L’engagement de Beyers Naudé, le travail de l’Institut chrétien 866

Les observateurs chrétiens français vont faire assez peu référence au travail de l’Institut chrétien avant la fin des années 70 alors que la répression s’abat massivement sur lui. En 1974, Réforme reproduit 2 articles écrits par Ivor Shapiro, journaliste indépendant et responsable du centre d’information de l’Institut chrétien, présenté alors comme «  un organisme multiracial inter-ecclésiastique luttant, de l’intérieur, contre l’apartheid 867  ». Ivor Shapiro commente l’apparition dans le champ politique d’une aile « réformiste », les verligtes 868 , tout en précisant bien que le véritable changement interviendra lorsque la communauté blanche accepta de négocier une redistribution du pouvoir. L’article est donc clairement une analyse de la situation politique sud-africaine. En juillet de la même année, toujours dans Réforme, Ivor Shapiro dresse un nouveau tableau de la situation alors que plusieurs pays limitrophes à l’Afrique du Sud connaissent eux-mêmes des changements politiques (Mozambique, Angola…), constituant ainsi une nouvelle menace pour l’Afrique du Sud. Si Ivor Shapiro est incapable de dire quelle sera la suite des événements, il est bien conscient que « quelque chose doit se passer 869  ». Il peut paraître assez étonnant que Réforme reproduise en totalité (soit une page entière pour chaque article) les réflexions d’un membre de l’Institut chrétien sur la politique interne du pays. Les 2 articles publiés dans Réforme n’ont pas forcément été écrits pour le journal français (spécifiquement) mais ont pu être proposés à plusieurs journaux de la presse étrangère870. Quoi qu’il en soit, il est clair que Réforme, en les éditant, démontre sa volonté de donner la parole à l’Institut chrétien.

Joseph Limagne, dans le dossier des ICI (avril 1977) consacré à l’Afrique du Sud, reproduit l’entretien qu’il a eu avec Beyers Naudé (qui sera banni par le gouvernement quelques mois plus tard), « homme au visage énergique, marqué par la lassitude d’un combat de tous les instants 871  ». Il l’interroge sur le rôle que doivent prendre les chrétiens en Afrique du Sud et particulièrement au sein de l’Institut chrétien :

‘« Les chrétiens ont le devoir de s’identifier avec tous les opprimés, les victimes de l’injustice, de la discrimination, ceux à qui on refuse toute dignité humaine. Notre foi nous fait obligation de soutenir les aspirations légitimes des Noirs, d’aider à la lutte pour une vraie libération 872  ».’

Si d’un point de vue collectif l’Institut chrétien ne peut pas défendre le recours à la violence, Beyers Naudé précise cependant que le chrétien peut y recourir «  si, en conscience, il croit qu’il n’y a pas d’autre possibilité 873  ». Dans le reste de l’entretien, Beyers Naudé proposera d’autres formes de résistance possibles, qu’elles soient internes au pays ou d’initiatives internationales : désobéissance civique874, aide aux mouvements pour la promotion des Noirs, fin des investissements étrangers…

Dans son article du 13 mai 1985, Le christianisme au XXème siècle rapporte le lancement du « Projet d’étude sur le christianisme dans la société d’apartheid » (« Study project on christianity in apartheid society », en abrégé Spro-cas 875 ), « dont le but était de rechercher une solution chrétienne de substitution à l’apartheid dans les domaines de l’économie, de l’éducation, des affaires sociales et de la politique 876  ». Lancé en 1969, le projet n’est donc pas cité dans la presse chrétienne française avant le milieu des années 80. Il fut pourtant mené par plus de 150 personnes de seize confessions différentes, par des chrétiens (hommes d’Eglises, théologiens…) et des non-chrétiens (sociologues, économistes…), d’origines diverses (Afrikaners, Anglophones, Indiens, Métis). Leurs travaux aboutirent à la publication de plusieurs rapports d’étude touchant aux problématiques socio-économiques engendrées par le système d’apartheid877.

Le but de l’Institut chrétien est donc de proposer des alternatives au système d’apartheid, alternatives proposées par des chrétiens impliqués dans la société et oeuvrant dans un esprit œcuménique et interracial. La solution doit résider dans la prise de conscience des opprimés eux-mêmes (rejoignant ainsi les thèses de la théologie noire) et la libération doit venir de leurs propres initiatives. Le problème fondamental reste ainsi le monopole des pouvoirs politiques et économiques détenu par la minorité blanche, population blanche guidée dans son attitude par des impératifs économiques et une peur irrationnelle des populations non-blanches susceptibles de leur enlever leur suprématie. D’après les membres du projet Spro cas, le changement ne pourra venir que des nouvelles forces naissantes au sein de la population noire : mouvement de la Conscience noire, développement du syndicalisme…

En août 1985, Anne-Marie Goguel dans Réforme reproduit quelques passages du « Manifeste » de l’Institut chrétien publié en 1974 :

‘« La réponse à Dieu doit être à la fois spirituelle et temporelle, s’exprimer à la fois sous une forme communautaire et sous une forme individuelle » et que « les chrétiens doivent chercher à établir une société dans laquelle la terre, la richesse et le pouvoir soient également accessibles à tous… Les chrétiens sont appelés à obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, même si cela implique la désobéissance aux autorités civiles, la résistance passive ou la violation des lois anti-chrétiennes, et même si les solutions qu’ils proposent sont impopulaires 878  ».’

L’orientation politique de l’Institut chrétien est donc retenue par Anne-Marie Goguel qui, se référant à ce manifeste, prône, elle aussi, une nécessaire conversion de tous les chrétiens pour un changement social. Beyers Naudé devient ainsi une « voix prophétique 879  » pour tous ceux qui luttent contre l’apartheid et son option théologique un exemple pour des observateurs chrétiens français. En présentant le travail de l’Institut chrétien et son engagement en matière politique et sociale, il est clair qu’Anne-Marie Goguel tient à rendre hommage et à soutenir cette forme particulière de lutte des Eglises dans un contexte difficile. Ce contexte joua d’ailleurs sans doute un rôle important dans cet « hommage » d’Anne-Marie Goguel : la revue de l’institut Pro Veritate est interdite depuis 1977 et Beyers Naudé a été assigné à résidence de 1977 à 1984.

Notes
866.

Divers ouvrages ou articles en langue anglaise sont consacrés à l’Institut chrétien et à l’engagement de Beyers Naudé. Citons par exemple : Peter WALSHE, « Mission in a Repressive Society : the christian institut of Southern Africa », The Societies of Southern Africa in the 19 th and 20 th Centuries, vol 12, University of London: Institute of Commonwealth Studies, 1981.

Charles VILLA-VICENCIO: «  A life of resistance and hope » in Resistance and hope: South African essays in honour of Beyers Naudé, Cape Town and Johannesburg, ed David Philip, 1985, p. 3 à 13.

867.

Ivor SHAPIRO, « Contre la tragédie : la voix des « illuminés » », Réforme, n°1521, 11 mai 1974.

868.

A la mort d’Hendrik Verwoerd en 1966, c’est Johannes Vorster qui devient premier ministre. Un clivage se produit au sein du parti National entre les « Verligtes » (les « Eclairés » ou « illuminés ») dirigés par Vorster qui souhaitent aménager le système pour répondre aux pressions internationales, et les « Verkramptes » (les « crispés ») dont la volonté est de pousser la logique de l’apartheid jusqu’au bout, considérant que la suprématie afrikaner doit être maintenue, même au prix d’une isolation totale.

869.

Ivor SHAPIRO, «Les lampions sont éteints, un système vacille », Réforme, n°1529, 6 juillet 1974

870.

De plus, il semble qu’Ivor Shapiro ait été en quelque sorte le porte-parole à l’étranger de l’Institut chrétien puis un article du journal La Croix rapporte qu’il est en visite à Paris en mars 1975 afin d’informer des affrontements existants entre les Eglises et le gouvernement. Voir « Afrique du Sud : le racisme divise les Eglises », La Croix, 2-3 mars 1975.

871.

Joseph Limagne, « Afrique du Sud : le racisme aux abois » (1977), op.cit., p. 45.

872.

Ibid., p. 46.

873.

Ibid.

874.

Se référant à la Bible (Actes 5,29), la désobéissance civique est ainsi prônée dans Pro Veritate le 15 juillet 1975 : « Les chrétiens sont appelés à obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, même si cela implique la désobéissance aux autorités civiles, la résistance passive ou la violation des lois antichrétiennes », in B.CHENU, « Théologies chrétiennes des tiers-mondes », op.cit., p. 102.

875.

La liste des publications Spro Cas (I et II) est reproduite dans Peter RANDALL, A taste of power, Spro Cas, 1973, p. 125 à 130. 

876.

« Beyers Naudé », op.cit.

877.

Citons notamment L’éducation au-delà de l’apartheid (1971), Vers le changement social (1971), Des alternatives politiques pour l’Afrique du Sud (1972). Si l’Eglise catholique n’a pas directement participé au projet, Mgr Hurley y a participé à titre personnel, dans le cadre d’une conférence donnée à Johannesburg en 1973 dans le cadre de Spro Cas II, projet d’étude orienté vers les initiatives noires.

878.

Anne-Marie GOGUEL, « Au-delà de la violence, le « saut de la foi » » (1985), op.cit.

879.

Ibid.