1-9 La prudence papale

La presse française, si elle reproduit les déclarations et prises de position des Eglises chrétiennes dès les années 50, laisse aussi, à partir des années 80, une place aux déclarations papales concernant la situation sud-africaine.

En avril 1982, le pape adresse une allocution aux évêques du Cap, de Durban, de Pretoria, de Bloemfontein, ainsi qu’aux 2 vicaires apostoliques de Namibie venus en visite ad lumina 705 . Sans commenter les déclarations épiscopales sud-africaines, Jean-Paul II se « contente » de parler des efforts faits en faveur de la paix, de la justice et de la dignité, tout en insistant sur le concept de non-violence. L’attitude des évêques est présentée d’une manière plutôt lyrique :

‘« Vous avez placé votre espoir dans le Seigneur ressuscité et sa puissance pour élever la vie humaine et transformer le cœur même de l’homme 706  ».’

Le traitement de l’information concernant la visite du premier ministre Botha au Vatican le 11 juin 1984 est révélateur d’une gêne réelle des observateurs, interrogatifs devant le sens d’une telle visite. La documentation catholique rapporte l’événement et reproduit la déclaration vaticane précisant que « ces rencontres, qui ne comportent pas par elles-mêmes une approbation de la politique que suit un gouvernement déterminé, offrent l’occasion de faire connaître aux interlocuteurs le point de vue du Saint-Siège et de l’Eglise sur des questions spécifiques 707  ». L’article précise en conclusion :

‘« On connaît les préoccupations et les réserves que les évêques catholiques de l’Afrique du Sud ont publiquement manifestées plusieurs fois au sujet des orientations de la politique interne d’apartheid 708  ».’

La visite de Botha au Vatican n’est ainsi pas considérée comme étant le signe d’une approbation du système d’apartheid par le pape mais serait « seulement » un acte diplomatique. Les Actualités Religieuses dans le Monde,reproduisent également l’information sur l’audience privée, en insistant sur le fait que la nouvelle fut suivie d’une « vague de protestation dans les milieux de gauche italien 709  » et que Desmond Tutu est « en désaccord avec le principe même de l’audience 710  ». Mais selon la volonté du Saint-Siège, il est annoncé que la visite n’a pas de caractère politique et que les prises de positions épiscopales sont connues. Le communiqué ne donne cependant pas d’appréciation sur ces positions :

‘« Contrairement à la coutume, le Saint-Siège a publié une mise au point à la suite de cet entretien, déclarant que son attitude à l’égard des problèmes de l’Afrique australe était « bien connue, aussi bien au sujet de l’indépendance de la Namibie – que le pape a publiquement souhaitée au début de l’année- qu’à propos de la guérilla dans la région, du colonialisme et de la colonisation raciale. On connaît les préoccupations et les réserves que les évêques catholiques de l’Afrique du Sud ont publiquement manifestées plusieurs fois au sujet des orientations de la politique interne d’apartheid jugées contraires au principe chrétien de l’égale dignité de tous les hommes 711  ».’

Quelques semaines plus tard (7 juillet 1984), Jean-Paul II s’adresse au Comité spécial de l’ONU contre la ségrégation raciale et réitère sa condamnation de la discrimination, rappelant la citation de l’Ancien-Testament, « Dieu a crée l’homme à son image » (Genèse 1, 27). Le pape rappelle que c’est bien le respect fondamental de l’homme qui motive sa déclaration :

‘« Toute forme de discrimination raciale fondée sur la race, qu’elle s’exerce occasionnellement ou systématiquement, qu’elle vise des individus ou des groupes raciaux dans leur ensemble, est tout à fait inacceptable […]. Le Saint-Siège n’ignore pas les nombreuses implications politiques qui entourent ces questions, mais son intérêt se porte sur un autre plan, celui de la personne humaine […]. L’Eglise, consciente de son propre niveau de responsabilité et de compétence, est à vos côtés sur la route difficile que vous avez empruntée et elle est prête à soutenir tout effort visant à écarter la tentation de la violence et d’aider à résoudre le problème de l’apartheid dans l’esprit de dialogue et d’amour fraternel qui respecte les droits des partis impliqués 712  ».’

La déclaration papale vise bien à affirmer que l’Eglise a un rôle à jouer dans le changement en Afrique du Sud sans pour autant présenter les options et les solutions possibles qu’elle peut proposer. Une condamnation de l’action concrète des Eglises chrétiennes sud-africaines apparaît cependant en filigrane dans un message de Jean-Paul II à l’assemblée des évêques d’Afrique méridionale, reproduit dans la Documentation catholique :

‘« La solidarité de l’Eglise avec le pauvre, avec les victimes des lois injustes et de structures économiques et sociales injustes va de soi. Mais les formes dans lesquelles cette solidarité se réalise ne peuvent s’inspirer d’une analyse basée sur les distinctions de classes et la lutte des classes. La tâche de l’Eglise est d’appeler tout homme et toute femme à la conversion et à la réconciliation, sans faire se confronter les groupes, sans être « contre » quiconque 713 ».’

L’Eglise catholique doit donc adopter une réelle attitude de solidarité vis-à-vis des populations opprimées sans s’engager dans des actions susceptibles de créer de nouveaux conflits et sans identifier le ou les responsables d’une telle situation… Les évêques, dans leur positionnement, sont-ils engagés dans une lutte qui devient lutte politique ? Face à la gravité de la situation, cet engagement de l’épiscopat dans un combat social, particulièrement depuis le début des années 80, est sans doute bien celui dont fait référence Jean-Paul II dans son message aux évêques.

Dans son discours de juin 1986 devant le Corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, Jean Paul II esquisse une solution possible :

‘« La communauté internationale peut et doit exercer son influence aux différents niveaux, avec les moyens garantis par le droit, dans un sens constructif  714 ».’

Dans la même déclaration, Jean-Paul II condamne le recours à la violence et la libération de tous les opposants. Ces annonces marquent une évolution dans la prise de conscience et la considération de l’apartheid et de ses effets.

En 1988, un événement oblige le pape à se positionner de nouveau sur l’Afrique du Sud : alors qu’un voyage apostolique doit avoir lieu en Afrique australe en septembre715, il est décidé que l’Afrique du Sud ne sera pas visitée, malgré l’invitation faite par le gouvernement716. Les Actualités Religieuses dans le Monde signalent que le pape n’a pas eu d’invitation émanant de la Conférence épiscopale sud-africaine… Albert Nolan, comme d’autres opposants à l’apartheid, voit, dans cette décision, le « signe que le gouvernement a perdu sa légitimité 717  ». En octobre 1988, La documentation catholique reproduit une déclaration de Jean-Paul II faite aux journalistes dans l’avion qui le conduit de Rome à Harare. Le pape enlève tout caractère politique à sa décision de ne pas visiter l’Afrique du Sud, évoquant avant tout des motifs « logistiques » :

‘« Le problème de la discrimination raciale, a dit le Saint-Père, est de nature avant tout morale […]. De toute façon, la situation n’est pas encore mûre pour que je fasse une visite en Afrique du Sud, et pas seulement pour des raisons qui ont rapport avec l’apartheid  718 ».’

Si le Saint-Siège est soucieux de ne pas donner une teinte politique à cette décision719, ce « boycott » du pays a été communément compris par les observateurs chrétiens, qu’ils soient français ou sud-africains, comme une volonté marquée de ne pas répondre à l’invitation du gouvernement et donc de ne pas cautionner la politique d’apartheid. Ces déclarations du Saint-Siège dans la deuxième moitié des années 80 sont souvent révélatrices du traitement par le Vatican, d’une part de la question sud-africaine, et d’autre part de la considération vaticane des actions épiscopales sud-africaines. Si le pape craint que la lutte de l’Eglise catholique contre l’apartheid soit source de conflits et prenne un aspect politique, ses déclarations aux journalistes laissent tout de même apparaître une considération plus concrète du problème et des solutions à y apporter, le pape déclarant ainsi à propos du recours à la violence :

‘« On peut comprendre l’usage de la violence, autre chose est de le souhaiter 720  ».’

Par la lecture parallèle des lettres épiscopales sud-africaines et des déclarations épiscopales, le lecteur peut se rendre compte de l’autonomie relative des évêques sud-africains qui, dans leurs lettres, s’engagent sur des points concrets qui ne peuvent être défendus par le Saint-Siège. Comme réponse, le pape préfèrera la litote ou le silence mais ne condamnera jamais directement et nominativement l’attitude des évêques.

Notes
705.

Du latin « ad limina apostolorum » (« au seuil [des basiliques] des apôtres »), désigne la visite que doit faire chaque évêque tous les 5 ans au Saint-Siège.

706.

« Discours aux évêques d’Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1831, 6 juin 1982, col 562.

707.

« La visite du premier ministre de l’Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1878, 15 juillet 1984, col 765.

708.

Ibid.

709.

« Le premier ministre reçu par le pape », ARM, n°14, juillet-août 1984, p. 19.

710.

Ibid.

711.

Ibid. Voir aussi « Visite de P. Botha : mise au point du Vatican », La Croix, 12-13 juin 1984, p. 4.

712.

« L’apartheid et la dignité de l’homme. Discours au Comité de l’ONU contre la ségrégation raciale », La documentation catholique, n°1880, 2 septembre 1984, col 818.

713.

« La mission de l’Eglise en Afrique australe », La documentation catholique, n°1883, 4 novembre 1984, col 1005.

714.

« Discours de Jean-Paul II dans son discours du 11 janvier 1986 devant le Corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège », La documentation catholique, n°1912, col 199.

715.

Jean-Paul II s’est rendu du 10 au 19 septembre 1988 au Zimbabwe, au Botswana, au Lesotho, au Swaziland et au Mozambique. Lors de son passage au Lesotho, il procéda à la béatification du père oblat Joseph Gérard (1831-1914).

716.

Julia RIMBAUD, « Des Eglises en état d’urgence », op.cit., p. 6.

717.

« Jean-Paul II ? « not now » », ARM, n°59, 15 septembre 1988, p. 6.

718.

« Le pape et les journalistes : l’apartheid, un problème moral et social », La documentation catholique, n°1970, 16 octobre 1988, col 951.

719.

En effet, le clergé catholique sud-africain était globalement contre une telle visite. En 1989, Jean-Paul II lors d’un discours face aux journalistes reviendra sur la difficulté à réaliser un tel séjour : « Le pape ne rend pas visite à des systèmes politiques ni à des idéologies, il rend visite à l’Eglise qui vit dans ces systèmes […]. Mais en même temps, effectuant une visite dans un pays, le pape doit se comporter en bon hôte, montrer également le respect qui est dû à ceux qui détiennent le pouvoir, qui est dû à l’autorité politique », in « Jean-Paul II répond aux journalistes », La documentation catholique, n°1985, 4 juin 1989, col 559.

720.

« Le pape et les journalistes… », op.cit., col 950.