1-5 La lettre épiscopale de 1977 et l’engagement pour la justice sociale

La prise de conscience se radicalise au début des années 70 et des actions marquantes retiennent l’attention de la presse chrétienne française. Le journal Les Informations Catholiques Internationales est le seul organe de presse à rapporter une action « choc » et une déclaration, un « appel à la conscience des catholiques 658  » : désireux de mobiliser l’attention, des catholiques organisent un simulacre de crucifixion devant l’Eglise presbytérienne à Pietermaritzburg et érigent une croix portant les noms de 300 personnes « proscrites » dans la cathédrale anglicane de Durban659. L’article reproduit la conclusion du message élaboré par les évêques catholiques durant leur réunion de février 1972 :

‘« Quand la justice le demande, un chrétien doit avoir le courage d’agir, même si ce qu’il compte faire doit changer toute sa manière de vivre 660  ».’

Les évêques s’engagent donc davantage dans le champ de la justice sociale et appelle tous les chrétiens à en faire de même, rappelant une nécessaire redistribution des richesses, les effets déshumanisants de la législation en vigueur (notamment en ce qui concerne le travail migratoire et l’éducation) et la responsabilité de l’Eglise à l’égard des pauvres.

En octobre 1976, J. Depas, dans Les Informations Catholiques Internationales, avait constaté une réelle évolution des mentalités. Celle des chrétiens (dans leur ensemble) suit le même mouvement, le journaliste parlant même de « courage et de détermination 661  » mais regrette que l’Eglise catholique reste majoritairement blanche dans son clergé662 et relativise l’ampleur des prises de position catholiques :

‘« Si l’on peut se réjouir de l’évolution actuelle des chrétiens, il importe de ne pas se leurrer. Malgré la prise de conscience qui s’opère aujourd’hui, le comportement des fidèles reste encore très éloigné de l’enseignement des Eglises 663  ».’

Soweto joua un rôle considérable dans la prise de conscience des évêques qui, choqués après les émeutes de Soweto, adoptèrent une position nette du côté des opprimés. En février 1977, ils publient une lettre pastorale réunissant trois thèmes : une déclaration d’engagement, un survol de la situation et une prise de position sur l’objection de conscience. Les évêques sont maintenant conscients que l’Afrique du Sud est entrée dans une phase critique « où la majorité de la population rejette un système social et politique d’oppression 664  » :

‘« Nous venons ajouter notre voix en tant que responsables de l’Eglise catholique de ce pays au cri qui se généralise en faveur d’une révision radicale de ce système […]. Nous affirmons que, en ceci, nous sommes du côté des opprimés et de même que nous sommes engagés à œuvrer au sein de notre Eglise pour une plus claire expression de solidarité avec les pauvres et les démunis, de même nous nous engageons à travailler pour la paix par la justice […] 665  ».’

A partir de 1977, les évêques s’engagent ainsi activement pour le changement et ne se contentent plus de condamnations théoriques. D’un point de vue civil, ils défendent ainsi le droit à l’objection de conscience666 « basée à la fois sur un pacifisme universel et sur la conviction personnelle que la guerre est injuste », et s’engagent au sein de leur institution à « accélérer la promotion des Noirs et leur accession à des fonctions de responsabilité à des postes élevés dans l’Eglise 667  ».

La documentation catholique revient sur la déclaration épiscopale dans son « panorama de l’année missionnaire 668  » et s’arrête également sur la répression qui s’abat sur la Conférence épiscopale et particulièrement sur son secrétaire-adjoint, le père Mkhatshwa, arrêté et banni le 19 octobre 1977. Si l’article de la revue catholique parle pudiquement de « menaces et tracasseries », il reproduit également la déclaration plus virulente de Mgr Fitzgerald, archevêque de Johannesburg :

‘« Cette façon de maintenir l’ordre est une parodie de justice. Il semble que nous ne sommes pas loin du moment où l’honorable ministre de la justice, sans qu’il le veuille nous l’espérons, se trouvera être le seul arbitre de la justice en Afrique du Sud 669  ».’

Il parait évident que cette mesure vise à bâillonner une Eglise qui commence à parler trop fort et à s’engager sur un terrain plus politique.

La Croix consacre un article à la prise de position des évêques parlant de leur « expression plus claire de solidarité, d’un travail pour la paix et la justice 670». Trois jours plus tard, ce sont les réflexions des membres de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée (OMI) qui font l’objet d’un article, les missionnaires affirmant leur travail pour la libération des opprimés et le changement nécessaire à apporter dans la vie de l’Eglise :

‘« Tachons d’éviter la tentation de faire de beaux sermons alors que nous restons indifférents et silencieux hors de l’Eglise 671  ».’

Cette déclaration de la Congrégation des OMI témoigne bien de la portée importante de la déclaration épiscopale. Leur prise de position du côté des opprimés provoqua ainsi une réelle prise de conscience au sein de l’institution dans son entier sans pour autant parvenir à une unanimité, les catholiques les plus radicaux reprochant à leurs évêques de s’engager dans un combat jugé comme étant trop « politique ». La position de l’Eglise demeure donc inconfortable sur plusieurs points, le combat s’avérant fort difficile dans une société répressive :

‘« Les Eglises d’Afrique du Sud sont placées entre le marteau et l’enclume, entre la lutte contre l’apartheid et la violence de la révolte, entre la logique de l’Evangile et le risque du martyre. Choix terribles, d’autant plus difficiles que des chrétiens sont divisés devant l’apartheid ; d’autant plus paradoxaux que ces Eglises viennent du monde blanc et qu’aujourd’hui, la plupart, d’entre elles – à l’exception des Eglises hollandaises d’Afrique du Sud- se sont enracinées dans le monde noir. Vu d’Europe, la prise de position des Eglises contre le racisme parait aller de soi. En réalité, sur le terrain, les choses sont différentes 672  ».’

L’image d’une Eglise martyre ou plus généralement celle d’une Eglise engagée dans une résistance devient récurrente dans les années 70. Plusieurs observateurs posent la question de la place de l’institution et du christianisme dans la contestation. Joseph Limagne consacre une longue partie à cette interrogation dans le dossier des Actualités Religieuses dans le Monde avec le titre évocateur « le christianisme : espoir ou cause perdue ?  673 ». L’Eglise se trouve donc à la croisée des chemins, devant 2 issues : résister ou se taire… Joseph Limagne dénonce, comme d’autres observateurs, le manque de clarté, le récurrent paradoxe, une attitude duale et incohérente qui régnaient dans l’Eglise : une institution dénonçant l’apartheid sans que les condamnations ne soient suivies pas des actes concrets.

Mais Joseph Limagne relève que les choses changent et que « les catholiques semblent prendre une position plus ferme » :

‘« Le programme que les évêques viennent d’adopter pour lutter contre toute discrimination raciale au sein même des Eglises revêt-il une importance considérable 674  ».’

En décembre 1977, soit quelques semaines après la vague d’arrestations qui a touché plusieurs organisations chrétiennes, Joseph Limagne revient sur le combat de l’Eglise catholique et constate : « Il ne reste que les Eglises pour lutter 675  ». Ce titre alarmiste implique un questionnement sur la nature de la lutte des Eglises. La question du recours à la lutte armée se pose alors et c’est un Noir de Soweto interrogé par Joseph Limagne qui l’aborde le plus frontalement :

‘« Les Eglises ou la résistance armée, pourrait-on préciser, bien que les plus engagés des chrétiens africains commencent à penser : « les Eglises ET la lutte armée 676  » ».’

Sans développer cette légitimité d’un recours à la violence, Joseph Limagne revient en conclusion de son article sur un moyen de lutte plus probable et moins extrême :

‘« De plus en plus, l’idée de la résistance passive fait son chemin parmi les chrétiens. Mgr Fitzgerald a demandé à son clergé de ne fournir à l’administration aucun renseignement de caractère racial sur la fréquentation des lieux de culte 677  ».’

La déclaration épiscopale de février 1977 trouve donc un écho dans la presse chrétienne française qui dresse le tableau d’une Eglise catholique ayant dépassé ses contradictions et son manque de pragmatisme, et qui devient une structure ancrée dans le présent et se positionnant clairement du côté des opprimés.

La lutte devient bien une lutte politique et s’organise autour de la contestation d’un système discriminatoire et profondément raciste. Un fait témoigne de cette nouvelle orientation, la lettre que Mgr Fitzgerald adresse au premier ministre Vorster afin de protester contre les mesures de répression678.

Le thème du recours légitime à la violence sera récurrent dans les années 80. Déjà en août 1978, à la suite d’une résolution prise par le SACC visant en provoquer une réflexion des pays sur leurs investissements en Afrique du Sud, le conseil déclare « qu’il peut y avoir une « résistance justifiée » à des lois « injustes » lorsque tous les autres moyens d’action avaient échoué  679 ». En septembre 1985, Anne-Marie Goguel dans Réforme insiste sur « l’engagement non-violent de l’Eglise » qui ne doit pas être synonyme de passivité :

‘« Mais ce n’est pas en restant les bras croisés devant l’engrenage de la violence, en se tenant pharisaïquement à l’abri dans une prudente « neutralité », en se déclarant simplement « opposé à toutes les violences, d’où qu’elles viennent » que l’on peut lutter contre cette fatalité […]. Pour que l’Eglise garde sa crédibilité aux yeux des jeunes et aux yeux des travailleurs, elle ne doit pas rester à la traîne, mais prendre des initiatives et se trouver à la pointe même du combat civique 680  ».’

A partir des années 80, la Conférence des évêques sud-africains et le SACC vont avoir tendance à faire « front commun » et plusieurs documents seront publiés conjointement par les 2 Conseils. Un rapport est par exemple publié conjointement en 1984, Les déportations : le rapport des Eglises sur les migrations forcées. Les Actualités Religieuses dans le Monde 681 rapportent la parution de ce rapport qui met l’accent sur les déportations des populations noires vers les bantoustans682.

En juillet 1986 dans un dossier consacré à l’Afrique du Sud, La documentation catholique revient sur l’action du SACC, sur la parution du rapport sur les déplacements forcés (1984) et sur celui concernant la Namibie publié en 1982683. La revue reproduit également les résolutions adoptées par le SACC en juillet 1985 traduisant l’unanimité du SACC en faveur de l’adoption de pressions économiques sur le gouvernement684. Ces résolutions rejoignent celles prises par la SACBC prises en janvier 1986 et reproduites dans le même dossier :

‘« Bien que nous soyons toujours ouverts au dialogue, nous n’avons pas d’autres choix que d’envisager des formes d’actions non violentes, comme la résistance passive, le boycottage et les pressions économiques, pour faire sortir le pays de sa présente situation de conflits raciaux et de le mettre sur la voie de la justice où tous les habitants pourront jouer un rôle dans les structures du gouvernement  685 ».’

La question des sanctions économiques devenant récurrente en 1986 et le principal sujet d’une nouvelle lettre des évêques en mai 1986.

Notes
658.

« Les évêques catholiques lancent un « appel à la conscience », ICI, n°406, 15 avril 1972, p. 29-30.

659.

Déjà en 1971, un groupe de 12 catholiques noirs dont 3 prêtres exhibèrent, lors de la conférence épiscopale, des pancartes portant les mentions « Devons-nous tolérer des patrons blancs dans l’Eglise ? » et « le Christ est noir, les évêques servent les intérêts des blancs ».

660.

Ibid.

661.

J. DEPAS, « La prise de conscience des chrétiens en Afrique du Sud : un petit espoir de paix », ICI, n°507, 15 octobre 1976, p18-19.

662.

En 1970, l’Eglise catholique compte 1 844 270 membres (8,7% de la population totale), noirs à 72,4%. Sa hiérarchie ne compte qu’un évêque noir et le clergé se compose de 98 prêtres noirs, 28 métis et indiens, 187 blancs d’origine sud-africaine et 906 missionnaires d’origine étrangère. Statistiques officielles de l’Eglise catholique citées dans B. CHENU, L’urgence prophétique, op.cit., p. 216.

663.

J. DEPAS, « La prise de conscience… », op.cit., p19.

664.

« La lutte de l’Eglise contre l’apartheid en Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1716, 20 mars 1977, col 256-257.

665.

Ibid., col 258.

666.

Déjà en 1974 le Conseil national des Eglises d’Afrique du Sud avait publié un document appelant « les Eglises membres à l’objection de conscience plutôt qu’au service militaire », que « les théologies catholique et réformée ne justifient le recours aux armes – et encore – que quand il s’agit d’une « guerre juste » » et rappelant que « la définition théologique de « guerre juste » exclut la guerre ayant pour but de défendre une société fondamentalement injuste et discriminatoire », Réforme, n°1549, 30 novembre 1974, p. 4.

667.

Ibid.

668.

« Panorama de l’année missionnaire août 1976- août 1977 », La documentation catholique, n°1727, 2 octobre 1977, col 815.

669.

« Mesures d’intimidation contre la Conférence épiscopale d’Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1726, 4-18 septembre 1977, col 788.

670.

« Les évêques « du côté des opprimés » », La Croix, 12 février 1977.

671.

« Les religieux en Afrique australe : un avenir qui exige l’engagement avec les opprimés », La Croix, 8 septembre 1977 ;

672.

« Les Eglises d’Afrique du Sud devant l’apartheid », La Croix, 2è-28 février 1977, 1ère page.

673.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud : le racisme aux abois », ARM, op.cit. (1977),p. 40.

674.

Ibid.

675.

Joseph LIMAGNE, « il ne reste que les Eglises pour lutter », ICI, op.cit., p. 15.

676.

Ibid, p. 17.

677.

Ibid.

678.

« Etant votre évêque, je dois vous faire savoir que je proteste contre la détention et le bannissement infligés arbitrairement à des personnes, sans aucun recours aux tribunaux », in « Protestation de Mgr Fitzgerald contre les mesures du gouvernement sud-africain », La documentation catholique, n°1733, 1er janvier 1978, col 44.

679.

« Afrique du Sud : une nouvelle vague de répression », ICI, n°529, 15 août 1978, pp. 17-18 ;

680.

« A.M. GOGUEL, « L’engagement non-violent de l’Eglise », Réforme, 6 septembre 1985, p. 3.

681.

« Les Eglises dénoncent le comportement « cynique » de leur gouvernement », ARM, 15 avril 1984, p. 29.

682.

En 1983, la Conférence épiscopale et le SACC avaient déjà publié un texte sur la nouvelle Constitution prévue pour l’Afrique du Sud.

683.

En mai 1982, les évêques publient un rapport sur la situation en Namibie occupée militairement par l’Afrique du Sud à la suite de la visite de 6 d’entre eux. Les évêques parle de l’armée sud-africaine comme une « armée d’occupation » et appellent à un cessez-le-feu et à un processus de paix visant à l’accession du pays à l’indépendance.

684.

« La neutralité n’existe pas », La documentation catholique, n°1922, 20 juillet 1986, col 714.

685.

Ibid.