Les objectifs

Ces trois faits (visites de Desmond Tutu et de Beyers Naudé, participation de J.P Montsarrat au sommet d’Harare) relièrent ainsi les chrétiens d’Afrique du Sud à la communauté réformée française. Ils ont eu un véritable impact au sein de la CSEI et ont provoqué une nouvelle prise de conscience qui s’est concrétisé au sein du groupe « Afrique du Sud ».

La lettre du 9 novembre 1986 présente également les différents objectifs du groupe.

Le premier objectif était d’informer le public protestant en proposant des débats au sein des paroisses, des rencontres, des articles dans la presse. Les sources de cette information devaient émaner, dans la mesure du possible, d’Afrique du Sud. Un effort devait être mené pour que le rôle et le témoignage des Eglises chrétiennes sud-africaines soient mieux connus des réformés français.

Le second objectif était d’assurer des échanges avec les chrétiens sud-africains. Il s’agissait donc de répondre aux appels des chrétiens d’Afrique du Sud, notamment à celui demandant une journée de jeûne et de prière le 16 juin 1986, à l’occasion de la commémoration des émeutes de Soweto. L’autre appel des Eglises sud-africaines concernait la pression que les Eglises françaises pouvait exercer sur le gouvernement, cette pression étant jugée comme un moyen utile pour diminuer la violence et favoriser le changement. Mais si les réformés français peuvent aider à une prise de conscience et agir auprès du gouvernement, il est bien mentionné dans la lettre que les chrétiens français avaient également beaucoup à recevoir d’un point de vue spirituel, en suivant et répercutant les itinéraires d’hommes comme Beyers Naudé ou Desmond Tutu…

Le troisième objectif répondait à un besoin pour les réformés français de s’unir dans l’action avec d’autres Eglises européennes et donc de coordonner les actions d’information, de soutien et d’intervention auprès des gouvernements… Si une action fédérée était à l’évidence plus efficace, elle semblait difficile à mettre en place tant « la France est longtemps apparue comme le « maillon faible » des actions coordonnées à l’échelle européenne en vue d’un changement significatif en Afrique du Sud 1174  ». L’accusation était nette et les relations privilégiées que la France entretenait avec l’Afrique du Sud en matière économique et commerciale étaient encore une fois vécues comme une honte… Une seconde accusation était adressée aux réformés français, et plus particulièrement à ceux qui s’exprimèrent au sein de « lobbies » pro-apartheid français…

Le quatrième et dernier objectif du groupe « Afrique du Sud » est d’ordre interne au protestantisme. Il doit viser à susciter un débat entre des visions divergentes. La suite de la lettre laisse très bien entrevoir les bouleversements que la question sud-africaine suscite au sein du protestantisme au milieu des années 80. Il est donc nécessaire d’en citer le contenu exact tant celui-ci est explicite :

‘«  [Il faut qu’un] débat à propose de l’Afrique du Sud se déroule au sein du protestantisme français dans un esprit d’écoute et de respect mutuel, en acceptant la réalité des divergences de points de vue tout en cherchant à ce que le protestantisme français puisse porter un témoignage fidèle et plein de « sens » sur une question très brûlante pour lui, puisque c’est en raison de multiples liens, historiques, culturels, familiaux et autres qui unissent le protestantisme français et le peuple « Afrikaner », que la mise en question du rôle joué par des protestants et même par des théologiens réformés dans la justification du « développement séparé » nous interpelle fortement et risque même de porter atteinte à l’image peut-être trop avantageuse que nous avons de nous même. […]. Nous n’avons pas à jouer les pharisiens et les donneurs de leçon, mais à prendre conscience de nos propres responsabilités dans la longue complicité de nos pays avec le « désordre établi » en Afrique du Sud, à prendre conscience également de ce qu’est notre propre racisme en France, et à chercher avec nos frères d’Afrique du Sud comment bâtir un ordre social qui ne trahisse pas l’Evangile […]1175 ».’

Ce passage met bien en évidence le caractère délicat de la question sud-africaine pour les réformés français et les différentes visions existantes au sein de la confession. Les multiples liens qui unissaient les réformés français aux « frères » sud-africains, la responsabilité des calvinistes afrikaners dans la mise en place de l’apartheid et leur utilisation de la Bible pour justifier le système donnèrent un caractère très sensible à la question. Ce sentiment de responsabilité, de culpabilité même parfois, est un thème récurrent dans la presse réformée. Il est ainsi de nouveau formulé au sein de la CSEI, doublé de la conscience que le débat au sein du protestantisme révèle les différentes tendances qui le composent. Le propos se fait ici plus pragmatique et c’est à la façon de mener le débat et la réflexion qu’il faudra penser : si le refus du racisme est une norme absolue, les analyses socio-économiques de la situation révéleront sans doute des divergences. En cela, l’apartheid ne pouvait pas être vu comme une question d’ordre uniquement moral mais les aspects économiques du système et les relations qui unissaient le régime de Pretoria à plusieurs puissances étrangères devaient eux-aussi être abordés.

Le caractère sensible de la question sud-africaine doit impliquer une attitude humble de la part des réformés français. La France a des responsabilités et elle ne doit pas se comporter en puissance étrangère donneuse de leçon. Avant tout jugement, elle doit s’interroger sur le propre regard qu’elle porte sur « ses » étrangers.

Ce refus de voir les Français se transformer en « donneurs » de leçon sera un thème récurrent dans la presse réformée comme au sein des groupes de travail. C’est Anne-Marie Goguel qui ne cessera de condamner cette attitude de « pharisiens » dans plusieurs articles de la presse réformée. Elle est ainsi sans doute l’auteur de cette lettre.

Notes
1174.

« Lettre du groupe « Afrique du Sud » de la CSEI » (1986), op.cit.

1175.

Ibid.