Les sanctions économiques

Pierre Toulat est donc solidaire de la position des évêques sud-africains concernant les pressions économiques. Si cela apparaît dans les lettres internes à la commission, Pierre Toulat répercute de nouveau les positions épiscopales dans un article de Témoignage chrétien de juin 1986 :

‘« Les évêques cherchent une voie efficace de changement, qui ne soit ni celle de la violence, ni celle de la persuasion morale, essayée pendant longtemps, sans succès. Ils préconisent le recours à des moyens tels les boycottages, la résistance passive et la pression économique réalisée par des retraits de fonds, des désinvestissements, voire des sanctions. Bref, les voies non violentes de pression les plus efficace qui restent à disposition, ce sont les pressions économiques1088 ».’

Le débat concernant l’adoption de sanctions avait fait de nouveau l’objet d’une lettre interne en mai 1986. Pierre Toulat fait ainsi écho aux travaux de la commission sud-africaine « Justice et Paix » qui a rédigé, à la demande de la Conférence épiscopale d’Afrique australe, un document intitulé « La situation sud-africaine et la question des pressions économiques ». Le document est reproduit et diffusé par la commission française, dans le souci évident de le faire connaître à ses membres (et éventuellement dans le but d’informer plus largement les catholiques français). Sous le titre français évocateur de « Mesures économiques contre l’apartheid et le défi à l’Eglise 1089  », Pierre Toulat précise dans une note d’introduction que la diffusion de la lettre vise à informer et à susciter des réactions qui pourront être transmises par lettre à la Conférence des évêques d’Afrique du Sud. Le document se charge de préciser les termes utilisés : désinvestissement, embargo et sanctions, tout en précisant bien que « leur étendue et leur complexité rend difficile d’indiquer exactement l’effet que pourra avoir une forme déterminée de mesures économiques contre l’Afrique du Sud 1090  ». Le document énumère ensuite les sanctions successives adoptées par les Nations Unies et invitant à la rupture de tous liens économiques avec l’Afrique du Sud afin de manifester son désaccord vis-à-vis du système d’apartheid et de condamner le régime de Pretoria concernant l’occupation illégitime de la Namibie. De plus, constatant que ces sanctions sont restées sans effet et alors « qu’une campagne opposée à l’action économique se manifestait 1091  », la Conférence épiscopale sud-africaine estime légitime de rappeler sa position vis à vis de cette question, consciente qu’elle pourra avoir un impact sur des observateurs dans le monde :

‘« La Conférence épiscopale catholique d’Afrique du Sud (SACBC) est très suivie à l’étranger et elle a une bonne réputation en raison de son opposition à l’apartheid. Si la SACBC fait une déclaration à ce sujet, non seulement cela donnera du poids à la campagne anti-apartheid, mais aussi cela amènera beaucoup plus de monde à lutter pour l’établissement d’une société libre et juste en Afrique du Sud1092 ».’

Pour les évêques sud-africains et leurs collaborateurs, les choses sont donc claires : les sanctions faciliteront le changement. De plus, l’adoption d’autres mesures internationales comme la rupture de liens diplomatiques, le boycottage culturel et sportif feront, à l’intérieur, « avancer la lutte des pauvres et des opprimés et de tous ceux qui cherchent la justice et une société juste et équitable 1093  ». Ces mesures restent donc les seules voies non-violentes capables de faire fléchir le régime de Pretoria.

Le document tient à répondre aux arguments avancés par les opposants aux sanctions, particulièrement ceux soutenant que le principal effet serait une augmentation du chômage et une aggravation des structures déjà injustes :

‘« Il nous faut revenir à nos définitions. La plupart des formes de désinvestissement n’ont pas nécessairement pour résultat une perte d’emplois, mais affaibliront la position des grosses affaires et du gouvernement1094 ».’

Il est bien sûr difficile d’évaluer quel fut l’impact des prises de position de la Commission épiscopale sud-africaine sur les catholiques français. Une chose est sûre : le choix de la commission « Justice et Paix » française de reproduire cette déclaration témoigne du soutien apporté par les chrétiens membres de la commission à l’adoption de sanctions économiques vis à vis de l’Afrique du Sud. Le titre du document « Le défi à l’Eglise » est également révélateur de l’intérêt de l’Eglise pour cette question et surtout de sa légitimité à se positionner. Comme nous le verrons par la suite, la commission prendra également une part active, aux cotés d’autres organismes chrétiens, dans l’organisation pour le boycott de plusieurs produits sud-africains (notamment les oranges outspan).

Par ses positions vis-à-vis des mesures à prendre contre le gouvernement de Pretoria, Pierre Toulat et les membres de la commission prennent le pas et suivent les positions de plusieurs personnalités chrétiennes sud-africaines. Ainsi, on peut penser que l’engagement d’une personnalité comme celle de Desmond Tutu et la tournée mondiale qu’il entreprit après qu’il ait reçu le prix Nobel de la Paix (1984), afin de défendre l’adoption de mesures économiques à l’encontre de l’Afrique du Sud, a eu un certain impact sur une frange de l’Eglise catholique qui assume des prises de positions claires et qui milite pour une Eglise engagée dans le combat social et tournée vers le monde.

Rédacteur de la plupart des lettres de « Justice et Paix » dans les années 80, Pierre Toulat apparaît comme étant une personnalité majeure de la commission, abordant les questions essentielles et souvent épineuses induites par la question de l’apartheid. Le problème sud-africain le pousse à présenter la mobilisation de l’Eglise catholique sud-africaine et sa responsabilité dans le changement. Présentant les déclarations épiscopales comme étant les illustrations de la mobilisation de l’Eglise, Pierre Toulat et la commission visent sans doute à faire connaître aux catholiques français une structure catholique à la physionomie particulière, abordant de front des questions d’ordre politique, économique et social et se plaçant du côté des populations opprimées. La question sud-africaine a donc pu servir « d’occasion » aux membres de la commission pour propager l’idée d’un tel engagement et provoquer un même questionnement au sein de l’Eglise catholique de France sur une théologie sud-africaine prophétique. Mais le contexte n’étant pas le même et selon les propres dires de Pierre Toulat, les questions débattues au sein de la commission n’ébranlèrent pas véritablement une institution figée, ni même des catholiques peu sensibilisés par le sort des populations noires sud-africaines. Les écrits engagés et parfois même virulents de Pierre Toulat sur la perversité du système, et surtout sur la légitimité du recours à la violence lorsque la dignité de l’homme est bafouée (même si l’interessé défendit toujours les voies non-violentes), démontrent bien le militantisme qui était celui de la commission dans les années 80, cette dernière se faisant souvent l’écho du travail de l’Eglise catholique sud-africaine.

De plus, malgré le peu de répercussion de ses travaux au sein de l’institution catholique française, la commission a maintenu sa ligne de conduite et a entraîné d’autres mobilisations et déclarations en son sein.

Notes
1088.

Pierre TOULAT, « Les chrétiens au cœur de la mêlée », Témoignage chrétien, 16-22 juin 1986.

1089.

« Mesures économiques contre l’apartheid et le défi à l’Eglise », CJP/86/05/91, 8 p.

1090.

Ibid, p. 3.

1091.

Ibid, p. 4.

1092.

Ibid.

1093.

Ibid.

1094.

Ibid, p. 7.