3-8 Une présence dans la répression et au moment de la libération

Desmond Tutu a été un orateur percutant, mobilisateur et présent lors d’interventions au caractère fortement symbolique. Quelques jours après sa rencontre avec P.Botha, il célèbre un office en plein air à Soweto, malgré l’interdiction de tout rassemblement852… Le journal La Croix rapporte son propos alarmiste et percutant : « ils croient qu’ils vont mourir et cela leur est égal 853  ».

En juin 1988, le journal Réforme rapporte l’initiative du SACC de deux journées de réunion (les 30 et 31 mai) dans le but de réfléchir aux moyens de lutte contre l’apartheid. Parmi les participants, Allan Boesak (président de l’ARM), Frank Chikane (secrétaire général du SACC) et Desmond Tutu, « chef de l’Eglise anglicane d’Afrique australe, prix Nobel de la Paix […], petit homme aux cheveux argentés, habillé de fushia [qui] n’a pas son pareil pour faire rire ou danser une foule de fidèles 854  ». Cette description d’un personnage jovial et débonnaire peut paraître quelque peu « légère » face à une réalité dramatique et ne donne qu’une vision que partielle du personnage. La photo qui accompagne l’article montre Desmond Tutu portant la croix du Christ, rappelant la souffrance d’un peuple identique à celle vécue par le Christ lors de sa passion.

Photo 9 : Desmond Tutu, le 31 mai 1988, dans l’église catholique de Soweto
Photo 9 : Desmond Tutu, le 31 mai 1988, dans l’église catholique de Soweto

Source : Réforme, 11 juin 1988

Un article de Réforme est consacré entièrement à la vigueur de la lutte des Eglises à une époque (1988) ou la répression a touché tous les autres mouvements de contestation. Il apparaît clairement que la tâche est difficile et que le rassemblement au Cap de 150 leaders religieux le 1er mars 1988 avec Mgr Tutu et A.Boesak en tête, risque de marquer « le début d’une véritable épreuve de force entre les Eglises et l’Etat 855  ». Illustrant son propos, Marianne Cornevin rappelle les injures prononcées par le président Botha à l’encontre du SACC et la destruction de ses locaux de Johannesburg en août. Le prix pour la lutte est donc cher à payer…

En 1989, la donne a changé en Afrique du Sud. Alors que le président De Klerk agit avec une grande prudence pour sortir le pays du régime d’apartheid, des affrontements touchent toute l’Afrique du Sud. Si une nouvelle constitution est annoncée, ses contours sont dressés avec beaucoup de flou. Desmond Tutu sera présent lors de cette période de transition. Si le ton est encore fort alarmiste en septembre 1989 (« nous sommes au bord de la catastrophe 856  »), il n’en est plus de même quelques jours plus tard, alors que pour la première fois, les manifestations multiraciales sont autorisées à Cape Town et à Johannesburg. Desmond Tutu est en tête de la manifestation au Cap, en compagnie d’Alan Boesak, alors que le drapeau de l’ANC flotte sur le devant de la mairie. La Croix 857 publie une photo de Desmond Tutu, à l’air victorieux, donnant au gouvernement un délai de 6 à 8 mois pour le démantèlement total de l’apartheid.

Desmond Tutu est un cas exceptionnel dans des Eglises où il est rare de voir un homme noir atteindre de hautes fonctions hiérarchiques… Curieusement, cette conséquence de l’apartheid n’est pratiquement pas rappelée par la presse chrétienne, presse qui se donne rarement la peine de préciser que le clergé des Eglises anglicanes ou catholiques reste à majorité blanche. La couleur de Desmond Tutu ne rentre donc pas en compte dans l’intérêt que les observateurs étrangers portent à son parcours et à sa personnalité. Lorsqu’il devient président du SACC en 1978, il donne une nouvelle orientation au Conseil sud-africain des Eglises, organisant la résistance, mettant en place une série de programmes et d’actions tous destinés à apporter des solutions et des aides concrètes aux populations opprimées. Le prix Nobel de la paix décerné à Desmond Tutu sera le prix de la reconnaissance mais aussi l’hommage d’une communauté internationale à un homme d’Eglise impliqué dans la société, aux actions courageuses et aux déclarations percutantes et sensibles. Lors de son discours prononcé au siège du SACC alors qu’il venait d’apprendre qu’il avait reçu le prix Nobel, Mgr Tutu se compara à un pion issu d’un peuple dont le nez est frotté chaque jour dans la poussière. Il dédia son prix à toutes les victimes quotidiennes du système. Les années qui suivront, Desmond Tutu rappellera sans cesse les vexations quotidiennes, l’exaspération du peuple noir, la violence perverse d’un système. C’est ce discours que répercutera la presse chrétienne française. Plusieurs articles parus dans la presse française se contentent de reproduire les déclarations ou les interviews de Desmond Tutu et ne commentent pas les prises de position radicales concernant l’appel aux sanctions économiques, le recours à la violence, le soutien à l’ANC… La personnalité de Desmond Tutu, homme d’Eglise auréolé d’un prix Nobel, est l’une des plus présentes dans la presse chrétienne française. Il parvint, grâce à un discours simple et sensible, à porter la question de l’Afrique du Sud sur le devant de la scène internationale.

D’autres personnalités émergèrent au sein des Eglises, faisant front dans une lutte de nature fortement œcuménique. Le parcours de deux d’entre elles, celle de Beyers Naudé et celle d’Allan Boesak ont suscité l’intérêt de la France, ses personnalités démontrant qu’une prise de conscience et une mobilisation anti-apartheid sont possibles chez les Afrikaners blancs.

Notes
852.

Yves PITETTE, « La psychose de Soweto », La Croix, 17 juin 1986, p. 4.

853.

Noël DARBROZ, « Soweto, dix ans après », La Croix, op.cit.

854.

Julia RIMBAUD, « Des Eglises en première ligne », Réforme, 11 juin 1988, p. 3.

855.

Marianne CORNEVIN, « Les Eglises en première ligne dans la lutte anti-apartheid », Réforme, 16 septembre 1989.

856.

Paskal CHELET, « Le Cap compte ses morts », La Croix, 9 septembre 1989, p. 5.

857.

« Le Cap : Noirs et Blancs bras dessus, bras dessous au cœur de la ville », La Croix, 15 septembre 1989, 1ère page.

Voir aussi Une première en Afrique du Sud : des marches anti-apartheid officiellement autorisées », ARM, n°71, 15 octobre 1989, p. 8.