1-3- Réactions à la répression et jugements sur les structures de l’apartheid

La commission française « Justice et Paix » travaille donc en collaboration étroite avec plusieurs interlocuteurs chrétiens sud-africains afin d’obtenir des informations fiables sur la situation en Afrique du Sud. Elle organise avec eux conférences et rencontres afin de tenter de sensibiliser les chrétiens français. C’est donc naturellement que la commission va réagir à la répression qui va s’abattre régulièrement sur les mouvements et responsables d’Eglises qui engagés dans la lutte contre l’apartheid.

En 1976, alors que l’Eglise catholique a à souffrir de la répression gouvernementale, René Valette souligne, lors de la réunion du 11 mai, que la situation en Afrique du Sud devient un enjeu inévitable. S’il demande une véritable mobilisation des chrétiens, il a conscience « qu’il faut, en même temps, tenir compte des réactions qui nous viennent d’Afrique du Sud, pour ne pas gêner leur action, celle de Mgr Hurley 997  ».

La répression exercée contre les opposants à l’apartheid donne donc l’occasion de rappeler que les fondements du système sont profondément anti-démocratiques et vont à l’encontre des lois de l’Evangile998. Toutefois, je n’ai pas retrouvé de traces d’une réaction à la suite de la répression des émeutes des jeunes de Soweto le 16 juin 1976.

Par contre, à la suite de la première arrestation du Père Mkhatshwa en août 1976, Mgr Ménager envoie, le 27 août 1976, une lettre à l’ambassadeur sud-africain en France. Cette arrestation donne l’occasion à Mgr Ménager de rappeler que l’origine des violences réside dans la structure même de l’apartheid, « violence fondamentale qui constitue une législation d’oppression et de discrimination à l’égard de la majorité noire 999  ». Mais en tant que chrétien, Mgr Ménager rappelle que l’apartheid vient à l’encontre des principes évangéliques fondamentaux et que sa mise en place réclame une condamnation sans appel :

‘« Tout homme est digne de respect, tout homme est aimé de Dieu et frère des autres hommes. Aussi, nous ne pouvons pas nous taire quand des hommes, en raison de leur ethnie et de leur couleur, sont méprisés et systématiquement écartés de la vie normale de la société, notamment au niveau économique et politique, sur le territoire même qui est le leur1000 ».’

De plus, la commission réagit en septembre 1977 à la mort de Steve Biko. En effet, le 20 octobre, Mgr Ménager adresse une nouvelle lettre à l’ambassadeur sud-africain dans laquelle il déplore les nouvelles mesures répressives et celles qui ont causé la mort du leader noir. La réponse du représentant de régime de Pretoria à Paris se fait cinglante en décembre de la même année :

‘« On sert mieux la cause de la lutte contre la faim et du développement des peuples africains par la coopération que par des vendettas politiques sélectives1001 ».’

Voilà une façon assez claire de faire comprendre aux catholiques français que leur hommage à Steve Biko vise à reconnaître les mobilisations radicales et parfois violentes de certains mouvements noirs…

Nombreuses sont donc les occasions à la commission de faire entendre sa voix durant les années 76 et 77. L’indépendance en octobre 1977 du premier bantoustan, le Transkei, entraîne une réaction quasi-immédiate de la commission Justice et Paix. Nous avons déjà pu voir dans le deuxième chapitre de cette thèse que cet événement avait été bien relayé dans la presse chrétienne française et qu’il avait provoqué beaucoup de réactions de la plupart des groupes de chrétiens mobilisés. La commission s’inscrit donc dans le même mouvement de contestation et exprime son opinion dans un mémorandum élaboré le 27 septembre 19761002 par le pasteur André Appel de la CSEI et Mgr Jacques Ménager. Le mémorandum est adressé à M. Louis de Guiringaud, ministre des affaires étrangères, seulement quelques semaines avant que le Transkei ne soit déclaré indépendant (le 26 octobre). A cette occasion, l’accent est mis sur les effets économiques de ce processus mais aussi une vision chrétienne du système :

‘« Cette « indépendance » semble, dès à présent, un leurre du fait de la non-prise en considération, comme condition préalable, de la viabilité économique de ce territoire. Les bantoustans doivent donc faire leurs débuts comme Etats « indépendants » en demeurant économiquement tributaires de l’Afrique du Sud. Celle-ci conserve une emprise à laquelle ils n’ont aucune chance d’échapper…[…]. En maintes occasions, nous nous sommes opposés à l’apartheid et au racisme, qui sont contraires à l’Evangile et incompatibles avec la nature de l’Eglise du Christ, et qui violent les droits fondamentaux de l’homme1003 ».’

Témoignage de cette « teinte » chrétienne, l’envoi adressé à M. de Guiringaud comporte des annexes : le texte de Vatican II relatif à la ségrégation raciale (l’Eglise dans le monde de ce temps, n°29) et le texte de la résolution du Comité central du COE réuni à Genève du 10 au 18 août 1976.

Mais là encore, André Appel et Mgr Ménager interpellent directement le gouvernement français, lui demandant de tenir compte de la résolution 34110 du Conseil des Nations Unies qui prie tous les gouvernements et organisations de s’abstenir de tout rapport avec les institutions ou autorités des Bantoustans, et de refuser de les reconnaître de quelque manière que ce soit. Mais l’événement donne aussi l’occasion d’interpeller le gouvernement sur les relations qu’il entretient avec l’Afrique du Sud et il est intéressant de noter qu’un projet de mémorandum, dont j’ai retrouvé la trace dans les archives de la commission1004, aborde certes la question de l’indépendance du Transkei, mais insiste avec beaucoup plus de vigueur que dans le document « officiel » sur les relations commerciales et économiques que la France entretient avec le régime de Pretoria.

Notes
997.

Réunion du 11 mai 1976, CJP/76/37.

998.

J’ai pu retrouver dans les archives de la commission la réponse de l’ambassadeur sud-africain à la lettre de Mgr Menager. Il y rappelle notamment que de nombreuses différences existent entre les ethnies et les langues et que l’apartheid permet aux populations noires d’exprimer leurs identités respectives. Il ajoute que cette « politique devra aboutir à une décolonisation complète de l’Afrique du Sud dans toutes ses ramifications ». Voir « Réponse de l’ambassadeur d’Afrique du Sud à la lettre de Mgr Menager du 27/08/76 », CJP/76/56. Un fait important à noter concernant ce dossier : la mention « A ne pas publier » apparaît dans la marge supérieure du document.

999.

« A propos de l’arrestation du Père Mkhatshwa », 2 septembre 1976.

1000.

Ibid.

1001.

« Lettre de l’ambassadeur d’Afrique du Sud, le 1er décembre 1977 » (compte-rendu de la réunion du 13 décembre 1977), CJP/77/88

1002.

Plusieurs extraits du mémorandum son reproduits dans Réforme. Voir « Le mémorandum de Justice et Paix », Réforme, n°1648, 23 octobre 1976, p. 16.

1003.

Ibid. Voir aussi « mémorandum à l’intention du gouvernement à propos de l’indépendance du Transkei », CJP/76/61.

1004.

« Projet de mémorandum à l’intention du gouvernement français à propos de l’Afrique du Sud », CJP/76/54.