6-1 Un intérêt tardif de la presse chrétienne

La personnalité de Nelson Mandela est pratiquement absente de la presse chrétienne avant qu’il ne soit arrêté en 1962. Sa biographie, son engagement au sein de l’ANC et surtout son implication dans la création, en 1961, de l’Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC, ne sont pas rapportées dans la presse avant les années 80.

La plupart des hauts commandants militaires de l’Umkhonto sont arrêtés en juin 1963 à Rivonia, près de Johannesburg sous le chef d’accusation de complot révolutionnaire. A la suite d’un procès long de deux ans, il est condamné à la prison à perpétuité, tout comme 7 autres de ses camarades957. Deux d’entre eux ont été acquittés. Ce procès n’a pratiquement pas eu d’écho dans la presse chrétienne française. Citons seulement une brève référence en juillet 1964 dans les ICI qui reprend un article paru dans le journal catholique sud-africain Southern Cross, présentant comme légitime la sentence prononcée, les accusés devant répondre d’actes qui relèvent du terrorisme. Le procès n’est donc qu’une « affaire de droit commun 958  ». La revue française ne donne pas plus d’informations sur la genèse de l’affaire.

Une autre référence est faite au procès de Rivonia (« le plus long de l’histoire 959  ») dans La Croix en 1984, soit plus d’une vingtaine d’années après les faits. Les longues années d’emprisonnement ont déjà fait de Nelson Mandela le « symbole de la résistance à la ségrégation 960  ». Un fait important est à noter : cet article mentionne l’implication de Nelson Mandela dans la création de l’Umkhonto qui a organisé, comme le rappelle l’article, le sabotage en 1982 de la conférence de Koeberg et l’attentat à la voiture piégée ayant fait 19 morts à Pretoria en mai 1983… Ces faits ne sont plus rappelés en août 1985 alors que La Croix consacre une page entière à Nelson Mandela, avec le titre évocateur : « Le héros de l’anti-apartheid  961 », ce dernier incarnant toujours le symbole de la lutte. Le personnage prend à cette période une nouvelle dimension pour les observateurs, dimension qui ne cessera de se développer par la suite. En effet, Nelson Mandela, depuis sa prison, témoigne d’une fidélité totale à ses idéaux, refusant d’accepter une semi-liberté que lui propose le gouvernement à la condition qu’il s’engage dans la voie de la non-violence et qu’il retourne dans sa terre natale du Transkei, indépendante depuis 1976.

Quelques jours plus tard, La Croix rapporte qu’une manifestation organisée par Allan Boesak réclame la libération de Nelson Mandela962. Au milieu des années 80, sa libération symboliserait pour les Sud-Africains un signe d’assouplissement du système d’apartheid.

En 1988, Nelson Mandela devient pour les observateurs chrétiens français un « prisonnier volontaire 963  », refusant toujours d’être libéré sous conditions et de désavouer ses compagnons de l’ANC. Cette « offre » de libération et d’autres mesures du gouvernement (grâce de prisonniers politiques) sont bien perçues par les observateurs comme étant des mesures ayant comme seul but d’améliorer l’image de marque de l’Afrique du Sud. Ce choix de rester en prison entraîne ainsi un nouvel intérêt des observateurs pour Nelson Mandela qui, bien qu’emprisonné, voit sa parole et ses convictions diffusées dans le monde. Anne-Marie Goguel revient ainsi sur la constance et la portée du message de Nelson Mandela :

‘« Le projet d’un homme comme Nelson Mandela n’a jamais été de substituer une « domination noire » à l’actuelle « domination blanche », mais d’édifier une nouvelle Afrique du Sud démocratique et non raciale, dans laquelle la terre et les richesses produites par l’effort commun des hommes, Noirs et Blancs, seraient plus équitablement partagées 964  ».’

L’emprisonnement de Nelson Mandela étant bien perçu comme le symbole de la persistance du régime d’apartheid, l’assouplissement des lois ségrégationnistes à la fin des années 80 va naturellement entraîner la perspective d’une libération pour le plus célèbre prisonnier du monde. Si le temps des réformes approche, les observateurs français restent interrogatifs et inquiets, conscients que la libération de Nelson Mandela marquera le vrai point de départ d’une nouvelle Afrique du Sud :

‘« Quant à la libération de Nelson Mandela, chacun l’attend, l’espère ou la craint 965  ».’

En juillet 1989, Paskal Chelet dans La Croix 966 informe ses lecteurs de l’entrevue Botha-Mandela et s’interroge sur l’engagement éventuel de négociations. En octobre, La Croix rapporte la libération de Walter Sisulu967, bras droit de Nelson Mandela et arrêté comme lui en 1964. Il parait évident que cette libération est un pas vers la reconnaissance de l’ANC et laisse espérer une libération future de Nelson Mandela. De retour dans sa ville de Soweto, Walter Sisulu se montre rassurant, rappelant aux Sud-Africains et au monde que le message de l’ANC est un message de paix et que sa pensée va à celui, « chef et compagnon 968  » qui reste emprisonné. Il semble clair que la reconnaissance de l’ANC en février 1990 va entraîner la libération de Nelson Mandela. Depuis 1985, cette reconnaissance était l’une des conditions majeures posées par Nelson Mandela pour être libéré. Pour La Croix qui consacre un article (4-5 février 1990) à cette levée d’interdiction de l’ANC et de l’UDF,sa libération est prévue « dans un court laps de temps  969 ». Nelson Mandela sera libéré 5 jours plus tard, le 10 février. L’article de Réforme daté justement du 10 février laisse apparaître la même attente : pour Ariane Bonzon, le principe de la libération est acquis et comprend bien l’enjeu d’un tel événement :

‘« On le sait, le prisonnier Mandela n’est pas le prisonnier comme les autres. Il a acquis une stature d’homme d’Etat peut-être, de médiateur indispensable sûrement  970 ».’

La stature de Nelson Mandela, avant même qu’il soit libéré, est déjà immense et Ariane Bonzon est consciente que les négociations passeront par lui. La ténacité de l’homme est rappelée et il endosse lle statut déjà évoqué du « prisonnier volontaire » fidèle à ses idéaux et plaçant le destin du pays (réclamant la fin de l’Etat d’urgence et la légalisation de l’ANC) avant le sien. Si la libération approche, le questionnement demeure sur la suite qui sera donnée à ce « premier acte » :

‘« Une fois Mandela libéré, préparer un climat propice aux négociations sera l’objet du second acte 971  ».’

Si les réformes arrivent, si les anciens partis d’opposition sont reconnus, si des négociations semblent s’amorcer, les observateurs français restent, quelques jours avant la libération du prisonnier Mandela, « en attente » et bien soucieux devant la suite des événements. Il est certain que si Nelson Mandela apparaît pour tous comme un messager pacifiste, un interlocuteur privilégié pour le gouvernement, lui seul ne pourra résoudre tous les problèmes qui se poseront à l’Afrique du Sud pour réussir son entrée dans une ère démocratique.

Notes
957.

Aux côtés de Nelson Mandela, les condamnés furent Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba (dirigeants de l’ANC), Elias Motsoaledi, Andrew Mlangeni (militants de l’ANC), Ahmed Kathrada (dirigeant d’un mouvement indien), Dennis Goldberg (dirigeant du Congress of Democrats). Nelson Mandela passera 20 dans la prison de l’île de Robben island au large du Cap. En 1982, il sera transféré dans la prison de haute sécurité de Pollsmoor. A partir de 1989, il résidera dans la villa d’un gardien attenante à la prison de Victor Verster à 40 kms du Cap.

958.

« Le Southern Cross commente le procès de Rivonia : « affaire de droit commun » », ICI, n°220, 15 juillet 1964, p. 5.

959.

Julia FICATIER, « Apartheid quotidien », La Croix, 19-20 février 1984, p. 2-3.

960.

Ibid.

961.

Noël DARBROZ, « Nelson Mandela, le héros de l’anti-apartheid », La Croix, 15-16 août 1985, dernière page.

962.

Noël DARBROZ, « Répression sanglante en Afrique du Sud », La Croix, 30 août 1985, 1ère page.

963.

Anne-Marie GOGUEL, « Afrique du Sud : l’espoir », n°2277, 3 décembre 1988, p. 4.

964.

Ibid.

965.

André ECALLE, « les chemins rocailleux du post-apartheid » (1989), op.cit.

966.

Paskal CHELET, « Le face à face Mandela-Botha », La Croix, 11 juillet 1989, p. 5.

967.

5 prisonniers sur les 7 emprisonnés en 1964 ont été libérés en octobre 1989 : Walter Sisulu, Andrew Mlangeni, Ahmed Kathrada, Elias Motosoaledi et Wilton Mkwayi.

968.

Julia FICATIER, « Walter Sisulu libre : « Viva ANC, viva ! » », La Croix, 17 octobre 1989, p. 3.

969.

Paskal CHELET, « Les ghettos noirs attendent Mandela », La Croix, 4-5 février 1990, p. 22.

970.

Ariane BONZON, « Une libération à épisode » (1990), op.cit.

971.

Ibid.