5-2 Le document Kairos, phare de la théologie contextuelle

Le document Kairos est paru en Afrique du Sud en septembre 1985. Pourquoi Kairos ? Dans le Nouveau Testament, le terme se réfère à un « moment de vérité », l’avènement d’un temps du changement et de bouleversement, autant pour le système d’apartheid que pour l’engagement des Eglises sud-africaines. Sa parution et sa diffusion d’une manière quasi-clandestine dans les milieux religieux entraînèrent de nombreuses réactions dans le pays : d’une part du côté gouvernemental, le régime de Pretoria prit conscient que « quelque chose » se passait du côté des Eglises930. Au sein des Eglises, le document Kairos fut signé par 151 pasteurs, prêtres et laïcs de 23 dénominations protestantes… Les réactions des personnalités chrétiennes au document furent variables et certaines refusèrent de le signer : Ce fut par exemple le cas de Mgr Hurley, Allan Boesak ou Desmond Tutu931. Ces refus furent la preuve du caractère percutant et radical du document et de la virulence des critiques qui y sont formulées, à l’égard du gouvernement mais aussi à l’égard de l’attitude des Eglises missionnaires anglophones932

Albert Nolan exprime très bien l’intention qui fut celle du document lors de son élaboration :

‘« Le document Kairos était très nettement et dramatiquement contextuel ; il est venu droit des flammes des townships en 1985. Ceux qui ne connaissaient pas l’oppression, la répression, les souffrances et les luttes des habitants des townships n’étaient pas capables de comprendre les vraies questions qui se posaient là-bas, et à plus forte raison ne pouvaient pas apporter de réponses  933 ».’

En quoi le document Kairos était-il donc si subversif ? Il ne s’agit pas ici de faire un exposé détaillé du document, ce dernier entraînerait un chapitre à part entière… Il me semble cependant intéressant d’en donner les axes principaux, afin de mieux comprendre le message théologique qui fut délivré aux observateurs chrétiens français.

Le document Kairos a été traduit en langue française très rapidement, sur l’initiative du CCFD qui se chargea également de le diffuser dans les milieux chrétiens français, dans toutes les paroisses, évêchés, archevêchés934… la presse chrétienne française, lorsqu’elle donna son opinion sur le document, a eu ainsi la possibilité de le lire en français.

Le document se structure autour de 5 axes principaux935 : dans un premier chapitre, les rédacteurs expliquent le sens du titre, ce « moment de vérité » qui est celui de la crise mais surtout celui de la prise de conscience, du défi présenté aux Eglises elles-mêmes divisées. Le deuxième chapitre du document (pp 6-9) est consacré à la critique de la « théologie de l’Etat ». Ce type de théologie « est simplement la justification théologique du statu quo, avec son racisme, son capitalisme et son totalitarisme » (p7). Les auteurs critiquent notamment l’utilisation de Romains 13, 1-7 pour fonder l’autorité absolue et divine de l’Etat, l’usage du nom de Dieu mis au service de l’oppression du peuple, l’usage du concept « d’ordre public » pour maintenir le statu quo, alors que « l’ordre public » est synonyme en Afrique du Sud de tyrannie. Le chapitre 3 (pp10-15), tout aussi virulent, s’attaque quant à lui à la « théologie de l’Eglise » qui, par une certaine tiédeur dans la condamnation du système, revient à conforter le régime en place. La critique s’organise autour de trois axes, trois vérités à démonter : le principe de réconciliation érigé en principe absolu et considéré comme solution « miracle » ; la justice offerte aux opprimés comme une sorte de concession ; la « non-violence » pouvant être érigée comme principe absolue mais ne suffisant pas à la résolution de la crise :

‘« Toutes les ambiguïtés de la  « théologie de l’Eglise » viennent d’un manque d’analyse sociale. Car cette théologie fonctionne à coup de principes absolus, sans se donner la peine de comprendre les mécanismes de l’injustice. L’Eglise se doit d’avoir une stratégie politique, alors qu’elle fait de la neutralité et de l’attentisme des vertus  936 ».’

Le chapitre 4 (pp 16-21) du document formule la nécessité d’une « théologie prophétique » incisive dont la tâche sera de se livrer à une analyse concrète des réalités sociales et politiques du pays. Le changement radical (et sans compromis) est nécessaire afin que cesse un véritable état de « guerre civile » entre une minorité oppressive et une majorité opprimée. Le texte replace la question de la résistance à la tyrannie à un niveau biblique et à l’enseignement de Saint Thomas d’Aquin, rappelant que la résistance à un régime violent est légitime si le régime ne vise pas au bien commun du peuple.

Enfin, le 5ème chapitre, apporte une touche d’espérance à l’égard des opprimés, faisant un appel à l’action concrète et efficace. Cette action pourra se manifester de différentes manières : boycotts, grèves, clarification politique des activités propres à l’Eglise (cultes, catéchèses…), appel à la désobéissance civique (l’Eglise ne pouvant pas collaborer avec un régime tyrannique mais se doit de privilégier les lois divines).

Les auteurs du document Kairos s’attachèrent donc à lier leur pensée théologique à la situation concrète sud-africaine. En ce sens, la théologie prophétique est donc bien une théologie élaborée à partir d’un moment particulier, dans une situation particulière. Le document Kairos a une portée théologique bien précise, comme l’explique le théologien Bruno Chenu :

‘« Le Kairos, qualité d’un moment précis, est en rapport avec l’eschaton, nouvel acte de Dieu dans le proche avenir […]. Cette proximité de l’eschaton fait que le temps présent est une invitation pressante à la décision et à l’action, et bien sûr à la conversion pour les oppresseurs 937  ».’

Le dernier chapitre entraîna plusieurs critiques, l’appel à l’action ayant été perçu comme un appel à la violence. D’autres virent dans ce document une trop grande « politisation » des Eglises chrétiennes. Pourtant, le document Kairos s’attachait bien à prévenir que « L’Eglise doit éviter de devenir une « troisième force », une force entre l’oppresseur et l’opprimé […]. Les programmes et les campagnes de l’Eglise ne doivent pas refaire ce que les organisations populaires sont déjà en train de faire […] » (p 26).

Le document Kairos représente ainsi le document phare de la théologie contextuelle élaborée en Afrique du Sud depuis le début des années 80. Albert Nolan s’attache à rappeler qu’il ne marquait pas une finalité dans la pensée théologique mais devait servir de base de réflexion, de discussion et d’action. Il est le document témoin du travail quasi clandestin de chrétiens soucieux d’en finir avec des prises de positions tièdes et confuses de la plupart des Eglises chrétiennes anglophones.

Le document Kairos provoqua un réel remous dans les milieux chrétiens sud-africains938. Sa traduction et sa diffusion dans le monde grâce à l’appui de militants chrétiens permirent aux Eglises du monde d’avoir un aperçu de la genèse d’une théologie élaborée dans un état de crise. Le document Kairos fut diffusé (difficilement) dans les milieux chrétiens français. Comment fut-il reçu ? Quel regard les observateurs chrétiens français posèrent-ils sur la théologie contextuelle ?

Notes
930.

En guise d’offensive, le gouvernement de Pretoria décida d’organiser à la télévision des débats entre théologiens afrikaners se chargeant de critiquer le document. D’après Albert Nolan, cette exposition médiatique ne fut pas forcement défavorable pour le document…

931.

Le document est arrivé dans la vie de Desmond Tutu alors qu’il était en pleine « tournée médiatique » à la suite de son prix Nobel de la paix décerné en octobre 1984. Alors qu’un journaliste lui demandait, à une descente d’avion, si il avait eu le temps de lire le document, Desmond Tutu a répondu qu’il n’en avait pas eu le temps… D’après Albert Nolan, le fait que Desmond Tutu n’ait pas signé le document ne signifiait pas forcément qu’il le contestait ou qu’il n’adhérait pas au message théologique de ce dernier.

Quant à Allan Boesak, il n’a pas pu signer le document, étant en prison lors de sa parution.

932.

D’après Albert Nolan, c’est à cause de cette dernière critique, jugée comme étant trop virulente à l’égard des Eglises chrétiennes anglophones, que Mgr Hurley refusa de signer le document. Toujours selon le dominicain, Mgr Hurley était d’accord avec le reste du texte. La réaction de Mgr Hurley rejoignit celle de la Conférence épiscopale qui, dans sa déclaration de novembre 1985, jugèrent la « théologie de l’Eglise » un peu vive et que les passages consacrés au concept de violence étaient ambigus. Par contre, ils approuvèrent le message général du document sur la nécessité de la lutte pour la justice sociale et la solidarité avec les plus pauvres.

933.

Towards on agenda for contextual theology : essays in honour of Albert Nolan, op.cit., p. 213.

934.

Le document Kairos a été également publié en français par la Compagnie des pasteurs de Genève. Le titre entier était le suivant : Le Document Kairos, défi à l’Eglise : une réflexion théologique sur la crise politique en Afrique du Sud (31 pages). Les renvois de pages figurant dans cette thèse se réfèreront à cette traduction.

935.

Une bonne analyse en langue française du document Kairos a été effectuée par Bruno CHENU dans Théologies chrétiennes des tiers mondes, op.cit., p. 117-119.

936.

Bruno CHENU, Théologies chrétiennes des tiers mondes, op.cit., p. 119.

937.

Bruno CHENU, L’urgence prophétique, Paris, Bayard, 1997, p. 240.

938.

Plusieurs ouvrages et articles portant sur le document Kairos existent en langue anglaise. Voir par exemple :

« Challenge to the church: a theological comment on the political crisis in South Africa », PCR information, WCC, 1985, 58 p.

Peter WALSHE, Prophetic christianity and the liberation movment in South Africa, op.cit.

The kairos document: Challenge to the church: a theological comment on the political crisis in South Africa, Johannesburg, 1986 (2nd edition).

Albert NOLAN, « Kairos theology » in Doing theology in context : South African perspectives, ed by John Gruchy and Charles Villa-Vicencio, 1994, pp. 212-218.