Positions vis-à-vis du recours à la violence

Pierre Toulat termine son exposé de Dakar de la façon suivante :

‘« Rappeler que, selon la doctrine catholique (ré-exprimée dans l’encyclique Populorum Progressio), l’insurrection contre un régime tyrannique peut-être un dernier recours1079 ».’

Le propos ne souffre d’aucune équivoque : reprenant l’Encyclique Populurum Progressio, Pierre Toulat affirme la légitimité des chrétiens à se soulever contre un régime tyrannique1080. La question sud-africaine lui donne donc l’occasion d’aborder la question de la « guerre juste », concept théologique abordé par saint Augustin puis repris par saint Thomas d’Aquin notamment. Pour ce dernier, il y a 3 conditions à la « guerre juste » : celle-ci ne peut relever que de la puissance publique et de l’autorité du prince (Auctoritas principis), elle doit réponde à une juste cause (Causa justa) et l’intention de faire la guerre doit être claire, à savoir celle de faire triompher le bien commun (Intentio recta). La guerre doit intervenir lorsque tous les autres moyens de mettre fin à la force se sont révélés impraticables ou inefficace. Après sa participation à la consultation informelle sur l’apartheid à Dakar en mars 1985, Pierre Toulat exprime le fait que face à l’aggravation de la situation, il est temps de passer à l’action. Il met alors sur le même plan deux différents moyens d’actions possibles, le boycottage économique et les méthodes violentes. Il rajoute dans la note complémentaire à son rapport :

‘« Le langage de la modération n’est plus entendu […]. La non-violence est préférable mais c’est le gouvernement qui fait preuve le premier de violence à l’égard des Africains. Hors, la violence est préférable à la couardise (Gandhi)1081 ».’

La violence est-elle plus légitime lorsqu’elle répond à des lois et à un régime violent ? C’est ce que pense Pierre Toulat. Il se réfère ainsi implicitement à Actes 5, 29 selon lequel il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes et que l’autorité n’est légitime que si elle cherche le bien commun.

Si Pierre Toulat n’évoque pas encore les moyens qui peuvent être mis en œuvre pour aboutir à la chute d’un tel régime, le thème de la légitimité du recours à la violence sera, comme nous allons le voir, un thème récurrent dans de futures déclarations. La lettre reproduisant l’exposé de Pierre Toulat à Dakar se termine par une série de remarques personnelles, sorte de bilan de la rencontre. Ainsi, il reconnaît bien que le temps de la dénonciation est utile mais il condamne la stérilité des actions prises jusqu’alors (colloques, résolutions des Nations Unies…) et réclame un renforcement dans l’action :

‘« Le temps n’est-il pas venu de passer à d’autres types d’actions ? Qu’il s’agisse du boycottage économique ou démographique (refus de l’immigration) ou bien même de l’emploi de méthodes violentes.  La participation de chrétiens d’Europe à une consultation de ce genre est une contribution modeste à la lutte contre l’apartheid. Dans le contexte actuel, elle a une signification que je crois positive si, du moins, l’Eglise ne les considère pas comme des outsiders1082  ».’

Pierre Toulat a bien lu les déclarations des évêques sud-africains réclamant un changement progressif pour que la situation ne devienne pas de plus en plis critique. Mais le contexte s’aggravant, il s’interroge sur les véritables causes des violences :

‘« Mais il faut le reconnaître, ceux qui souffrent de l’apartheid n’entendent pas le langage de la modération. En tout cas, ce changement progressif doit être commencé sans tarder. Le temps est court. Le besoin est urgent. Certes, la non-violence vaut mieux que la violence. Mais où est la violence première ? Qui viole les droits des Africains ? Qui fait violence au peuple ? En réalité, le gouvernement est en guerre contre le peuple. C’est cet état de choses qui provoque les réactions violentes d’une population à bout de patience1083 ».’

Alors que sa réflexion concernant l’Afrique du Sud est fortement influencée par la lecture de Populorum Progressio Paul VI s’arrête sur la question de la « tentation de la violence » de la part des populations opprimés1084, Pierre Toulat ne se positionnera jamais de manière définitive concernant la question de la violence, mais il se « contentera », sous la forme interrogative, de soulever la question, tout en faisant apparaître la réponse en filigrane :

‘« . Gandhi, qui a eu l’idée de la non-violence sur la terre sud-africaine, ne disait-il pas lui-même que dans une situation impossible, la violence est préférable à la couardise ? Et l’Eglise, ne reconnaît-elle pas la légitimité de l’insurrection armée comme dernier recours contre un tyran […] 1085».’

Pierre Toulat précise par la suite que l’option non-violente est toujours de mise, mais qu’elle ne doit pas être synonyme de passivité. Autrement dit, il s’agit de proposer un rapport de force qui seul, pourra faire infléchir le gouvernement. Ce rapport de force ne devra pas être de nature violente et « guerrière ». C’est bien ce que montre Pierre Toulat dans un projet de texte qui devra être diffusé aux catholiques à l’occasion de la commémoration des émeutes de Soweto1086 :

‘« L’action non-violente est encore de mise. A condition, toutefois, de bien comprendre de quoi il s’agit : créer un rapport de forces pour obliger un adversaire à changer de position ou pour lui imposer une décision qu’il refuse de prendre tant qu’il n’y est pas contraint. Il s’agir bien d’une force, mais pas de n’importe quelle force. Pas d’une force qui tue ou qui menace de tuer mais d’une force qui, respectant l’adversaire, en appelle à sa propre conscience, tout en le soumettant à une contrainte1087 ».’
Notes
1079.

Ibid.

1080.

En fait, l’Encyclique condamne le principe de l’insurrection révolutionnaire sauf dans le cas de « tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays, engendre de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines » (Populorum Progressio). Il parait donc clair que Pierre Toulat considère que le régime de Pretoria rassemble toutes les caractéristiques du régime tyrannique tel qu’il est décrit dans l’Encyclique.

1081.

« Notes complémentaires », op.cit.

1082.

Pierre TOULAT, « Eglise catholique et apartheid », op.cit.

1083.

Ibid.

1084.

« Il est certes des situations dont l’injustice crie vers le ciel. Quand les populations entières, dépourvues du nécessaire, vivent dans une dépendance telle qu’elle leur interdit toute initiative et responsabilité, toute possibilité de promotion culturelle et de participation à la vie sociale et politique, grande est la tentation de repousser par la violence de telles injures à la dignité humaine » (Populorum progressio).

1085.

Pierre TOULAT, « Notes complémentaires », op.cit.

1086.

L’Eglise catholique s’associera à la Journée mondiale de prière, de jeûne et de mobilisation contre l’apartheid qui sera organisée le 16 juin 1986 par le COE pour commémorer les événements de Soweto. La communauté réformée prendra également part à la commémoration (voir chapitre VI).

1087.

Pierre TOULAT, « A l’occasion de la commémoration des événements de Soweto (15-16 juin 1986) », 9 mai 1986, 3 p.