5-4 La réception du document dans les milieux religieux français

Les rédacteurs du Kairos n’avaient pas prévu que le document soit traduit et diffusé dans le monde et ses rédacteurs n’avaient pas la volonté d’en faire un document théologique à portée plus large. Dès sa parution, le document « échappa » donc à Albert Nolan (selon ses dires) qui ne « maîtrisa » pas sa diffusion dans le monde, diffusion rendue possible grâce à des réseaux chrétiens en lien avec l’Afrique du Sud et militant au sein de leurs pays pour la fin du système d’apartheid949. Le document a été lu dans les pays anglophones et en Europe du Nord. Il l’a beaucoup moins été en France, circulant uniquement dans les réseaux militants et déjà informés de la situation en Afrique du Sud. Bruno Chenu, assomptionniste et membre de la commission française « Justice et Paix » a fait plusieurs commentaires du document dans ses ouvrages consacrés aux théologies du tiers-monde950. Pour lui, la portée du Kairos est considérable :

‘« Si j’ai présenté longuement ce document, c’est qu’il m’apparaît comme parfaitement significatif de la réflexion actuelle de la théologie noire sud-africaine. Personne ne peut nier la vigueur et la pertinence de son analyse. S’il n’est pas trop difficile de démasquer la théologie de l’Etat, il est beaucoup plus délicat de s’attaquer à la théologie de l’Eglise […]. Ce texte pose en termes clairs la nécessité de l’engagement de l’Eglise aux côtés des opprimés, dans la lucidité et le don total. Il va jusqu’à préciser des lignes d’action 951  ».’

Un article de la revue Spiritus paru en février 1986 donne la parole au Père Gérald de Fleuriot, prêtre de la JOC en Afrique du Sud depuis 17 ans et à la tête de deux paroisses dans la banlieue de Durban. Le père est interrogé sur le rôle des Eglises en Afrique du Sud et évoque le document Kairos, le décrivant comme une « approche théologique de la crise politique 952  ». Le père De Fleuriot revient sur la critique de la théologie de l’Etat développée dans le Kairos en s’arrêtant sur l’utilisation de Romains 13, 1-7, replaçant l’instruction biblique dans son contexte historique :

‘« L’emploi de ces phrases de Paul, hors de leur contexte et des circonstances où elles ont été écrites est une injure faite à la Parole de Dieu. Au temps de Paul, un certain nombre de chrétiens avaient la tentation d’échapper à leurs responsabilités civiques sous prétexte que Jésus devait revenir bientôt. Il fallait donc leur rappeler l’existence de l’autorité séculière et la nécessité de se conformer à ses lois 953  ».’

Le père De Fleuriot se réfère plutôt à Actes 5,29 en déclarant légitime le fait que les chrétiens désobéissent à un régime tyrannique qui, en agitant la menace communiste, prétend vouloir maintenir l’ordre à tous prix :

‘« L’Etat fait également appel au concept de la Loi et de l’Ordre. Mais peut-on parler de Loi lorsqu’il s’agit d’injustice et de discrimination ? 954  »’

Sur la question de la violence, le Père De Fleuriot déclare qu’en théorie, la non-violence est le meilleur recours sur le plan chrétien. Sur le plan pratique, la violence qui éclate dans les townships est avant tout le signe du désespoir. Ce regard d’un représentant français de la JOC sur le document Kairos est symbolique d’une certaine adhésion du mouvement à la théologie prophétique, pas si éloignée du message de la JOC. En effet, les 2 visions ont en commun un effort pour une certaine conscientisation des opprimés, une action réelle et concrète des chrétiens pour la justice sociale et la vision d’un Jésus opprimé qui trouve résonance dans l’expérience des jeunes sud-africains955.

Qu’en est-il du côté des réformés français ? Un numéro du BIP (Bulletin d’Information Protestante) le 2 juillet 1986 reproduit un article paru dans la presse religieuse hollandaise (Evangelische Kommentare) en mai 1986. L’auteur de l’article, Wolfram Weisse fait le bilan des références faites audocument Kairos dans la presse sud-africaine, donnant une idée de la réception qui a été celle du document en Afrique du Sud :

‘« Les jeunes en particulier, et les jeunes blancs spécialement, sentent que « KAIROS » est un document qui leur propose une prise de position claire. Sa théologie prophétique représente une mise en question puissante du régime de l’apartheid, sans être manipulée par le communisme. Car l’Afrique du Sud reste toujours fondamentalement un pays chrétien. Les théologiens de KAIROS ont montré que Dieu, dans la lutte pour la libération, se tient du côté des opprimés (The Natal Witness)  956 ».’

Le document Kairos est donc bien compris comme étant le fruit d’une réflexion des théologiens sur la question essentielle du positionnement de l’Eglise à l’égard des opprimés. Si l’initiative de commenter le document n’émane pas des réformés français, la reproduction de cet article témoigne d’une certaine volonté de faire écho à sa parution et de faire connaître la théologie contextuelle aux réformés français.

Notes
949.

La parution du document Kairos en septembre 1985 a en effet servi d’impulsion à un mouvement mondial, traduisant la prise de conscience de communautés de chrétiens désireux d’aborder les injustices, les violences, l’exclusion et leurs conséquences sur les populations. Les documents produits par ces groupes s’attacheront à donner aux chrétiens les clés pour faire face aux situations d’oppressions (politique, économique…) et de crises dont sont victimes les plus défavorisés. Un document Kairos centro-américain est rendu public à Managua en avril 1988, rédigé notamment par le centre inter-Eglises d’études théologiques et sociales (CIETS). Le mouvement « Kairos-Europa » est fondé à Bâle en 1989 lors de l’assemblée œcuménique.

950.

Bruno CHENU, Théologies chrétiennes des tiers-mondes, op.cit., pp. 119-121.

Bruno CHENU, L’urgence prophétique, op.cit., pp. 233-241.

951.

Bruno CHENU, Théologies chrétiennes des tiers-mondes, op.cit., p. 121.

952.

« Etrangers dans leur propre pays », Spiritus, n°102, février 1986, pp. 3-11.

953.

Ibid.

954.

Ibid.

955.

En Afrique du Sud, la JOC ne se prononça pas officiellement sur le document Kairos. Comme me l’a dit Jean-Marie Dumortier, prêtre aumônier du mouvement présent en Afrique du Sud dans les années 80, le document Kairos fut perçu au sein de la JOC comme un témoignage essentiel d’un positionnement théologique clair et sans compromis. Afin de montrer son adhésion à la théologie prophétique, Jean-Marie Dumortier signa le document, mais le fit à titre personnel.

956.

« Commentaires sud-africains », BIP, n°1019, 2 juillet 1986.