Autres interrogations

Mais en juin 1976, alors que la question sud-africaine est déjà abordée au sein de la commission depuis environ quatre ans, Pierre Toulat se pose encore la question de savoir comment la mobilisation doit se manifester :

‘« Si la commission estime qu’elle doit dire ou faire « quelque chose », il lui reste à déterminer la forme de cette prise de parole ou (et) de cette action1021 ».’

Il paraît évident que les relations que la France entretient avec l’Afrique du Sud oriente quelque peu le regard des observateurs et entraîne des questionnements spécifiques. Avant la vente de la centrale nucléaire de Koeberg (mai 1976) et les émeutes de Soweto (juin 1976), Pierre Toulat comprend bien que le système d’apartheid doit être abordé dans sa totalité, dans ses fondements comme dans ses effets :

‘« Comme on le verra, il n’est pas possible de mener une action contre l’apartheid sans prendre en considération ses implications économiques et politiques. Enfin, la lutte contre l’apartheid là-bas conduit d’une part à examiner de plus près la politique française à l’égard de la République sud-africaine et, d’autre part, à repérer les signes de racisme dans notre propre pays1022 ».’

Le problème de l’apartheid prend ainsi une envergure beaucoup plus large et doit susciter des réflexions profondes sur le racisme dans sa globalité et surtout sur sa propre attitude de chrétiens vis à vis de sa relation à l’autre.

Si Pierre Toulat semble prêt à aborder toutes les natures du système d’apartheid, même les plus épineuses, des questionnements demeurent encore en 1977 autour de l’action à apporter :

‘« N’avons-nous pas à sensibiliser l’opinion publique sur un plan moral plus que sur un plan de pression politique ? Ne changeons-nous pas la nature de notre intervention et de notre être ? Cette interrogation clôt provisoirement l’échange à ce sujet mais cette question doit être reprise1023 ».’

Se posent ici la question des sanctions économiques et des prises de position en faveur de boycotts et celle plus fondamentale de l’implication de l’Eglise catholique dans les domaines politique et économique qui ne trouvent pas de réponse pour l’instant. Mais comme nous allons le voir un peu plus loin, cette « frilosité » devant le devoir (ou pas) de se positionner sur ces questions entraînera plusieurs questionnements sur la légitimité de la participation de « Justice et Paix » aux mouvements anti-apartheid français.

Le compte-rendu de la réunion de la commission du 8 novembre 1979 témoigne des questionnements qui remuent la commission concernant l’Afrique du Sud. Alors que plusieurs organismes chrétiens (dont le COE) s’engagent pour un programme d’action concret autour de la question des prêts accordés par des banques françaises à l’Afrique du Sud, Pierre Toulat déplore encore une fois le flou certain autour de la position de « Justice et Paix » sur ce point, mais plus globalement sur sa ligne de conduite générale vis-à-vis de l’Afrique du Sud :

‘« « Mais, au fait, quelle est la position de la « politique » de notre commission à l’égard des questions touchant à l’Afrique du Sud ? » demande Pierre Toulat […]. Le groupe œcuménique « Afrique australe » a parfois l’impression de ne pas avoir de référence à une position élaborée ensemble. Certes, il y a des interventions ponctuelles mais par exemple, à propos des prêts bancaires, quelle est la ligne suivie ou à suivre ? Ce qui est vrai de la commission l’est encore plus des instances de l’Eglise catholique en France1024 ».’

Ce compte-rendu de réunion et les déclarations de Pierre Toulat témoignent ainsi bien de la difficulté qu’eurent les membres de la commission mobilisés autour de l’Afrique du Sud à définir une ligne de conduite claire et cohérente. Il est évident que le caractère épineux des relations liant la France et l’Afrique du Sud ne rendent pas la tâche facile à des chrétiens peu enclins à aborder les questions de nature économique et politique, surtout lorsque ces derniers mettent l’accent sur un certain immobilisme de l’institution dont ils font parti. Mais nous avons déjà pu constater que, malgré la propre auto-critique à laquelle se livre Pierre Toulat dans les années 70, la commission Justice et Paix s’est tout de même manifestée quasiment à chaque événement que l’Afrique du Sud a connu. La force de la mobilisation de certains membres n’a cependant pas suffi à permettre un réel impact et une mobilisation chez les catholiques français.

Informé et informant des effets réels de l’apartheid, la commission répète à de multiples reprises qu’il est tout à fait légitime aux chrétiens de se mobiliser et de dénoncer lels structures inhumaines du système, « sa cohérence implacable et ses applications pratiques 1025  ». Et l’occasion est donnée de rappeler un fait indéniable et fondamental :

‘« C’est au nom de l’Evangile et de la reconnaissance par J.-C de tout homme, que nous avons à en appeler , en cette circonstance précise [vente de réacteurs nucléaires], à la conscience des catholiques1026 ».’
Notes
1021.

Pierre TOULAT, « Après la vente de réacteurs nucléaires à l’Afrique du Sud », CJP/76/39, 9 juin 1976.

1022.

Pierre TOULAT, « L’Afrique du Sud et nous, chrétiens de France », CJP/76/28, 12 avril 1976.

1023.

Compte-rendu de la réunion du 15 février 1977, CJP/77/17.

1024.

Compte-rendu de la réunion du 8 novembre 1979, CJP/79/66.

1025.

« Après la vente de réacteurs nucléaires… » (1976), op.cit.

1026.

Ibid.