6-2 La liesse lors de la libération……mais les inquiétudes demeurent

Avec le titre évocateur « tournant en Afrique du Sud 972», La Croix consacre trois pages à l’événement le 13 février. Ce titre général fédère en son sein 3 articles portant sur les retrouvailles de Mandela avec son peuple, les réactions dans le monde à sa libération et une présentation biographique de l’ancien prisonnier. Si la liesse populaire suscitée par la libération est rapportée, Julia Ficatier rend compte avec insistance des incidents ayant émaillé l’événement : une photo montre la police tirant sur des pilleurs de magasins (2 morts, 13 blessés), l’article rend compte d’une foule impossible à maîtriser, même après les injonctions d’Allan Boesak. Mais ce sont les réactions d’une partie de la foule lors du discours qui, reproduites dans l’article, laissent craindre de grosses difficultés et une radicalisation de la lutte, dont la nature aurait profondément changé depuis les années 60 :

‘« […] un discours sifflé à deux reprises (lorsqu’il a rendu hommage au président De Klerk) et très politique. Un discours adressé en particulier à la direction en exil de l’ANC plus radicale, et qui n’apprécie pas tant que ça de voir Mandela jouer les négociateurs […]. Il s’est encore fait siffler un peu plus tard pour avoir répété la fameuse phrase qui lui valut, lors de son procès de Rivonia en 1964, la condamnation à perpétuité : « toute ma vie j’ai combattu la domination blanche, mais j’ai aussi combattu la domination noire » 973  ».’

Ces réactions d’une partie de la foule font comprendre à Julia Ficatier que la transition du pays ne se fera pas sans difficulté, et que la résistance qu’incarnait Nelson Mandela ne correspond plus forcément aux aspirations des populations noires des années 90. En effet, Nelson Mandela n’a pas vécu la radicalisation du système d’apartheid à partir des années 60 et n’a pas vécu directement la plongée de l’Afrique du Sud dans la violence et l’oppression. Nelson Mandela n’a pas vu les émeutes de Soweto et la contestation radicale qui en est née, notamment chez les jeunes des townships. Il semble donc que l’espoir de Nelson Mandela de voir l’Afrique du Sud évoluer vers une société multiraciale ne soit pas celle d’une partie de la foule qui, malgré tout, s’est déplacée pour acclamer un symbole historique de la lutte.

Malgré certaines voix contestataires, Nelson Mandela apparaît, aux yeux du monde, comme l’homme qui sera l’interlocuteur de Frederik De Klerk pour engager des négociations :

‘« Frederik de Klerk et Nelson Mandela ont conclu de facto une alliance, qui passe pour être une hérésie dans chacun de leur camp 974  ».’

La libération de Nelson Mandela donne à La Croix l’occasion de retracer son parcours en rappelant certains points jugés peut-être trop méconnus, comme le fait qu’il ait été le partisan de la lutte armée :

‘« N’est-il pas l’un des pères fondateurs de la branche armée de l’ANC, Umkhonto we sizwe, « le fer de lance de la nation » ? 975  ».’

Julia Ficatier aborde également la relation que Nelson Mandela entretient avec l’idéologie marxiste, reproduisant ses propos prononcés lors du procès de Rivonia, dans lesquels il admettait qu’il a bien été influencé par cette idéologie mais n’en a pas été pour autant un militant actif. Si Julia Ficatier regrette que Nelson Mandela ait été quelque peu « cantonné dans l’image politique quelque peu stéréotypée que le monde a du leader de l’ANC 976  », elle comprend que le Nelson Mandela tout nouvellement sorti de prison bénéficie d’une image de marque sans tâche. Cette image de mythe apparaît de nouveau dans un article de La Croix daté du 14 février : alors que Nelson Mandela enchaîne discours et conférences de presse, la journaliste analyse la teneur et le ton des discours :

‘« Autant Nelson Mandela avait eu dimanche, pour son premier discours, un ton monocorde et un langage très radical, parlant à nouveau de lutte armée du balcon de l’hôtel de ville, autant lundi, pour sa première conférence de presse […] l’ex plus vieux prisonnier du monde, très chic en costume gris, a manié l’humour et la modération, redonnant tout son éclat au mythe Mandela 977  ».’

L’appel à la non-violence quelques jours après sa libération est devenu un message récurrent de Nelson Mandela. Par cette ligne de conduite, il s’éloigne ainsi de la politique de son parti en exil, l’ANC, qui (avec le PAC), critiqueront cette nouvelle voie choisie par l’ancien père de la « Lance de la nation » :

‘« Il y a trente ans, Nelson Mandela appelait à la lutte armée, faute de pouvoir faire entendre la voix des Noirs par des canaux légaux. Aujourd’hui, il s’engage clairement dans ce processus pacifique et complexe de normalisation qui a pris place en Afrique du Sud 978  ».’

La même inquiétude est exprimée dans La Croix par Jacques Duquesne qui craint que Nelson Mandela soit débordé par les extrêmes :

‘« Et Mandela risque d’être débordé par des extrémistes qui lui reprocheront une trop grande complaisance à l’égard des Blancs 979  ».’

La profusion d’articles parus dans la presse chrétienne française quelques jours après la libération de Nelson Mandela témoigne bien de l’exposition médiatique engendrée par un tel événement980. Tous les observateurs sont conscients que le moment est historique et certains, comme Paskal Chelet de La Croix 981 , rencontrent Nelson Mandela dans le jardin de sa petite maison d’Orlando West à Soweto. L’envoyée spéciale de La Croix, Julia Ficatier (« couvrant » la libération) le rencontre aussi à Orlando West, où « la foule des journalistes et des photographes ne se bouscule plus devant le n°8115 de la maison « boite d’allumettes » […]. Il n’y a ici aucun service d’ordre, aucun policier en faction, et n’importe qui peut approcher de la maison sans être inquiété 982  ». Alors que les effusions et les agitations nées après la libération de Nelson Mandela diminuent, Julia Ficatier retient le calme de l’ancien prisonnier et semble profondément touchée par son aura :

‘« Quand il parle, il n’y a d’ailleurs aucune violence chez lui. Il parle d’un ton très doux, surprenant, révélant que sa patience n’a pas de limite pour arriver à ses fins. Les ministres blancs ne le surnomment-ils pas le « mandarin noir » ? D’abord pour son physique, les pommettes hautes et les yeux bridés, et ensuite pour son caractère ! 983  ».’

La figure de Nelson Mandela devient ainsi, quelques jours après sa libération, une figure d’homme tranquille et de sage. Sa stature mythique a déjà été évoquée à de nombreuses reprises. Jacques Duquesne dresse le portrait de l’homme, lui aussi touché par son charisme :

‘« Il est vrai que sa longue détention, le succès que constitue sa libération en ont fait un héros, un drapeau. Son autorité est aujourd’hui au plus haut 984  ».’

Gérard Eldin dans Réforme est plus pragmatique et comprend bien que Nelson Mandela incarne avant tout un « libérateur politique […] reçu comme un Messie 985  ». Le vocabulaire empreint de religiosité témoigne là encore de la stature du personnage…

Les personnalités qui prennent une stature mythique de leur vivant sont rares. Nelson Mandela est l’une d’elles. Les observateurs chrétiens français l’ont bien compris et participent au concert de louanges de toute la communauté internationale. Ses 27 années d’emprisonnement, son refus d’être libéré, sont des réalités qui ont joué un rôle considérable dans la construction de cette figure héroïque. Difficile de savoir comment aurait évolué l’image de Nelson Mandela s’il avait continué la lutte à la tête de la « lance de la nation »…. Si sa libération est sans conteste un événement heureux, les observateurs français restent inquiets et interrogatifs sur le devenir de l’Afrique du Sud. En effet, il n’est pas prévu que l’héroïque Nelson Mandela prenne sa retraite mais l’histoire l’a amené à devenir un acteur politique qui devra assurer la transition du pays vers la démocratie et manœuvrer avec prudence lors de la phase de négociations qui s’amorce, afin de concilier les intérêts des partis en présence :

‘« Dans l’état actuel de notre information, il faut reconnaître que nous ignorons ce que seront les positions de Nelson Mandela […]. On peut penser que si le gouvernement sud-africain a fini par le libérer, c’est avec la conviction –acquise au cours de contacts certainement plus substantiels que ceux dont le public a eu connaissance- qu’il serait un interlocuteur ouvert au compromis. Figure mythique tant qu’il était en détention, Mandela aura-t-il cependant le pouvoir de faire accepter ses vues par les dirigeants et militants de l’ANC ? 986  ».’

Ainsi, plus d’un mois après la libération de Nelson Mandela, c’est l’inquiétude qui domine dans cet article de Réforme, bien conscient qu’il « faudra des années pour corriger les effets sociaux désastreux de l’apartheid 987  ». Tous perçoivent que la libération de Nelson Mandela est le point de départ d’un processus qui risque d’être long et complexe. Les revues chrétiennes continueront ainsi à tourner leurs regards vers l’Afrique du Sud et constateront pendant encore plusieurs mois que « Mandela libéré, reste l’apartheid 988  »...

La perception de la personnalité et des engagements (passés et futurs) de Nelson Mandela clôt ainsi ce chapitre. Cette étude révèle la place particulière qu’il est légitime de donner à cette figure historique, apparaissant dans la presse tour à tour comme résistant armé, victime de la répression puis acteur principal de la reconstruction. Si les identités de Nelson Mandela sont multiples et son envergure considérable au début des années 90, il est intéressant que constater qu’il fut, jusqu’à sa libération, un acteur bâillonné, et que c’est justement ce bâillon posé sur sa bouche qui sera la première pierre à la construction du mythe. Les observateurs français ont senti cette évolution, montrant qu’à partir du milieu des années 80, Nelson Mandela a été capable, depuis sa prison, de mobiliser les foules et de devenir un interlocuteur privilégié pour le gouvernement. Il est cependant devenu une personnalité majeure aux yeux des observateurs chrétiens français après sa libération.

Les positions de Mgr Hurley, se prononçant en faveur d’une Eglise catholique plus cohérente et qui parviendrait à ne pas à se « limiter » à une simple condamnation théorique de l’apartheid, font ainsi la « fierté » des catholiques français. Desmond Tutu, auréolé d’un prix Nobel de la paix, devient, particulièrement dans les années 80, le symbole de la résistance des Eglises chrétiennes réunies au sein du SACC, et surtout un « porte-voix » au discours brillant et percutant capable d’informer et de mobiliser efficacement les Eglises du monde. Les prises de conscience de Beyers Naudé et d’Allan Boesak seront, quant à elles, révélatrices de la possibilité d’une « conversion » de pasteurs issus du moule idéologique véhiculé par les Eglises réformées hollandaises. Le regard porté sur le travail quasi-clandestin de l’Institut de théologie contextuelle et la réception timide faite en France au document Kairos démontrent cependant que la théologie contextuelle délivrée reste peu familière pour des chrétiens peu habitués à un tel message.

Les quatre personnalités chrétiennes (Mgr Hurley, Desmond Tutu, Beyers Naudé et Allan Boesak) ont été, pour les observateurs chrétiens français, les principaux médiateurs de la question sud-africaine, les porteurs d’un message chrétien militant et engagé. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ils ont aussi été des interlocuteurs directs pour des chrétiens militants, réunis au sein de la FPF, de la commission « Justice et Paix » ou d’organismes de développement (CCFD). Leurs engagements ne se cantonnèrent pas au simple domaine théorique et leurs déclarations joueront un rôle considérable dans l’information et la conscientisation de la communauté internationale. C’est ce que met en évidence Anne-Marie Goguel dans Mission lorsqu’elle dresse le bilan des effets de ces engagements chrétiens :

‘« Les prises de position d’hommes d’Eglises blancs comme Beyers Naudé et l’ancien archevêque catholique de Durban, Mgr Hurley, les tournées à l’étranger de Desmond Tutu, d’Allan Boesak, président de l’ARM, de Frank Chikane, secrétaire général du SACC, ont largement contribué à convaincre l’opinion internationale que les sanctions et pressions économiques étaient l’un des seuls moyens non-violents encore disponibles pour faire advenir les changements nécessaires 989  ».’

Les Français ont répercuté et soutenu ces engagements dans la presse, adhérant la plupart du temps au rôle « prophétique » des Eglises chrétiennes missionnaires sud-africaines. Alors qu’une certaine adhésion à ces courants théologiques a été visible et mise en évidence dans la presse chrétienne française, le lecteur a pu avoir une vision erronée de la physionomie des Eglises chrétiennes sud-africaines. En effet, les observateurs, en louant ces attitudes engagées, n’ont peut-être pas suffisamment rappelé que de tels engagements n’étaient pas généraux chez les fidèles sud-africains et qu’à l’échelle des paroisses, ministres ou prêtres n’abordaient pas la question épineuse de la ségrégation et n’agissaient pas forcément pour y mettre fin.

Si l’engagement de ces personnalités chrétiennes a fait l’objet de plusieurs articles, il est intéressant de constater que c’est souvent quand leur parole a été empêchée et leur liberté entravée que les observateurs chrétiens ont tourné leur regard vers ces figures qui ont payé cher le prix de leur foi. Pour cette raison également, les structures chrétiennes françaises, conscientes des réalités de l’apartheid et désireuses de se mobiliser et d’agir, les ont accueillis en leur sein, leur offrant une occasion de témoigner et de mobiliser des chrétiens français peu informés de la situation sud-africaine.

Notes
972.

Julia FICATIER, « Tournant en Afrique du Sud », La Croix, 13 février 1990, pp. 2-4.

973.

Julia FICATIER, « Retrouvailles au Cap », La Croix, 13 février 1990, pp. 2-3.

974.

Ibid.

975.

Julia FICATIER, « Le mythe Mandela », La Croix, 13 février 1990, p. 4.

976.

Ibid.

977.

Julia FICATIER, « la main tendue aux blancs », La Croix, 14 février 1990, p. 6.

978.

Ariane BONZON, « Cette violence qui n’en finir pas », Réforme, 1er septembre 1990, p. 4.

979.

Jacques DUQUESNE, « L’avenir de l’Afrique du Sud », la Croix, 20 février 1990, p. 24.

980.

La nouvelle fait ainsi souvent la une des journaux. Voir notamment Paul VIALLANEIX, « Mandela out » (Editorial), Réforme, 17 février 1990, 1ère page.

981.

Paskal CHELET, « Nelson Mandela : ma seule ambition, c’est la paix dans ce pays », La Croix,17 février 1990, p. 5.

982.

Julia FICATIER, « La course de fond du « mandarin noir » », La Croix, 20 février 1990, p. 2.

983.

Ibid.

984.

Jacques DUQUESNE, « L’avenir de l’Afrique du Sud » (1990), op.cit.

985.

Gérard ELDIN, « Négociations sur un volcan » (1990), op.cit.

986.

Pierre BOYER, « Le Cap de Bonne Espérance », Le christianisme au XXème siècle, n°246, 17 février 1990, p. 7.

987.

Ibid.

988.

« Mandela libéré, reste l’apartheid », ARM, n°76, 15 mars 1990, p. 12-13.

Voir aussi Ariane BONZON, « Après la libération de Nelson Mandela, une mutation longue et douloureuse », Réforme, 24 février 1990, p. 12.

989.

Anne-Marie GOGUEL, « Afrique du Sud : demain sans apartheid ? » (1990), op.cit.