3-5 Prix Nobel de la paix, une nouvelle tribune

Le Prix Nobel de la Paix décerné à Desmond Tutu le 16 octobre 1984 fut le symbole de la reconnaissance par la communauté internationale du travail des Eglises effectué au sein du SACC. Cette reconnaissance venait à temps, le SACC subissant toujours, quelques mois avant l’attribution, les attaques du gouvernement. En août 1984, le bulletin SOEPI rapporte le refus de P.W. Botha de participer à une rencontre avec les Eglises membres du SACC, justifiant ainsi son refus :

‘« Lorsqu’il y aura des preuves que les Eglises du SACC quittent le terrain de la politique et se consacrent à nouveau à des choses spirituelles, alors et seulement alors, moi-même et les membres de mon cabinet, nous serons disposés à rencontrer les dirigeants ecclésiastiques concernés 817  ».’

L’antagonisme existant entre le SACC et le gouvernement de Pretoria reste donc important. En ce sens, il est clair que le choix de Desmond Tutu comme lauréat du prix Nobel ait été également la marque d’une désapprobation de la politique gouvernementale par la communauté internationale.

Desmond Tutu occupe déjà les colonnes des ARM quelques jours avant que ne lui soit décerné le prix, même si les faits relatés datent de plusieurs semaines818 : le journaliste rend compte de sa rencontre avec le président du SACC alors qu’il effectue une tournée en Europe afin d’informer de la situation sud-africaine au lendemain de l’échec des scrutins visant à l’établissement d’une nouvelle constitution (parlement tricaméral). Sa tournée a également comme but de contrecarrer l’impact de la visite du premier ministre Vorster, reçu par plusieurs puissances occidentales, et notamment par le Vatican819. En réaction à ce qui lui apparaît comme un soutien implicite de l’Europe à la politique menée en Afrique du Sud, Desmond Tutu réclame que l’Occident prenne des mesures sérieuses contre l’apartheid. La plus sérieuse serait la fin des investissements étrangers.

La Croix réagit à l’attribution du prix Nobel en qualifiant cette attribution de « camouflet à la politique de l’apartheid  820 ». Dominique Quinio fait une courte biographie de D.Tutu en insistant sur ses prises de position et l’accusation qui lui est faite de « favoriser la subversion et d’entretenir un climat révolutionnaire 821  ». La résonance politique d’un tel prix est donc bien comprise :

‘« Pour le gouvernement, bafoué à la face du monde, et pour ceux qui luttent par tous les moyens contre l’apartheid  822 ».’

L’occasion est bonne pour informer les lecteurs de la répression que subissent aussi les hommes d’Eglise : M.Mkhatschwa qui a passé 4 mois en prison et bien sûr Desmond Tutu, privé de son passeport, tous les deux étant accusés d’activités subversives :

‘« C’est un crime d’être chrétien en Afrique du Sud. Nous soutenons les familles de détenus politiques, les détenus, les exclus. Partout ailleurs, on ferait notre éloge… 823  ».’

Dans le même article, Julia Ficatier profite du coup de projecteur donné sur l’Afrique du Sud pour revenir sur la situation des bantoustans, combat prioritaire pour les Eglises, et rapporte la mobilisation de Desmond Tutu et du SACC à ce sujet, « appelant au mois d’août dernier à deux journées de jeûne et de prière à l’intention de tous ces hommes, femmes, enfants déplacés de force, soit des centaines de milliers de personnes  824 ».

La presse réformée rend bien sûr également compte de l’attribution du prix Nobel : le 20 octobre 1984, un court article, une large photo de Desmond Tutu, et un titre (« Prix Nobel pour des Noirs inconnus 825  ») rendent compte en première page de l’information. Le prix rend hommage aux chrétiens non-violents, « à l’heure où la violence ne demande qu’à se rallumer ici et là 826  ».

Deux mois après l’attribution du prix Nobel, Bruno Chenu revient, dans La Croix, sur l’événement qui représente aussi la consécration de la théologie noire qu’incarne bien Desmond Tutu : Eglise du côté des opprimés, valorisation de l’identité noire, pastorale pratique pour une meilleure justice sociale…

‘« Provocante cette théologie noire ? Elle semble l’être sur place puisque le gouvernement sud-africain la traite d’idéologie révolutionnaire à la solde du communisme internationale. Plus justement elle manifeste le réveil prophétique de chrétiens et d’Eglises qui se mettent en travers de l’injustice 827  ».’

Le « combat obstiné et courageux pour la justice 828  » mené par Desmond Tutu est également cité par Jacques Maury, président de la Fédération Protestante de France qui déclare dans SOEPI que le prix salue un « serviteur inlassable du Christ » représentant devant le monde « les millions de victimes dont il est inconditionnellement solidaire 829  ». Desmond Tutu ayant eu des liens étroits avec le COE, il n’est pas étonnant que son prix Nobel occupe plusieurs lignes dans le bulletin SOEPI. Le 16 novembre 1984, c’est une interview de 3 pages qui est reproduite dans SOEPI, entretien qui permet à Desmond Tutu de parler de l’aide du COE à travers le Programme de lutte contre le racisme (PLR) :

‘« [Le COE] a toujours appelé les Eglises et les chrétiens à conserver une égale attention aux questions de la justice et de la paix […]. Nous sommes reconnaissants de l’existence du PLR et de tout ce qu’il a fait pour donner à cette question la place qu’elle mérite au centre des préoccupations du monde 830  ».’

Les observateurs chrétiens français comprennent bien que le prix Nobel attribué à Desmond Tutu, à une époque où l’Afrique du Sud traverse une période de troubles et d’émeutes, revêt un sens symbolique profond et est un signe de reconnaissance évident. Il est un camouflet à la politique d’apartheid mais d’un point de vue religieux et spirituel, il apparaît comme une reconnaissance et une approbation du combat des Eglises dans une lutte au caractère politique et social.

Notes
817.

« Botha refuse de rencontrer les représentants d’Eglises », SOEPI, n°30, 31 août 1984, p. 10.

818.

« Desmond Tutu : un évêque contre l’apartheid », ARM, n°16, 15 octobre 1984, pp. 11-14.

819.

« La visite du premier ministre de l’Afrique du Sud » (1984), La documentation catholique, op.cit. Concernant la visite de J.Vorster au pape, D.Tutu se prononça « en désaccord avec le principe même de l’audience » in « Le premier ministre reçu par le pape » (1984), ARM, op.cit., p. 19.

820.

Dominique QUINIO, « Le Nobel de la paix à Desmond Tutu », La Croix, 17 octobre 1984, 1ère page et p. 9.

821.

Ibid.

822.

Dominique QUINIO, « Un « Nobel » très politique », La Croix, 18 octobre 1984, p. 2.

823.

Ibid.

824.

Julia FICATIER, « La bataille contre les bantoustans », La Croix, 18 octobre 1984, p. 3.

825.

« Prix Nobel pour des Noirs inconnus », Réforme, n°2062, 20 octobre 1984, 1ère page.

826.

Ibid.

827.

Bruno CHENU, « Le sacre de la théologie noire », La Croix, 21 décembre 1984, p. 11.

828.

« Remise du prix Nobel de la paix à Desmond Tutu : déclaration du secrétaire général intérimaire du COE », SOEPI, n°36, 19 octobre 1984, p. 2.

829.

Ibid.

830.

« Interview du nouveau prix Nobel de la paix Desmond Tutu », SOEPI, n°38, 16 novembre 1984, p. 12.