1-3 Les efforts du CCFD pour informer la jeunesse française

Le CCFD a orienté ses efforts en direction de l’information, conscient que les Français, chrétiens ou pas, n’avaient pas une connaissance précise de la nature profonde du système et de ses effets sur les populations non-blanches. Plusieurs travaux se sont donc chargés d’analyser les composantes de l’apartheid et de mettre en évidence ses fondements théologiques et religieux.

Pour alerter l’opinion, le CCFD a utilisé divers supports. Ainsi, en 1986, le CCFD produit et diffuse la vidéo d’un film documentaire intitulé Avoir 16 ans au pays de l’apartheid, réalisé par Claude Sauvageot et Chris Sheppard. Le film (d’une trentaine de minutes) s’articule autour d’une interview en parallèle de deux jeunes filles (l’une noire, l’autre blanche) et informe des réalités de l’apartheid et de ses conséquences sur la vie quotidienne et le devenir de ceux qui subissent ses lois discriminatoires. La cassette a été diffusée lors de la campagne de Carême 1987-1988 à un moment où l’Afrique du Sud entre dans une nouvelle phase de répression et de violence institutionnelle. D’après Dominique Lesaffre, la diffusion du film fut relativement large et eut une résonance importante dans l’opinion publique française.

Si la diffusion de la cassette visait bien un public relativement jeune susceptible d’être sensibilisé par la vie de deux adolescentes sud-africaines, cette initiative ne fut pas la seule à être menée en direction des jeunes.

Aussi, à la fin de l’année 1981, le CCFD met en place une grande opération afin de sensibiliser les jeunes de 15 à 17 ans. Le comité édite un dossier de 19 pages intitulé « Afrique du Sud : le droit de savoir 1304». L’opération est menée par plusieurs mouvements de jeunes réunis dans le cadre du CCFD parmi lesquels les guides de France, les scouts de France, la JEC ou la JOC. Cette « Opération W » doit, semble-t-il, se dérouler sur toute l’année 82 et propose des informations complètes sur l’état géographique, historique et bien sûr politique du pays, avec une place importante pour la description de l’apartheid. Loin de se contenter de donner des informations, le dossier propose aux jeunes des moyens d’actions concrets et utiles afin de manifester leur solidarité. Sa lecture aujourd’hui permet d’avoir un aperçu très intéressant de la façon dont la CCFD a pu appréhender l’apartheid et surtout des moyens pédagogiques utilisés pour susciter l’intérêt et la mobilisation des jeunes français.

L’introduction du dossier donne le ton : l’objectif est de susciter l’intérêt en montrant que l’Afrique du Sud fait partie du quotidien des jeunes français, mais qu’elle est aussi une cause symbole. Le ton est simple, direct, mobilisateur :

‘« Un temps fort pour découvrir ce que d’autres vivent
Un temps fort pour réfléchir à ce que nous vivons
Un temps fort pour réagir contre l’injustice.
A chacun d’entre nous de saisir l’occasion de changer et d’agir pour que d’autres aussi puissent le faire.
Cette année, « l’opération W » nous mène en Afrique du Sud. Mais pourquoi l’Afrique du Sud ?
CHAQUE JOUR NOUS RENCONTRONS L’AFRIQUE DU SUD
Dans ce que nous consommons :
- du pain fait de céréales qui ont été récoltées par les travailleurs africains
- les oranges « Outspan », les pêches, les ananas
- les jus de fruits et les vins d’Afrique du Sud.
Dans ce que nous achetons et utilisons :
- les fils de cuivre de nos appareils électriques
- le courant électrique fait à partir d’uranium venant l’Afrique du Sud
- les bijoux d’or, d’argent et d’autres métaux précieux […]
Dans ce que nous voyons et entendons :
- la propagande
- la publicité sur le tourisme en Afrique du Sud […]
Dans ce que nous vivons :
- dans nos entreprises :
comme immigrés, chômeurs, travailleurs.
L’Afrique du Sud est bien à côté de nous, mais l’avions-nous vue ?
Qu’en connaissons-nous ?
AFRIQUE DU SUD, QUI ES-TU ?
Ce dossier vous propose des éléments pour vous informer et pour partager avec d’autres. L’information sera le fil conducteur de notre opération ; car, en Afrique du Sud comme en France, on a le droit (le devoir ?) de savoir ce qui se vit, ce qui nous concerne, pour pouvoir agir en conséquence1305 ».’

Les initiateurs d’une telle opération ont donc la volonté de montrer que la cause sud-africaine n’est pas une cause lointaine, mais qu’au contraire, elle fait partie du quotidien des Français à cause notamment des relations économiques et commerciales qui unissent les deux pays, mais aussi et surtout par le fait que l’oppression, l’exploitation, les préjugés raciaux sont des problématiques présentes dans toutes les sociétés du monde et le sont donc aussi dans la société française…

Le dossier donne ensuite les informations essentielles sur la situation géographique et humaine au pays : superficie, pays voisins, principales productions, populations…

Le dossier aborde, dans un deuxième temps, plus particulièrement le thème de l’apartheid. La définition du système qui est proposée donne déjà des éclairages sur les positions adoptées à son égard :

‘« Système politique, économique, social et idéologique sur lequel repose la société sud-africaine. Il viserait le développement « multinational » des différents groupes ethniques qui habitent l’Afrique du Sud. En fait, il s’agit d’un système organisé d’exploitation de la majorité de la population (Noirs, Métis…) au profit d’une minorité blanche liée aux intérêts du capital international1306 ».’

La vision d’un apartheid comme système visant à l’exploitation économique des populations non-blanches par une minorité est donc privilégiée. Pour appuyer ces propos, le dossier reproduit les chiffres empruntés au Courrier de l’UNESCO (novembre 1977) révélant les inégalités flagrantes existant entre Noirs en Blancs en matière de salaires, d’éducation, de mortalité infantile…

Le système d’apartheid est ensuite décrit dans ses aspects fondamentaux : formation des bantoustans dont la fonction « est de servir de réserve de main d’œuvre bon marché pour les besoins de l’économie contrôlée par les Blancs 1307  », port obligatoire du Pass, limitation des libertés fondamentales par la mise en place d’un arsenal juridique et policier important.

Puisqu’il faut susciter l’intérêt et la mobilisation des jeunes français, le CCFD met l’accent sur la situation des jeunes sud-africains. Un peu plus de cinq ans après les émeutes de Soweto qui ont révélé au monde la révolte de la jeunesse sud-africaine, le CCFD revient sur les revendications de cette jeunesse :

‘« L’apartheid, fondé sur la ségrégation raciale et l’oppression régit tous les aspects de la vie quotidienne. Cet état de choses fait que les jeunes Sud-Africains sont directement impliqués dans le vaste mouvement de révolte et de contestation. Ils ne veulent plus subir un système qui porte atteinte à leurs droits fondamentaux. Mais plus précisément, que revendiquent ces jeunes ? « Liberté…une éducation obligatoire, non raciale…la seule solution consiste dans le plein exercice des droits humains, des droits des citoyens, de tous les habitants de la République sans différence de couleur… 1308 »»’

Un jeune travailleur noir livre ensuite son ressenti sur le système et ses implications d’un point de vue social (vie quotidienne), politique (l’apartheid est une « stratégie globale ») et économique (salaires, hausse des loyers…). En conclusion, le travailleur rappelle l’état de censure qui règne dans le pays :

‘« Il ne s’agit pas seulement de pouvoir s’exprimer, il faut aussi savoir ce qui se passe, car ici, toute information est contrôlée : la télévision, la radio, les journaux. Nous luttons contre cette situation et pour le droit de savoir ce qui se passe ici et dans le monde entier1309 ».’

Thème récurrent traité par tous les groupes et organes de presse chrétiens, le dossier consacre une page entière (p 9) à la mobilisation des Eglises sud-africaines et notamment à celle exprimée au sein du SACC, rappelant également que la mobilisation se fait à différentes échelles :

‘« Derrière les déclarations des Eglises protestante et catholique, il faut percevoir la foule d’initiatives concrètes qui ont été prises depuis des années pour former et informer les chrétiens et donner aux Noirs la possibilité de parler, de s’informer, de s’organiser 1310  ».’

Le dossier présente la mobilisation des Eglises comme étant unanime et aucune référence n’est faite au soutien des Eglises réformées hollandaises au système d’apartheid. L’accent est ensuite mis sur des initiatives concrètes et particulièrement sur celle de Mgr Hurley.

Une autre raison de la réalisation d’un tel dossier est donnée à la page suivante (p 11) : conscient que la censure et la propagande sont des filtres efficaces, les auteurs estiment nécessaire de proposer aux jeunes français de nouvelles informations :

‘« En les accumulant, tu te sentiras peut-être mieux armé pour bien comprendre la réalité de ce pays […]. Tu verras, en les lisant, qu’en Afrique du Sud, des jeunes comme toi réagissent, s’organisent et essaient de briser l’isolement et l’indifférence pour vivre mieux1311 ».’

Les informations en question concernent principalement les conditions de vie des jeunes sud-africains dans leur logement et sur leurs lieux de travail. Elles proviennent d’une enquête effectuée par les travailleurs eux-mêmes dans la ville de Port Elisabeth et dans la région du Transvaal : logements insalubres, horaires indécents, interdiction des syndicats, non-respect des conditions de sécurité dans les lieux de travail…

La dernière partie du dossier (pp 13-19) permet le mieux de comprendre l’implication du CCFD et ses objectifs d’actions concernant la question sud-africaine. Intitulée « l’Afrique du Sud, ça me concerne !… », elle va proposer des pistes d’intervention possibles pour des jeunes qui, grâce aux informations données par des réseaux « parallèles », sont capables d’analyser, d’approuver ou de condamner, et en tous cas ne pas rester neutres. Le jeune français doit se sentir impliqué au sein d’un réseau, en prenant modèle sur la mobilisation existante en Afrique du Sud :

‘« Là-bas, dans ce pays concerné, des hommes et des femmes inventent des moyens pour informer, réagir. Ici, des associations, des comités de soutien…Une solidarité se tisse et prend forme1312 ».’

Les conseils prennent ensuite la forme d’une vraie méthodologie : le jeune devra prendre le temps de s’informer (création d’un dossier de presse, recherches à la bibliothèque…) puis, s’il a envie d’aller plus loin, il pourra provoquer des débats en classe, rencontrer des personnes qui se mobilisent, rentrer en contact avec des associations comme le CCFD…

‘« Des moyens variés pour découvrir des gens qui luttent pour un monde plus fraternel et plus humain. Dis-toi bien que le temps que tu passeras à ouvrir les yeux sur le monde n’est jamais du temps perdu… Et que ce regard t’aidera peut-être à apprendre, à écouter et à reconnaître autour de toi, ici, des choses à transformer pour que, là-bas, aussi, des transformations soient possibles1313 ».’

Le but est bien de provoquer une mobilisation chez les jeunes, de leur proposer des initiatives concrètes pour que, dans un premier temps, ils se sentent concernés (en s’informant) et que dans un deuxième temps, ils agissent et se mobilisent.

Le problème sud-africain doit en effet susciter des réflexions sur les problématiques de respect des droits de l’homme, de racisme et d’exploitation qui sont observables partout.

Utilisant des procédés efficace pour les jeunes, le dossier reproduit sur 2 pages une BD (pp 16-17) qui reprend, par le dessin, les moyens pour une bonne mobilisation : confronter et analyser les sources d’informations (même celles émanant de l’Ambassade sud-africaine à Paris), ne pas s’arrêter à une vision manichéenne de la situation, diversifier les supports possibles (cassettes, BD, expositions…) pour provoquer l’intérêt chez les Français qui ont du mal à se sentir concerner…

Dans la conclusion du dossier (p 19), sous le titre « Que pouvons-nous faire ? », sont résumés les principaux points autour desquels doivent se concentrer la mobilisation : l’information, l’organisation de débats, la nécessité de s’engager dans des actions qui seraient, de préférence organisées par le CCFD. Ce soutien pourra être de nature financière. A ce propos, la conclusion renvoie les lecteurs aux actions menées au sein de la CAO (campagne anti-outspan) lancée à partir de 1975 et notamment à celle concernant le statut des prisonniers politiques et la répression policière. Cette référence nous permet donc de confirmer l’idée d’une mobilisation commune entre plusieurs groupes et organismes (chrétiens ou non) et dont certains se sont retrouvés au sein de la CAO.

L’existence dès 1981 d’une telle initiative du CCFD témoigne de la place importante occupée par la question sud-africaine au sein de l’ONG catholique. Dans un contexte de violence et de répression (particulièrement à l’encontre de la jeunesse), le CCFD perçoit l’apartheid comme un problème global et fondamental, portant atteinte aux droits fondamentaux et à la dignité de l’homme. Mais plus que cela, le CCFD dénonce les effets économiques et sociaux des lois de l’apartheid sur les populations noires : le système vise avant tout à l’exploitation économique d’une population maintenue en état de dépendance et de servitude dans un contexte capitaliste où les richesses sont détenues par une minorité blanche. Les termes utilisés pour dénoncer cette situation sont directes et virulents.

Le dossier a donc pour but de susciter l’intérêt et la mobilisation des jeunes français devant une cause qui touche de plein fouet les libertés de la jeunesse sud-africaine. L’accent est mis sur la situation des jeunes travailleurs. Cet axe d’action n’est en fait pas étonnant puisque plusieurs mouvements engagés dans cette opération sont des mouvements d’action catholique impliqués dans le monde ouvrier et étudiant (JOC, JEC).

Notes
1304.

Le dossier est reproduit dans le volume des annexes.

1305.

« Afrique du Sud : le droit de savoir. Opération Jeunes W 1982, dossier pour les jeunes de 15-17 ans », CCFD, octobre 1981, p. 1-2.

1306.

Ibid., p. 5.

1307.

Ibid., p. 6.

1308.

Ibid., p. 8.

1309.

Ibid.

1310.

Ibid., p. 10.

1311.

Ibid., p. 11.

1312.

Ibid., p14.

1313.

Ibid.