2-4 La légitimité de l’Eglise à intervenir, le souci d’une pastorale pratique

Le numéro de Fides du 30 janvier 1960 rapporte la première réunion de l’Institut sud-africain pour les relations raciales (le 11 janvier 1960) 756. Sa conclusion rend compte de la nouvelle prise de conscience incarnée au sein des Eglises chrétiennes en matière raciale. Le propos se fait déjà fort alarmiste et Mgr Hurley adresse déjà un appel en direction de l’Occident, lui demandant son soutien, «  sinon le monde marxiste le fera 757». Sa volonté de voir la mentalité des Blancs évoluer est mise à l’épreuve :

‘« Etant donné qu’il n’y a aucun espoir de changement radical dans la politique des Blancs, il n’y en aura pas non plus dans l’expression de la violence chez les Noirs. Peut-être serons-nous contrôlés finalement par la police des Nations-Unies, en attendant que l’avenir de la future société sud-africaine se dessine 758  ».’

En 1963, une déclaration reproduite dans les Informations Catholiques Internationales témoigne du rôle primordial que les Eglises ont eu et ont à jouer dans la transformation de la situation raciale. Rappelant et dénonçant la place du christianisme comme fondement à l’idéologie du système (« J’attribue à la religion organisée du pays la responsabilité de cette situation raciale sans solution politique 759  »), Mgr Hurley dénonce également l’attitude des chrétiens blancs qui se retrouvent dans une institution « figée » alors que les Eglises qui accueillent les populations noires savent s’adapter et épouser leur lutte :

‘« Chez les Blancs, je dirais que la religion n’a pas réussi à suivre l’évolution sociale. Ils n’ont pas su voir les nouvelles dimensions de la vie sociale, pas su appliquer avec vigueur leurs principes chrétiens aux situations nouvelles […]. Quant aux Africains, leurs Eglises se sont trop identifiées à leur lutte nationale pour survivre 760  ».’

L’Eglise (et on peut penser que Mgr Hurley désigne l’Eglise catholique) se doit, non seulement d’accompagner les populations non-blanches dans leur évolution, mais aussi de jouer un rôle actif pour une amélioration de la situation sociale. Elle doit donc perdre son image de structure « figée » incapable de se positionner concrètement contre la ségrégation raciale et ses effets.

La question de la place de l’Eglise dans la société fera l’objet de plusieurs travaux au sein de l’Institut des relations raciales présidé par Mgr Hurley. Au cours de l’assemblée générale annuelle de l’Institut en février 1965, il qualifie la nature de l’apartheid comme étant avant tout d’ordre moral, découlant de préjugés. En raison de ce caractère moral (et non politique), l’Eglise peut et doit réagir, et questionner ses contemporains. Elle a donc toute légitimité à se positionner, à « relever le défi du gouvernement et à prendre part à une croisade de rééducation morale de la population blanche. Nous pouvons réserver notre droit de commentaire et de protestation quand l’occasion le demandera 761  ». Une telle déclaration peut laisser penser qu’elle entraînera bien des réactions au sein du gouvernement comme chez les fidèles chrétiens dont l’attitude passive est remise en cause. Il est difficile d’évaluer l’impact d’une telle déclaration sur le lecteur français, mais sa transcription dans les ICI peut témoigner de la volonté de la revue de rendre compte de l’émergence d’une résistance au sein de l’Eglise catholique, résistance incarnée par la personne de Mgr Hurley. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les déclarations collectives des évêques des années 50 à 60 trouvent assez peu d’écho dans les ICI 762 . On peut donc penser que le journal a la volonté de laisser une place plus grande à une prise de position individuelle et plus radicale.

Après le choc des émeutes de Soweto, Mgr Hurley accentue son propos sur l’attitude des chrétiens blancs : alors que la contestation noire grandit et se radicalise, devenant dans les années 70 et depuis la création de la Black Consciousness une véritable « force spirituelle 763  », Mgr Hurley dénonce une nouvelle fois le manque d’action des Eglises chrétiennes anglophones, même si des initiatives individuelles existent, particulièrement chez les anglicans (citant l’évêque Huddleston et Mgr Reeves) :

‘« Cela exige un effort de conversion et un dévouement proches de l’héroïsme. La médiocrité est inefficace. Or, malheureusement, la médiocrité est la règle comme c’est généralement le cas dans les affaires humaines 764  ».’

La récente déclaration des évêques (mars 1977) est donc sans doute jugée encore trop timide par Mgr Hurley, même si la lettre collective montre une évolution dans l’engagement de l’Eglise catholique. Mgr Hurley préfère mettre l’accent sur l’implication du Christian institut 765 créé en 1963 par le pasteur afrikaner Beyers Naudé :

‘« L’institut s’efforce de faire comprendre à la communauté blanche les conditions de privation dans lesquelles vivent les Noirs et comment s’opère leur prise de conscience afin de faire naître un esprit de compréhension et de réconciliation 766  ».’

Si Mgr Hurley s’arrête sur le travail de l’Institut qui œuvre pour une conscientisation des Blancs à faire parvenir à une « identification avec les Noirs opprimés 767  », c’est que cette structure est, dans ses objectifs, similaire à celle que vient de créer Mgr Hurley, Diakonia, regroupant alors 7 Eglises chrétiennes de Durban. Tel qu’il le présente, l’organisme a comme rôle de « stimuler les Eglises » en les aidant à « jouer un rôle plus efficace face aux problèmes sociaux 768». Mgr Hurley affirme donc sa volonté de placer les Eglises au cœur de la transformation de la société sud-africaine et ainsi de créer une nouvelle pastorale, plus pratique et plus proche des opprimés :

‘« L’effort de développement et de libération ne peut pas devenir le souci exclusif de spécialistes au sein de modestes institutions : il fait partie intégrante de la mission de l’Eglise dans son ensemble 769  ».’

Si les événements de Soweto ont « précipité » la prise de conscience au sein des Eglises chrétiennes au sein de Diakonia, Mgr Hurley avait déjà une telle conception au début des années 70 et entrevoyait déjà les difficultés qu’un tel engagement risquait d’entraîner :

‘« L’Eglise catholique s’engagera de plus en plus dans la lutte pour la justice et l’égalité […]. Cela entraînera de très fortes tensions entre les Eglises et l’Etat dans les années à venir. La plupart des chrétiens se rendent compte que le christianisme n’a aucun espoir, aucun sens s’il n’est pas du côté de la justice 770  ».’

Comme nous le verrons, les craintes de Mgr Hurley concernant les répercussions sur les Eglises de leur action se confirmeront (notamment dans les années 80), ces dernières se voyant accusées par les autorités civiles de pratiquer une ingérence dans une problématique qui relève du domaine politique. Mgr Hurley rappellera ainsi sans cesse la légitimité des Eglises à se positionner contre le régime. C’est le cas par exemple à la suite de la déclaration épiscopale de 1977 :

‘« Les valeurs de l’Evangile et de l’humanité que nous professons nous obligent à soutenir la cause de la libération des Noirs dans le pays et donc à nous placer en conflit avec les autorités blanches 771  ».’
Notes
756.

Mgr Hurley a été président de l’ Institut sud-africain des relations raciales en 1965 et 1966.

757.

Ibid.

758.

« Les archevêques de Cape Town et de Durban parlent du récent conflit racial » (1960), op.cit., NF 162.

759.

« Mgr Hurley : « Ce sont les Eglises qui portent la responsabilité de la grave situation raciale », ICI, n°200, 15 septembre 1963, p. 12.

760.

Ibid.

761.

« Mgr Hurley invite à profiter de la politique raciale du gouvernement pour la rééducation des Blancs », ICI, n°234, 15 février 1965, p. 13.

762.

Le titre et la brièveté de l’article rendant compte en 1962 de la parution d’une nouvelle lettre pastorale témoignent en effet du manque d’intérêt pour ces déclarations vaines. : « Une lettre pastorale collective dénonce à nouveau la discrimination raciale » (1962), op.cit.

763.

« La situation en Afrique du Sud et l’attitude de l’Eglise. Conférence de Mgr Hurley, archevêque de Durban », La documentation catholique, n°1722, 19 juin 1977, col 578.

764.

Ibid.

765.

Je reviendrai sur le travail du Christian institut et sur l’implication de Beyers Naudé dans le chapitre III.

766.

Ibid.

767.

Ibid.

768.

Ibid.

769.

Ibid.

770.

« Interview de D. Hurley », ICI, n°429, 1er avril 1973, p. 28.

771.

Etienne GAU, « L’inévitable confrontation des évêques catholiques avec les autorités civiles », La Croix, 15 février 1977.