1-9 L’Afrique du Sud comme « champ d’action » pour la commission « Justice et Paix »

D’un point de vue national, l’Eglise catholique s’était déjà penchée sur la question du politique en 1972 alors que les évêques font paraître le long document intitulé « Eglise, politique et foi », reprenant la trilogie « voir, juger, agir » de la JOC1107. Mgr Matagrin, évêque de Grenoble et président de la commission sociale de l’épiscopat en 1969, élabore une série de questionnements sur les rapports entre l’Eglise, la politique et la foi. L’objectif prioritaire consiste à la reconnaissance de la légitimité d’un pluralisme de choix politiques chez les catholiques.

Le document naît dans un contexte particulier, alors que la « secousse » de mai 1968 a atteint de plein fouet l’Eglise catholique et ses institutions et que certains commencent à s’inquiéter d’une « subversion communiste » qui tend à occuper une place grandissante dans les sphères intellectuelles françaises. Les années 60 sont aussi celles durant lesquelles va s’opérer un « basculement » d’une fraction de catholiques des formations de droite vers des formations de gauche, particulièrement après la transformation de la SFIO en parti socialiste (Congrès d’Epinay, 1971)1108.

La partie du document intitulée « Pour une pratique chrétienne de la politique » tentait de « clarifier » les positions des catholiques vis-à-vis de la politique, demandant que les engagements d’une telle nature doivent demeurer exceptionnels et demandant que « l’influence exercée par la communauté ecclésiale ne soit pas une recherche d’intérêt ou de puissance mais un service de l’homme, des personnes et d’abord des pauvres, du Bien Commun national et international, de la liberté, de la justice et de la paix 1109  ».

Pourtant, il est bien mentionné que l’Eglise ne doit pas négliger la politique car elle appartient aux réalités humaines. Cependant, sa pratique ne doit pas mener au totalitarisme ni à la dégradation de la dignité des hommes.

Il est évident que le document a eu une large résonance au sein de la commission « Justice et Paix ». L’étude de la mobilisation au sein de la commission respecte ainsi les « consignes » abordées par le document : n’est-ce pas la recherche du Bien commun qui motivèrent les membres de la commission « Justice et Paix » ? Ils firent ainsi leur la déclaration liminaire de la déclaration épiscopale française de 19721110 :

‘« Nulle chrétienne, nul chrétien ne peut être tranquille tant qu’un seul de ses frères est, quelque part, victime de l’injustice, de l’oppression, ou dégradé1111 ».’

L’engagement dans la voie du « politique » est donc réhabilité par la déclaration de 19721112, proposant de mettre fin à un modèle intransigeant qui dominait au sein de l’institution catholique jusque là…

Quoi qu’il en soit, et de l’aveu même de Pierre Toulat, les déclarations, communiqués, actions entreprises par les quelques membres du groupe chargé de la question sud-africaines eurent peu d’impact au sein de l’institution catholique… et encore moins chez les fidèles, peu mobilisés par les effets de l’apartheid dont les rouages vont pourtant à l’encontre des principes fondamentaux des droits de l’homme et du message évangélique… La commission travailla donc toujours d’une manière relativement indépendance et n’eut à bénéficier (ou à souffrir) d’aucun regard de la part de l’Episcopat, et encore moins de la part de Rome… Bruno Chenu me dira qu’il ne fut pas rare que les travaux de la commission soient considérés comme des travaux de « gauchistes » (selon sa propre expression), sensibilisés par une option socialiste dans le règlement du problème sud-africain.

La question sud-africaine fut révélatrice des nouveaux enjeux qui se présentèrent à l’Eglise catholique au lendemain des bouleversements sociaux amorcés par mai 68. Les polémiques touchant la nature « marxiste » de l’engagement des chrétiens (nous le verrons également chez les réformés français), purent cependant être « canalisées » dans une certaine mesure à partir de la déclaration de 1972 dans laquelle Mgr Matagrin, initiateur du document, précisa que les analyses marxistes sont réductrices et ne prennent pas en compte le fait que les rapports de puissance et de violence puisent leur origine dans une cassure plus profonde. Pierre Toulat et les membres de la commission, respectant cette même conception, présenteront toujours la question de l’apartheid comme étant le résultat d’un régime tyrannique niant la dignité de la personne humaine. Cela ne l’empêchera cependant pas de condamner les effets économiques, politiques et sociaux du système d’apartheid.

La commission « Justice et Paix » française sera donc la principale structure de l’institution catholique (sans parler des organismes de développement) par laquelle se manifestera une mobilisation vis-à-vis de la question sud-africaine1113. Les catholiques mobilisés en son sein seront motivés par des principes de solidarité vis-à-vis des évêques catholiques sud-africains et d’un peuple opprimé par un régime tyrannique. Alors que les commissions épiscopales « Justice et Paix » ont été créées à la suite de l’encyclique Populorum Progressio promulguée en 1967 dans le souci d’œuvrer pour le développement des populations et de favoriser l’expression d’une justice sociale auprès des populations opprimées, la question sud-africaine apparaît comme la question réunissant de telles problématiques. Les catholiques oeuvrant dans ce sens prouveront ainsi qu’il est légitime et nécessaire pour eux d’informer, de se mobiliser dans un esprit solidaire, de dénoncer une structure tyrannique et raciste et de proposer différentes voies d’actions, en interpellant par exemple les pouvoirs politiques français et sud-africain.

Solidaire de l’Eglise catholique sud-africaine, la commission «Justice et Paix » le sera toujours alors que l’Afrique du Sud s’oriente vers la libération et la démocratie pour tous. C’est ainsi que quelques jours après la libération de Nelson Mandela, la commission, en la personne de son président Mgr Delaporte (archevêque de Cambrai), adresse un message à la commission « Justice et Paix » sud-africaine, souhaitant la fin totale de l’apartheid :

‘« Nous nous réjouissons avec les Sud-Africains de toutes communautés luttant pour la reconnaissance des droits des Noirs, particulièrement avec les Eglises fidèles à l’Evangile et attachées à la non-violence… Avec vous nous espérons la libération des prisonniers politiques, la levée prochaine de l’état d’urgence et la complète élimination de l’apartheid. Nous vous assurons soutien, prière et solidarité1114 ».’

Dans ce chapitre, j’ai tenté de rendre compte de l’esprit de travail d’un groupe de catholiques qui a su se mobiliser pour la question de l’apartheid au sein d’une commission épiscopale dont la création, à la fin des années 60, s’inscrivit dans une volonté d’inscrire l’Eglise dans la société et dans le monde. Pour des raisons déjà exposées, je n’ai pas pu faire un exposé historiquement « linéaire » du traitement de la question sud-africaine et ceci particulièrement dans les années 80. En abordant les mobilisations de personnalités membres de la commission, j’espère avoir pu donner un aperçu de cette mobilisation, de militantisme même, et des positionnements d’un petit groupe de catholiques vis-à-vis de questions devenues récurrentes pour tous ceux qui s’exprimèrent sur l’apartheid (responsabilité des Eglises, pressions économiques, légitimité du recours à la violence…).

Il est évident que le document « Eglise, politique et foi1115 » (1972) a eu une large résonance au sein de la commission « Justice et Paix ». L’étude de la mobilisation au sein de la commission respecte ainsi les « consignes » abordées par le document : n’est-ce pas la recherche du Bien commun qui motivèrent les membres de la commission « Justice et Paix » ? Ils firent ainsi leur la déclaration liminaire de la déclaration épiscopale française de 19721116 :

‘« Nulle chrétienne, nul chrétien ne peut être tranquille tant qu’un seul de ses frères est, quelque part, victime de l’injustice, de l’oppression, ou dégradé1117 ».’

Quoi qu’il en soit, et de l’aveu même de Pierre Toulat, les déclarations, communiqués, actions entreprises par les quelques membres du groupe chargé de la question sud-africaines eurent peu d’impact au sein de l’institution catholique… et encore moins chez les fidèles, peu mobilisés par les effets de l’apartheid dont les rouages vont pourtant à l’encontre des principes fondamentaux des droits de l’homme et du message évangélique… La commission travailla donc toujours d’une manière relativement indépendance et n’eut à bénéficier (ou à souffrir) d’aucun regard de la part de l’Episcopat, et encore moins de la part de Rome… Bruno Chenu me dira qu’il ne fut pas rare que les travaux de la commission soient considérés comme des travaux de « gauchistes » (selon sa propre expression), sensibilisés par une option socialiste dans le règlement du problème sud-africain.

Espérons que les travaux de la commission, qu’elles qu’en soient les sujets, ne tombent pas dans l’oubli et que l’accès aux archives de la commission soit facilité. Connaître ces travaux et ces mobilisations permet en effet de comprendre l’évolution sociologique et théologique d’une institution catholique qui se tourne vers le monde, touchée en plein cœur par les enseignements de Vatican II, de l’Encyclique Popularum progressio et par les nouveaux questionnements touchant aux formes de l’engagement des chrétiens dans leur société et dans le monde.

Cette étude a ainsi permis d’évoquer cette « frange » composée de catholiques tournés vers le développement des peuples, sensibilisés par le message d’une théologie prophétique développée par plusieurs chrétiens sud-africains et débattant sans frilosité du concept de libération des peuples déjà développé par la théologie de la libération latino-américaine. Pourtant, leurs doutes, leurs hésitations concernant la forme à donner à leur mobilisation témoignent bien de la nature particulière de la question sud-africaine mettant en cause des principes moraux et exigeant une analyse économique et politique d’un tel système.

Notes
1107.

Mgr Gabriel MATAGRIN, Politique, Eglise et foi. Pour une pratique chrétienne de la politique, Lourdes 1972. Rapports et études présentés à l’Assemblée plénière de l’Episcopat français, Paris, Centurion, 1972. Pour une analyse de l’élaboration du document et de sa réception au sein de l’Eglise catholique voir Denis PELLETIER, La crise catholique: religion, société, politique (1965-1978), Paris, Payot, 2002, pp. 125-129.

1108.

Sur ce point, voir Bruno DUMONS, Catholiques en politique : un siècle de ralliement, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, p. 105.

1109.

« Pour une pratique chrétienne de la politique » (document adopté par l’Assemblée plénière de l’épiscopat français le 28 octobre 1972), La documentation catholique, n°1620, 19 novembre 1972, col 1011.

1110.

Il est intéressant de noter que plusieurs membres de la commission « Justice et Paix » participèrent à la rédaction du document. En effet, l’initiateur du document, Mgr Matagrin, coordonna cinq groupes de travail, réunissant une soixantaine de personnes dont Mgr Menager, alors président de « Justice et Paix » qui participe au groupe de travail sur « le pluralisme des catholiques français » ou encore Mgr Fauchet qui deviendra président de la commission en 1984 et qui dirigea le groupe d’étude sur « les prêtres et la politique ».

1111.

Ibid

1112.

Sur les réactions au texte de 1972, voir par exemple Aimé SAVARD, « Les évêques français à Lourdes. Inventer une pratique chrétienne de la politique, ICI, n°420, 15 novembre 1972, p. 6-9.

1113.

Les quelques déclarations et travaux (peu mobilisateurs) de la Conférence épiscopale ne sont pas répercutés dans cette étude. Citons cependant un passage d’un communiqué reproduit dans la documentation catholique en octobre 1985 : « le conseil permanent à pris acte de l’importance pour les évêques d’Afrique du Sud de l’appui que l’épiscopat français a manifesté à plusieurs reprises. Les liens s’intensifieront dans l’avenir », in « Réunion de la Conférence des évêques de France », La documentation catholique, n°1904, 20 octobre 1985, col 989.

1114.

« Message de « Justice et Paix » après la libération de Nelson Mandela », La Croix, 15 février 1990, p. 22.

1115.

« Pour une pratique chrétienne de la politique » (document adopté par l’Assemblée plénière de l’épiscopat français le 28 octobre 1972), La documentation catholique, n°1620, 19novembre 1972.

1116.

Il est intéressant de noter que plusieurs membres de la commission « Justice et Paix » participèrent à la rédaction du document. En effet, l’initiateur du document, Mgr Matagrin, coordonna cinq groupes de travail, réunissant une soixantaine de personnes dont Mgr Menager, alors président de « Justice et Paix » qui participe au groupe de travail sur « le pluralisme des catholiques français » ou encore Mgr Fauchet qui deviendra président de la commission en 1984 et qui dirigea le groupe d’étude sur « les prêtres et la politique ».

1117.

Ibid