Un observateur éclairé

En mars 1985, l’UNESCO organise une consultation informelle à Dakar. Le but est de réunir spécialistes et observateurs afin de réfléchir au système d’apartheid et à ses conséquences1072. Plusieurs sujets sont abordés (les journalistes face à l’apartheid, les institutions politiques sud-africaines, les droits de l’homme…). Pierre Toulat est invité à y parler de la situation des chrétiens face à l’apartheid. Son exposé est retranscrit dans une lettre un mois plus tard, lettre distribuée aux membres de la commission en novembre 19841073. Dans un premier temps, Pierre Toulat rappelle quelques données essentielles sur la présence de l’Eglise catholique en Afrique du Sud et énumère les différentes déclarations du Vatican, s’arrêtant longuement sur le message du pape adressé aux évêques d’Afrique méridionale en 19841074. Pierre Toulat réagit particulièrement aux paroles du Pape selon lesquelles « les formes de cette solidarité ne peuvent s’inspirer d’une analyse basée sur les distinctions de classes et de luttes de classes 1075  » :

‘« Quoi qu’il en soit de cette dernière affirmation, je ne suis pas le seul à me poser des questions sur ce qui précède car s’il y a, en Afrique du Sud, des personnes déplacées, des réfugiés et des travailleurs migrants, d’où cela vient-il ? Est-ce vraiment le manque de ressources dans le pays ? Ou, plutôt, le système implacable de « développement séparé » qui comporte, en lui-même, ces déracinements de populations, en fonction de critères opposés à leurs vrais intérêts ?...D’autre part, que peut signifier, à l’égard des pauvres et des opprimés, une « consolation » qui ne soit pas accompagnée d’une lutte pour la suppression de la cause principale de leur pauvreté et de leur oppression ?1076 ».’

Pierre Toulat considère donc que le nœud du problème sud-africain est bien de nature politique et économique et qu’il est vain de penser à une résolution du problème sans prendre en compte cet aspect. Alors qu’il est nécessaire d’être solidaire avec le peuple noir sud-africain (le « devoir de solidarité » apparaît dans l’Encyclique Populurum Progressio de Paul VI, la prudence du pape Jean-Paul II met bien en évidence le refus de considérer le problème comme étant de nature politique, considération qui induirait de soutenir, explicitement ou implicitement, une libération qui passerait forcément par un bouleversement politique.

Il est évident que Pierre Toulat ne s’inscrit pas dans cette prudence et met le doigt sur la vraie nature du problème. Loin de toutes condamnations théoriques, il propose des pistes d’action. La première serait de mettre en valeur et de soutenir les ONG présentes en Afrique du Sud et y oeuvrant pour une promotion sociale, économique et syndicale des Noirs de ce pays. Pierre Toulat demande, par l’intermédiaire de l’UNESCO, qu’une pression plus forte soit exercée sur les représentants officiels de l’Eglise catholique pour que la prise de position soit plus ferme… L’information doit donc être renforcée pour que l’apartheid devienne une préoccupation mondiale et pour que tous réaffirment, à la suite des évêques sud-africains, que l’apartheid est « intrinsèquement mauvais » (déclaration épiscopale de 1957).

Dans l’esprit de l’encyclique Populorum Progressio, Pierre Toulat estime comme primordiale la place que doit prendre le chrétien dans la transformation de la société, et plus particulièrement dans un pays rongé par un régime politique de nature tyrannique. Mais cette implication militante doit parvenir à émerger au sein d’une structure plus figée qui a du mal à aborder frontalement de telles problématiques :

‘« La participation de chrétiens d’Europe à une consultation de ce genre est une contribution modeste à la lutte contre l’apartheid. Dans le contexte actuel, elle a une signification que je crois positive si, du moins, l’Eglise ne les considère pas comme des outsiders1077 ».’

Pierre Toulat sait déjà fort bien qu’en France, la mobilisation d’un petit groupe de chrétiens désireux de mettre en pratique un discours social de l’Eglise risque de rester marginale et donc de ne pas être prise en compte.

Dans une note complémentaire à son rapport de la réunion de Dakar1078, Pierre Toulat, dresse, sur un ton alarmiste, un bilan dramatique de la situation en Afrique du Sud. D’après lui, plusieurs questions doivent se poser aux Eglises, même si elles irritent et mettent mal à l’aise un certain nombre de chrétiens. Dans les années 80, Pierre Toulat et la commission aborderont de face ces questions épineuses parmi lesquelles : les relations commerciales entre la France et l’Afrique du Sud doivent-elles être maintenues ? Les Eglises doivent-elles continuer à envoyer des missionnaires en Afrique du Sud ? La violence est-elle légitime face à un régime tyrannique ?

Notes
1072.

Citons parmi les participants, le journaliste Donald Woods, le centre des Nations Unies contre l’apartheid…

1073.

Pierre TOULAT, « UNESCO, consultation informelle sur l’apartheid : Eglise catholique et apartheid », CJP/85/04/60 (4 avril 1985), 13 p. La commission a également reproduit dans une lettre la conférence du pasteur hollandais M. ROOS portant sur le thème « Chrétiens et apartheid » proposée lors de la même réunion de l’UNESCO. Lors de cet exposé, le pasteur Roos présenta le calvinisme afrikaner et les fondements religieux de l’apartheid.

1074.

« La mission de l’Eglise en Afrique australe : message de Jean-Paul II à l’assemblée des évêques d’Afrique australe », La documentation catholique, n°1883, 4 novembre 1984, col 1004-1005.

1075.

Pierre TOULAT, « Eglise catholique et apartheid », op.cit.

1076.

Ibid.

1077.

Ibid.

1078.

Pierre TOULAT, « Note complémentaire », CJP/85/04/63, 10 avril 1985, 2 p.