5-1 La genèse du document Kairos

[La genèse du document Kairos925]

C’est dans une Afrique du Sud sous état d’urgence que plusieurs membres de l’Institut de théologie contextuelle décidèrent de la formation de groupes de réflexion afin de réfléchir à la gravité de la situation. En juillet 1985, une dizaine de personnes se réunit à Soweto, afin de réfléchir à des moyens d’action possible pour une plus grande mobilisation des chrétiens, interrogations pouvant être résumées de la façon suivante : « Quel est le rôle de l’Eglise dans la crise sud-africaine ? ». Devant la richesse des débats, le nombre des réunions augmenta, le nombre de participants allant grandissant. L’un des principaux sujetx d’étude porta sur le chapitre 13 (versets 1-7) de l’épître aux Romains évoquant la soumission aux autorités926. Le travail du groupe s’attacha à montrer que le régime en place relevait d’une véritable tyrannie et que la politique de ségrégation était profondément antichrétienne. Par conséquent et en réponse, il était légitime au peuple de se soulever et de contester les lois de l’apartheid. Dans cette affirmation, les chrétiens pouvaient se baser sur un autre passage biblique, Actes 5, 29 selon lequel « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » lorsque l’autorité ne veut pas le bien de son peuple.

L’autre sujet de réflexion portait sur l’attitude à adopter pour les chrétiens, réflexion se résumant de la manière suivante : le recours à la violence est-il légitime face à une tyrannie ?

Les notes prises au fil des débats formèrent rapidement la structure d’une réflexion théologique élaborée par la communauté chrétienne « de base »et représenta l’expression de la foi des chrétiens dans un contexte de crise et de violence. L’institut servit ainsi à catalyser l’expression de groupes de chrétiens conscients. L’impulsion donnée, le document prit forme et vit le jour en septembre 1985, là où explosèrent une dizaine d’années plus tôt les émeutes violentes de Soweto.

Le père dominicain blanc Albert Nolan927rappelle que la rédaction du document Kairos fut une œuvre collective et le fruit d’une prise de conscience plurielle. Pourtant, il peut être considéré comme le père du document, le chef de file d’une pensée théologique capable de proposer une alternative réelle et concrète au système d’apartheid.

Né en 1934 au Cap, Albert Nolan prend rapidement conscience de la réalité du système d’apartheid. Prêtre dominicain (1954), il devient vicaire général de l’ordre en 1976. Il le restera jusqu’en 1984, année où on lui propose de devenir maître de l’ordre. A la surprise générale, il refuse l’offre, désireux de poursuivre son combat contre l’apartheid et d’approfondir sa pensée théologique contextuelle. Cette dernière s’affirme dès 1976 par la publication de son ouvrage, Jésus before christianity : the Gospel of liberation 928 , ouvrage dans lequel il démontre que l’expérience de Jésus se traduisait déjà par un intérêt particulier pour le sort des pauvres et des opprimés. Au sein de sa communauté, Albert Nolan avait, dès 1977, incité à un engagement plus important en faveur de la justice sociale. Albert Nolan fut, tout comme Mgr Hurley, fortement influencé par la JOC et par la méthode du « voir, juger, agir ». Ainsi, au sein de l’Institut de Théologie Contextuelle et par la rédaction du document Kairos, Albert Nolan parvient à transmettre et diffuser une vision théologique particulière et radicale, semant ainsi le trouble au sein des Eglises plus traditionnelles, toutes n’ayant pas cette même vision d’une Eglise fortement impliquée et se positionnant clairement contre un régime politique. Aux côtés de Desmond Tutu, Beyers Naudé et Allan Boesak, Albert Nolan fut un témoin majeur de l’engagement des Eglises chrétiennes sud-africaines et grâce à la traduction de ses travaux en langue française929, il est parvenu à susciter l’intérêt d’une famille de chrétiens français, certes déjà sensibilisée par la question.

Notes
925.

Le document Kairos figure dans le volume des annexes.

926.

Cet appel à l’obéissance formulé dans Romains 13 était récurrent en Afrique du Sud durant l’apartheid, inculqué autant dans les écoles qu’au sein des Eglises réformées hollandaises. Toute contestation au régime politique était considérée comme étant une contestation à l’ordre voulu par Dieu puisque « il n’y a d’autorité que par Dieu et celles [les autorités] qui existent sont établies par lui ». La soumission à l’ordre établi relevait donc de la volonté divine.

927.

Divers ouvrages existent en langue anglaise sur la personnalité et l’engagement d’Albert Nolan, ainsi que sur la théologie contextuelle. Citons par exemple :

Towards an agenda for contextual theology : essays in honour of Albert Nolan, Pietermaritzburg, Cluster publications, 2001, 424 p.

Peter WALSHE, Prophetic christianity and the Liberation Movement in South Africa, Pietermaritzburg,Cluster Publications, 1995, 171 p.

Charles VILLA-VICENCIO, trapped in Apartheid, Cape TownDavid Philip,1988.

928.

Albert NOLAN : Jésus before christianity: the gospel of liberation, London, Darton, Longman ad todd, 1977. Disponible en français: Jésus avant le christianisme, Paris, Les éditions ouvrières, 1979, 187 p.

929.

Un autre ouvrage de référence d’Albert Nolan a été traduit en langue française : Dieu en Afrique du Sud, Paris, ed du Cerf, 1991, 300 p (édition originale : God in South Africa : the challenge of the Gospel, Cape Town, David Philip, 1988, 241 p).