3-6 Les questions de la violence et des sanctions économiques

La voix de Desmond Tutu commence à être régulièrement répercutée dans la presse chrétienne française au milieu des années 80, alors que l’Afrique du Sud connaît une phase de répression et de violences intenses. Plusieurs observateurs voient le pays sombrer, pensant qu’il est arrivé à un point de non-retour. Le recours à la violence des populations opprimées devient un thème abordé par les acteurs de la lutte en Afrique du Sud. La position de Desmond Tutu au sujet du recours à la violence est légitimement rapportée :

‘« Que des gens raisonnables s’assoient à la table des négociations et élaborent ensemble notre objectif. C’est une possibilité et c’est ce à quoi nous travaillons. La seconde, c’est un accroissement de la violence et l’escalade de la lutte armée, beaucoup de victimes et pour finir, un bain de sang. C’est ce que nous essayons d’éviter […]  831 ».’

Certains pensèrent que par de telles déclarations, Desmond Tutu légitimait le recours à la violence. Ce ne fut pas le cas. Il chercha plutôt à comprendre les raisons d’une telle violence perçue comme le signe d’une réelle exaspération de la population noire devant une répression de plus en plus intense. Autrement dit, c’est bien l’apartheid qui conduit les populations opprimées à agir de la sorte :

‘« C’est la politique d’apartheid qui est à la base de tout. Ce sont les atteintes élémentaires aux droits de l’homme, le mépris de l’autre, qu’il fallait et qu’il faut partout et clairement condamner. C’est la racine même du mal  832 ».’

Durant l’été 1985, au cœur des violences, Desmond Tutu est auprès des victimes de la répression mise en place en vertu de l’état d’urgence. Une photo publiée dans La Croix le 25 juillet 1985 le montre appelant au calme une foule rassemblée (sans doute au cours de funérailles)833.

Le 4 avril 1986, La Croix reproduit les propos de Desmond Tutu recueillis par la correspondante du journal à Johannesburg, Anne Mengos. Interrogé sur sa position à l’égard de la violence, Desmond Tutu explique la complexité d’un tel recours, déclarant le comprendre :

‘« J’ai toujours déclaré que j’étais opposé à la violence, une méthode qui ne peut que nous discréditer. Mais arrive un stade où elle peut se justifier, en tant qu’ultime manière de se débarrasser d’un gouvernement injuste. Je ne sais pas encore si nous avons atteint cette étape. Peut-être en sommes-nous très proches ? 834  ».’

Si la condamnation du principe du recours à la violence est claire et sans ambages, les circonstances concrètes peuvent en justifier le recours. De telles déclarations venant d’un homme d’Eglise, et à fortiori récent prix Nobel de la paix, aurait pu susciter des critiques de la part des observateurs chrétiens. Cela ne fut pas le cas. Ces déclarations extrêmes ont eu plutôt comme effet de faire prendre conscience que la situation était devenue si dramatique qu’elle demandait des positionnements extrêmes de la part d’hommes d’Eglise.

En septembre 1989, alors que l’Afrique du Sud voit l’apartheid s’assouplir, Desmond Tutu affirme de nouveau dans La Croix 835 ses positions vis-à-vis de la violence dont le recours sera inévitable lorsque la patience des populations opprimées sera à bout. Malgré tout, Desmond Tutu réaffirme que seule la voie de la non-violence est à suivre, tout en se demandant jusqu’à quand une telle ligne de conduite sera possible…

En tant que président du SACC, Desmond Tutu va adresser plusieurs appels aux Eglises d’Europe et des Etats-Unis. Le 31 mai 1985, il est de passage à Paris, au siège de la Fédération Protestante de France et pour participer au carrefour international des Libertés et Droits de l’homme. Réforme rend compte de la décision prise par le gouvernement français836alors que Desmond Tutu est à Paris :

‘« En menaçant d’arrêter les investissements français en Afrique du Sud si « dans un délai raisonnable de 18 mois à 2 ans des mesures réelles n’étaient pas prises par Pretoria pour défaire le régime de l’apartheid », le gouvernement français est allé dans le sens des injonctions du prix Nobel 84 837  ».’

Inlassablement, Desmond Tutu informe l’Occident de la profonde immoralité du système et tente de convaincre du bien fondé des sanctions économiques. Il est décrit par Ariane Bonzon comme un « petit homme au regard vif, tour à tour drôle et intransigeant, ne ménage pas sa peine ni son bâton de pèlerin 838  ».

Les sanctions économiques sont donc bien un moyen susceptible de pouvoir apporter un changement durable à la situation devenue dramatique. L’exposition médiatique de Desmond Tutu au lendemain de l’attribution de son prix Nobel lui permettra toujours et encore de défendre les sanctions, en usant parfois d’un ton alarmiste et culpabilisant :

‘« Nous avons encore une dernière chance de parvenir à un mode de règlement pacifique : que la communauté internationale fasse pression sur le gouvernement sud-africain sur le plan politique, sur le plan diplomatique mais avant tout sur le plan économique. Si cela échoue ou si cela n’a pas lieu, la lutte finale est imminente 839  ».’

Desmond Tutu devient « l’homme » des sanctions et son engagement à ce sujet suscitera des réactions du côté du gouvernement. La Croix reproduit ainsi la réplique du régime sud-africain, ce dernier jugeant que le prélat « ne dispose d’aucun mandat pour lancer pareilles initiatives » et que « les sanctions seraient particulièrement désastreuses pour les Noirs et pour les pays voisins mais pas pour l’évêque de Johannesburg  840 ». Un argument que Desmond Tutu entendait si souvent qu’il avait coutume de répondre de manière cinglante :

‘« N’écoutez pas la vieille histoire selon laquelle les noirs vont souffrir, ils souffrent déjà 841».’

Le gouvernement sud-africain réagit donc avec violence à un engagement qu’il estime être inadapté pour un homme d’Eglise… Desmond Tutu n’en aura cure et aura tendance à affirmer avec toujours plus de force que son rôle est bien la défense des lois de l’Evangile et la condamnation d’un système qui nie ce principe fondamental.

Notes
831.

« Interview du nouveau prix Nobel… », op.cit., p. 14.

832.

Noël COPIN, « Violence sur l’Afrique du Sud », op.cit.

833.

« Huit nouvelles victimes noires sud-africaines », op.cit.

834.

« Une interview du prix Nobel de la Paix : Desmond Tutu en appelle au monde », La Croix, 4 avril 1986, p2.

835.

« Afrique du Sud : les exigences de Mgr Tutu », La Croix, 14 septembre 1989, p. 4.

836.

En juillet 85, le gouvernement français déposa un projet de résolution devant le conseil de sécurité, demandant notamment la suspension de tout nouvel investissement en Afrique du Sud, l’interdiction de tout nouveau contrat dans le nucléaire et l’interdiction de vente de matériel informatique pouvant servir à des fins policières ou militaires. Voir « Les sanctions économiques annoncées par L.Fabius… », La Croix, op.cit.

837.

Ariane BONZON, « Desmond Tutu, un « travailleur de Dieu » », Réforme, 8 juin 1985, p. 4.

838.

Ibid.

839.

« Interview du nouveau prix Nobel… », SOEPI, n°38, op.cit., p. 14.

840.

« Une interview du prix Nobel de la paix… »(1989), op.cit.

841.

« Desmond Tutu, un « travailleur de Dieu » », Réforme, op.cit.