêques, pour que l’étude des problèmes exposés par eux se fasse à la lumière de la doctrine du Christ. Elle demande également aux prêtres de prêcher sur les différents aspects des questions qu’ils viennent d’envisager dans ce document 647  ».’

Les Informations Catholiques Internationales reviennent sur la déclaration des évêques dans leur dossier de juin 1960. Après les événements de Sharpeville, l’auteur de l’article présente le document comme étant une simple continuité des lettres pastorales de 1952 et 1957, traduisant une « sage et réelle modération, admettant que la solution est difficile » et que l’Eglise « n’a jamais perdu son devoir racial  […] avec une attitude de douceur et de lente formation 648   ».

Les évêques publient une nouvelle lettre en 1962. Si elle est reproduite en totalité dans La documentation catholique 649 et dans Fides 650 , cette dernière trouvera elle aussi assez peu d’écho dans d’autres organes de presse. Les Informations Catholiques Internationales en font cependant une courte référence en avril, signalant que les évêques font appel aux catholiques « pour qu’ils travaillent de leur mieux à instaurer des relations plus équitables entre les groupes 651  ». Le titre de l’article, « une lettre pastorale dénonce à nouveau la discrimination raciale », peut d’ailleurs laisser paraître une certaine « lassitude » face aux lettres des évêques, perçues comme étant des efforts vains, des condamnations théoriques sans grande portée réelle…

Si en effet la déclaration « n’innove » pas véritablement, les évêques réaffirment leur conviction que l’Eglise a un rôle réelle à jouer en matière de relations raciales :

‘« Nous devons utiliser tous les moyens légaux que nous suggère notre conscience chrétienne pour repousser et surmonter les injustices qui pèsent sur des groupes défavorisés […]. Personne, parmi nous, ne doit mettre en doute que c’est notre devoir en tant que chrétiens d’utiliser tous les moyens légitimes pour établir des relations plus équitables et harmonieuses entre tous les différents groupes de population qui composent notre société sud-africaine 652  ».’

Cet appel à tous les chrétiens d’Afrique du Sud traduit bien la volonté des évêques de montrer que tous ont un rôle à jouer et que la foi seule ne suffit pas… ou plus.

1962 est la date d’ouverture du Concile Vatican II. Les évêques catholiques sud-africains vont se sentir emportés par l’enseignement du Concile et consacrent en 1966 une nouvelle lettre basée sur l’application de la constitution conciliaire Gaudium et Spes 653 au cas concret de l’Afrique du Sud :

‘« Mais dans les pays où il y a plusieurs races, comme l’Afrique du Sud, les préjugés raciaux prennent une importance primordiale et cruciale. C’est pourquoi la présente assemblée plénière estime nécessaire de réitérer la vigoureuse condamnation du Concile : « toute discrimination doit être éliminée comme contraire au dessein de Dieu 654  ».’

Cette déclaration rejoint bien la constitution du Concile affirmant que tous les hommes sont réunis par une égalité fondamentale et constituent une seule famille. L’homme vit au sein d’une société et bénéficie d’une série de droits civils, politiques et sociaux, qui sont une condition à la justice et la dignité. Sur la base de cette constitution, les évêques énumèrent concrètement les différentes atteintes à la dignité dont sont victimes les populations noires : liberté restreinte pour le choix de la profession, liberté restreinte de circulation, de résidence, de fonder une famille. Les évêques déplorent également le système de travail migrant qui oblige le chef de famille à être séparé de sa femme et de ses enfants.

Dans aucune autre déclaration auparavant les évêques ne sont allés aussi loin dans leur description du contenu et des effets de l’apartheid. Le gouvernement est mis en cause du gouvernement est ici claire, les évêques s’adressant directement aux gouvernants et rappelant la primauté des lois de Dieu :

‘« Dieu seul est la source de votre autorité et le fondement de vos lois. C’est à vous qu’il revient d’être sur terre les promoteurs de l’ordre et de la paix entre les hommes 655  ».’

Pour la première fois, la portée du document devient œcuménique puisque les évêques appellent à la coopération de toutes les communautés chrétiennes pour la résolution du problème racial. La résistance devient plus pragmatique, réagissant aux effets de l’apartheid. Les évêques réfléchissent aux moyens pour parvenir à une solution656, tout en spécifiant bien que « nous devons utiliser tous les moyens légaux que nous suggère notre conscience chrétienne 657».

Notes
641.

« Les relations interraciales en Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1325, 3 avril 1960, col 435.

642.

Ibid., col 437.

643.

Ibid., col 438.

644.

Ibid., col 439.

645.

Trevor Huddleston :est né à Bedford en Angleterre en 1913. Membre de la « Communauté de la résurrection », il rejoint l’Afrique du Sud en 1943 pour prendre en charge une paroisse à Sophiatown et s’occuper de la mission anglicane d’Orlando (quartier de Soweto) dans le diocèse anglican de Johannesburg. Il mènera à partir de la fin des années 40 une lutte ardente contre l’apartheid. En 1956, il prend la tête d’un Comité animé par l’ANC pour protester contre l’expulsion de la population du quartier de Sophiatown proche de Johannesburg. Cet engagement lui vaudra d’être rappelé en Grande-Bretagne par son autorité. En 1961, il est élu vice-président du mouvement anti-apartheid en Grande-Bretagne puis en devient le président en 1981. Il occupera ce poste jusqu’en 1995. Il meurt en 1998. Trevor Huddleston a raconté son expérience en Afrique du Sud dans naught for your comfort, London, Collins, 1956. L’ouvrage a été traduit en français sous le titre Qui est mon prochain ?, Paris, Seuil, 1958, 240 p.

646.

« Problèmes d’Afrique du Sud : le prolétariat noir à Johannesburg », Le christianisme au XXème siècle, n°20, 14 mai 1959, p. 232.

647.

« Lettre pastorale sur le problème racial », Fides, 27 février 1960, NF 85.

648.

« En Union sud-africaine : Blancs et Noirs face à face » (1960), op.cit., p. 23.

649.

« Les évêques d’Afrique du Sud et les rapports interraciaux », La documentation catholique, n°1373, 1er avril 1962, col 462-464.

650.

« Lettre pastorale », Fides, 10 mars 1962, NF 149.

651.

« Une lettre pastorale collective dénonce à nouveau la discrimination raciale », ICI, n°165, 1er avril 1962, p. 14.

652.

« Les évêques d’Afrique du Sud et les rapports interraciaux », op.cit., col 463-464.

653.

La Constitution pastorale Gaudium et Spes (7 décembre 1965)sur l’Eglise dans le monde de ce temps a inséré l’Eglise dans le monde moderne. Le document s’articule autour de 2 types de pensée, une pragmatique (écoute des attentes du monde) et une autre intellectuelle (nécessité d’un discours sur l’homme). Les questions prises en compte touchent à la condition humaine, le rôle de l’Eglise dans le monde, la famille, la culture, la vie économique et sociale, la vie politique, la paix et le rôle des chrétiens dans le monde. L’article 29 de la Constitution traite particulièrement de la discrimination raciale.

654.

« Lettre des évêques d’Afrique du Sud sur l’apartheid », La documentation catholique, n°1478, 18 septembre 1966, col 1614.

655.

Ibid., col 1616.

656.

En 1966, les évêques créent au sein de la Conférence un bureau pour la justice et la réconciliation chargé de traiter des problèmes concrets liés à la justice, la réconciliation et la paix. Instrument important d’information et de conscientisation, il publiera plusieurs travaux, notamment en février 1986 avec le document « Les mesures économiques contre l’apartheid et le défi à l’Eglise ».

657.

« Lettre des évêques d’Afrique du Sud sur l’apartheid », op.cit., col 463-464. En 1966, les évêques créent au sein de la Conférence épiscopale un Bureau pour la justice et la réconciliation afin d’œuvrer à la conscientisation des catholiques.