1974 : le premier dossier consacré par le groupe « racisme » à l’apartheid

Le groupe Racisme de la CSEI fait paraître un premier dossier de 22 p entièrement consacré à l’apartheid en novembre 19741148. Le liminaire du document permet d’avoir plusieurs informations sur les objectifs de tels travaux.

Le dossier est le premier d’une série en préparation, certains consacrés à l’apartheid et d’autres qui étudieront le racisme en général (aspects économiques et culturels).

Le même liminaire donne la liste des responsables du dossier : M. BAROT, J.J DE FELICE, le pasteur P. GUIRAUD, le pasteur M. HENRIET, E. MATHIOT, le pasteur M. WAGNER et le pasteur M.A WOLFF.

La structure du dossier donne déjà un bon aperçu des thèmes qui seront privilégiés par le groupe. En effet, une première partie intitulée « Notre refus évangélique de l’apartheid » (pp 3-6) est rédigée par Roger Mehl1149. Cet article présente les arguments visant à donner une « légitimité » aux réformés à se positionner vis-à-vis d’un système qui nie la dignité de l’homme et qui représente le « refus de l’unité de l’humanité » et la « négation de la différence entre les hommes ». Le danger vient lorsque cette considération de la différence s’accompagne, d’après Roger Mehl, d’une notion de supériorité :

‘« La séparation implique toujours que ceux qui en prennent l’initiative se considèrent comme une race supérieure, qu’ils interprètent donc cette différence entre les hommes comme signifiant une hiérarchie1150 ».’

Roger Mehl évoque ensuite l’épisode de la Tour de Babel (Genèse 11, 1-9), rappelant qu’il est utilisé par l’Eglise hollandaise pour justifier la séparation des races. Il en profite pour préciser que le récit ne fait pas allusion aux races et qu’au contraire, « tous les peuples de la terre sont considérés comme la descendance du même Noé 1151  ».

En conclusion de son article, Roger Mehl signale qu’il est du devoir de l’Eglise de « cicatriser les plaies de la division » et d’adopter une position active pour lutter contre la discrimination raciale :

‘« Elle doit la dénoncer pour ce qu’elle est : non pas simplement une technique politique et économique, non pas un moindre mal, non pas une réaction défensive d’une minorité ethnique qui se sent menacée, mais au sens propre du mot une hérésie, une négation du dessein salutaire de Dieu qui veut l’unité de l’humanité1152 ».’

Si le dossier s’ouvre avec cette condamnation théologique de l’apartheid, la suite portera sur un exposé bien plus concret de la situation en Afrique du Sud. Une longue deuxième partie (pp 7-14) rédigée par Anne-Marie Goguel dresse un tableau du pays : présentation des différentes populations et surtout des zones géographiques attribuées à chaque groupe (bantoustans, zones blanches), ressources et développement économique, et surtout exposé approfondi du système d’apartheid et de ses effets sociaux, économiques et culturelles sur les populations non-blanches. Le système est avant tout présenté comme un système économique « où les uns occupent une position dominante et les autres une position subordonnée 1153  ». A.M Goguel, en présentant de nombreuses statistiques, rend compte des inégalités engendrées par le système juridique de l’apartheid, autant au niveau des salaires qu’au niveau de la scolarisation. Concernant la question particulière des bantoustans, Anne-Marie Goguel décrit la perversité contenue dans la formation de ces territoires, vers lesquels sont refoulées les populations « improductives » (vieillards, femmes, enfants…) et qui ne parviennent pas à vivre avec les maigres salaires que touchent les hommes partis travailler dans les villes… le tableau est donc alarmiste : territoires pauvres, terres improductives, familles séparées, malnutrition. Le constat est sans concession et le but ultime des bantoustans est bien compris. Il ne faut pas être dupe du message gouvernemental présentant ces territoires comme une véritable chance proposée aux populations noires :

‘« Le statut concédé aux bantoustans vise à associer au « maintien de l’ordre » une mince élite africaine sur-sélectionnée. Mais la dépendance économique des bantoustans vis-à-vis de l’économie des zones blanches ne cesse de s’accroître (exportation de main d’œuvre et subsides du gouvernement de Pretoria1154 ».’

Le tableau économique, social et politique du pays est ensuite suivi d’une présentation de la situation religieuse : statistiques pour chaque confession religieuse, et présentation plus particulière des Eglises réformées hollandaises, des Eglises chrétiennes réunies au sein du SACC et de l’Institut chrétien.

En conclusion, Anne-Marie Goguel pose le problème des liens unissant l’Afrique du Sud au reste du monde. L’exposé est instructif puisque l’accent est mis sur la nature complexe du système, qui ne doit pas uniquement être compris comme un système discriminatoire mais qui revêt un caractère économique et social non négligeable :

‘« Certains présentent trop souvent l’apartheid comme un simple problème de discrimination raciale avec une analyse insuffisante du système économique et social sous-jacent. Il y a là une forme particulière du système capitaliste dans lequel les barrières de classe coïncident largement avec les barrières de groupes ethniques1155 ».’

La prise de sanctions à l’encontre de l’Afrique du Sud et la fin des investissements étrangers dans le pays sont présentées comme des solutions possibles puisque « le système capitaliste en République d’Afrique du Sud est étroitement lié au système capitaliste mondial ». La critique contre l’attitude de la France est sévère :

‘« Les grandes puissances occidentales, en particulier la France, apportent leur veto à toute résolution de l’ONU risquant d’avoir un effet pratique sur ce bastion occidental qu’est la République d’Afrique du Sud1156 ».’

Pour Anne-Marie Goguel, les intérêts économiques des puissances occidentales empêchent toutes prises de sanctions efficaces contre le régime de Pretoria. Dernière critique à l’encontre de l’attitude française, il est rappelé le rôle crucial que la France continue à jouer en vendant des chars Panhard, des avions mirages, des missiles crotales.

A la suite de la partie rédigée par A.M Goguel, une nouvelle partie du dossier « décortique » le système d’apartheid, s’appliquant à décrire les effets et les intentions véritables d’un tel système. Thème abordé régulièrement par les observateurs chrétiens français, Elisabeth Mathiot traite, elle aussi, de la question de la désinformation qui aboutit à une méconnaissance des Français, et particulièrement des chrétiens sur la nature de l’apartheid. Le thème de la responsabilité des réformés apparaît également dans ce passage :

‘« Que le mot « APARTHEID » soit peu familier aux oreilles françaises, c’est là un fait évident, et d’une certaine manière, explicable […]. L’ignorance en ce domaine devient dramatique quand il s’agit des milieux chrétiens : les gens qui ont instauré et maintiennent ce régime d’oppression se disent pour la plupart des chrétiens et sont effectivement les descendants de colons chrétiens hollandais, anglais, français1157 ».’

Elisabeth Mathiot insiste sur le fait que l’apartheid est un système officiel, inscrit dans les lois et représentant ainsi le « fondement idéologique et pratique d’une véritable stratégie de la ségrégation 1158  ». La formation des bantoustans est la mise en pratique réelle et dramatique de cette politique. Ce processus est décrit comme une immense « mystification » qui aboutit à une exploitation économique de la population noire :

‘« l’intention véritable, c’est d’expulser et de diviser la population africaine en la répartissant en fonction des appartenances tribales pour mieux exploiter selon un processus simple : étant dans l’impossibilité de faire vivre leurs familles dans ces réserves déshéritées, les gens aptes au travail doivent aller chercher un emploi dans les zones blanches. Mais ils y viennent seuls, sans leur famille, avec un statut de travailleurs migrants, tolérés en fonction des besoins de l’économie blanche1159».’

Elisabeth Mathiot donne plusieurs exemples des effets du travail migrant : les pères séparés de leurs enfants, les conditions de vie déplorables des hommes dans les quartiers réservés aux travailleurs dans les centres urbains… Ces exemples illustrant les réalités du « grand apartheid » ont été relatés dans l’organe de presse de l’ANC, Sechaba. Cette reprise faite par Elisabeth Mathiot montre bien, d’une part qu’il est nécessaire de reproduire des informations autres que celles délivrées « officiellement », et d’autre part, que l’ANC peut devenir un interlocuteur et un organe d’information digne et fiable pour des observateurs désireux de pousser plus loin leur étude du système d’apartheid.

En conclusion, Elisabeth Mathiot revient sur les différentes natures et aspects d’un système dont la gravité et la perversité donnent toute légitimé de réaction et d’action aux chrétiens :

‘« Si l’apartheid constitue fondamentalement en une négation des droits et de la dignité de millions d’êtres humains, nous savons que la question ne se résume pas en une affaire de morale, qui pourrait être réglée avec un minimum de bonne volonté et de libéralisme. Le racisme est ici au service d’un système de sur-exploitation, à la fois démentiel et cohérent, qui tire sa solidité des complicités qu’il trouve à l’extérieur, essentiellement chez les nombreux partenaires commerciaux de l’Afrique du Sud. Et le Conseil Œcuménique, en liant sa protestation à une campagne contre les investissements des compagnies occidentales dans l’économie sud-africaine, a mis le doigt sur le point névralgique1160 ».’

La nature du problème ne peut donc pas se limiter à une simple question morale. Même s’il n’est pas question de nier cet aspect du problème, les données économiques ne peuvent pas être négligées et représentent même le nœud du système. L’aspect commercial est lui aussi abordé et condamné. Même si elle n’est pas nommée précisément, c’est sans doute la relation privilégiée que la France entretient avec l’Afrique du Sud qui est désignée…et condamnée.

Elisabeth Mathiot met ainsi l’accent sur un aspect particulier des bantoustans : les territoires noirs doivent devenir des réservoirs de main d’œuvre bon marché et le processus devient un moyen d’exploitation économique efficace. Les arguments gouvernementaux visant à présenter le processus de formation des bantoustans comme une « chance » de développement séparé est jugé comme étant complètement irrecevable et relevant de la propagande pure.

Certes, l’effet économique du « grand apartheid » a déjà été perçu et présenté dans la presse réformée française. On peut donc penser que le lecteur d’un journal comme Réforme était déjà informé de cette réalité. Cependant, le ton adopté par Elisabeth Mathiot dans ce dossier est sans conteste plus virulent et les citations empruntées à Sechaba, l’organe de presse de l’ANC, témoignent d’une plus grande vigueur dans le combat à mener, et d’une nouvelle prise en compte des informations délivrées par le mouvement de libération noir. Un tel ton et de telles citations n’auraient sans doute pas été possibles dans une presse lue dans des cercles plus larges, cette presse préférant présenter la nature idéologique, morale et théologique qui donne la légitimité aux chrétiens de réagir et de condamner. Ici, le propos est différent et les membres de la CSEI choisissent de mettre l’accent sur les effets économiques de l’apartheid.

Les membres de la CSEI s’alignent ainsi sur la ligne de conduite du Conseil œcuménique des Eglises qui décide, en 1973, de cesser toutes relations avec des sociétés ayant des investissements ou du commerce en Afrique australe1161. D’après les membres de la CSEI, cette attitude pourra servir d’exemple pour la mise en place d’une nouvelle méthode de pression des Eglises contre le régime de Pretoria.

Une dernière partie du dossier est consacrée au « Programme de Lutte contre le Racisme » mis en place par le COE en 1969. C’est le sociologue hollandais Baldwin Sjollema qui présente le Programme. Dans son exposé, Baldwin Sjollema insiste sur le fait que la création du PLR répond au besoin urgent «  d’analyser et d’éliminer la complicité des Eglises qui tirent profit du racisme blanc et le perpétue 1162  » mais aussi à celui d’adopter une attitude plus active :

‘« Un programme a été fixé afin d’inciter les Eglises-membres du COE à user de toute leur influence pour faire pression sur les sociétés qui investissent des fonds en Afrique australe, afin de les amener à retirer leurs capitaux, en leur faisant admettre qu’elles engagent leur responsabilité par l’appui économique, politique et moral accordé ainsi à l’apartheid et au colonialisme1163 ».’

Le fait que la commission sociale, économique et internationale de la FPF consacre plus de trois pages au PLR marque bien la réelle volonté d’informer de l’existence d’une telle action au sein du COE, et surtout de montrer qu’une telle implication est nécessaire pour des Eglises désireuses de s’engager pour la justice sociale. Comme nous le verrons plus tard, le contenu et les objectifs du PLR susciteront polémiques et scissions au sein du protestantisme français, particulièrement durant la décennie suivante. En 1974, la principale critique qui sera ensuite adressée au PLR n’apparaît encore qu’en filigrane :

‘« L’un des rôles les plus importants du PLR a été de créer des possibilités de contact, de discussion et de dialogue avec les chefs des groupes opprimés […]. Le PLR a facilité ce dialogue, persuadé que cette fonction fait partie intégrante d’un programme de la justice raciale. Cela revêt une importance particulière puisque de nombreux chefs de mouvements de libération ont reçu une éducation chrétienne1164 ».’

Autrement dit, l’exposé présente bien l’objectif du PLR de soutenir les mouvements de libération, sans préciser que ce soutien pourra être de nature financière. Quoi qu’il en soit, cette présentation du PLR en 1974 marque bien la volonté des membres de la CSEI de se positionner sur la même ligne de conduite que celle du COE. A cette même époque, la mention du PLR est absente des organes de presse réformés étudiés. Le christianisme au XXème siècle rapporte cependant dans son numéro du 6 février 19741165 la parution du premier dossier de la CSEI consacré à l’apartheid et reprend dans sa totalité la dernière partie du dossier consacré au PLR.

Notes
1148.

« L’apartheid : dossier n°1 », groupe Racisme, CSEI de la FPF, novembre 1974, 22 p.

1149.

Roger Mehl (1912-1997), agrégé de philosophie et docteur en théologie fut professeur émérite et doyen de la faculté de théologie protestante de Strasbourg. Il y a enseigné de 1945 à 1981 l’éthique et la sociologie religieuse. Il fut également le fondateur du Centre de sociologie du protestantisme.

1150.

« L’apartheid : dossier n°1 », op.cit., p. 4.

1151.

Ibid.

1152.

Ibid.

1153.

Ibid.

1154.

Ibid, p. 11.

1155.

Ibid, p. 13.

1156.

Ibid.

1157.

Ibid, p. 15.

1158.

Ibid.

1159.

Ibid, p. 16.

1160.

Ibid.

1161.

Le COE demanda ainsi à 6 banques dont la Société Générale en France, de donner la garantie qu’elles cesseront d’octroyer des prêts au gouvernement d’Afrique du Sud et à ses institutions. La presse réformée fera écho de ces actions à plusieurs reprises. Voir notamment « Le COE contre l’apartheid », Réforme, 3 mars 1973, p. 12 ; « Racisme », Le christianisme au XXème siècle, 6 février 1975, p. 3 ; « Le COE, les Eglises, l’apartheid, l’argent et les banques », Réforme, 24 octobre 1981, p. 9-10.

1162.

« L’apartheid : dossier n°1», op.cit., p. 20.

1163.

Ibid.

1164.

Ibid.

1165.

« Racisme » (1974), le christianisme au XXème siècle, op.cit.