Des interlocuteurs privilégiés, la visite de Desmond Tutu

Je peux cependant parler de quelques interlocuteurs sud-africains privilégiés, grâce à des témoignages oraux d’anciens membres du CCFD mais aussi grâce à différentes rapports qui ont fait suite aux visites officielles de certains de ces interlocuteurs.

Dans un premier temps, et dès la fin des années 70, le CCFD propose des sources d’informations « parallèles » aux Français désireux d’en savoir plus sur les réalités de l’apartheid. C’est ainsi que Joseph Limagne, journaliste aux Informations Catholiques Internationales, va établir plusieurs contacts, notamment ceux proches du mouvement de la Conscience noire, grâce à l’aide du CCFD.

C’est aussi grâce au CCFD que le journaliste est mis en relation avec Mgr Hurley alors que ce dernier a contribué à la création un an auparavant son organisme œcuménique Diakonia dont le but est de « conscientiser » les chrétiens sud-africains sur le rôle qu’ils peuvent jouer dans la contestation contre l’apartheid. Mgr Hurley sera ainsi un interlocuteur privilégié pour le CCFD, comme il le sera également pour la commission « Justice et Paix ». D’ailleurs, alors qu’il est à Paris, le CCFD et « Justice et Paix » accueillent Mgr Hurley (alors archevêque de Durban) en octobre 1975, et lui donnent la parole dans le cadre d’une conférence de presse. L’événement marque ainsi un nouveau témoignage de la collaboration instaurée avec l’homme d’Eglise, collaboration qui se manifeste également par le soutien du CCFD à des projets dans la région de Durban.

Plus largement encore, le CCFD va être ainsi un des maillons de la « chaîne » formée par les groupes chrétiens qui vont se donner comme tâche d’accueillir un certain nombre de personnalités chrétiennes sud-africaines et de recueillir leurs témoignages afin d’en faire une source d’information fiable et parallèle. Par son intermédiaire, les personnalités sud-africaines informées vont pouvoir être mises en relation avec des journalistes ou spécialistes français qui décident d’effectuer un travail de fond sur la question sud-africaine, comme ce fut le cas pour Joseph Limagne.

En France, l’accueil de telles personnalités aura ainsi un impact sur l’information délivrée, mais sera aussi un moyen pour le CCFD de témoigner de sa solidarité vis-à-vis des populations d’Afrique du Sud et des chrétiens mobilisés.

Cette volonté est clairement exposée par Bernard Holzer, secrétaire général du CCFD, lors de la rencontre avec Mgr Desmond Tutu au siège du CCFD le 30 mai 1985, avec journalistes et membres de plusieurs organismes de développement :

‘« Pour cette petite rencontre entre nous, nous souhaiterions que les organisations de solidarité qui sont présentes ici, puissent se présenter rapidement et dire aussi ce qu’elles font en solidarité avec votre peuple, et qu’ensuite, vous puissiez prendre la parole pour nous dire quelques points importants de la situation de votre pays, et aussi ce que vous attendez de nous1364 ».’

Avant de laisser la parole à Mgr Tutu, Bernard Holzer met en évidence la dépendance des pays du Nord vis-à-vis de l’Afrique du Sud et revient sur la façon d’aborder la question sud-africaine :

‘« Dans notre opinion publique avec laquelle nous essayons de travailler, votre pays est peu connu, et que l’approche de l’apartheid reste souvent une approche uniquement morale, et non pas en termes de système d’oppression ».’

Cette courte mention met en évidence ce que nous avons déjà pu constater en étudiant les organes de presse ou travaux d’information du CCFD : loin de se contenter de présenter le système d’apartheid comme un seul problème moral, l’accent est davantage mis sur l’objectif premier du « grand apartheid », celui visant à l’exploitation économique d’une main d’œuvre noire.

Bernard Holzer se charge ensuite d’énumérer les différents secteurs d’intervention du CCFD, point sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

La présence de plusieurs interlocuteurs témoigne des orientations que le CCFD veut donner à la réflexion et à l’action et des groupes de chrétiens ayant les mêmes objectifs et désirant mener des actions communes sur des points similaires. La rencontre réunit ainsi des représentants de la Cimade, de la JOC (en la personne de Virgilio Francisco) et de l’ACAT (Association des chrétiens pour l’abolition de la torture). Des représentants du monde syndical français sont aussi présents dont Raymond Juin, de la CFDT, qui exprime le soutien de son syndicat aux actions pour la libération des travailleurs et qui rappelle « la prise en charge la plus solidaire possible des travailleurs entre eux, à l’intérieur des entreprises françaises qui ont des intérêts en Afrique du Sud 1365 ».

Raymond Juin ne se limite cependant pas à un soutien aux travailleurs puisqu’il précise :

‘« Pour aller très vite, il faut dire d’abord que nous soutenons les mouvements de libération qui agissent à l’extérieur et que vous connaissez ».’

Un représentant du Mouvement anti-apartheid (MAA) est aussi présent à la rencontre, signe d’une action « transversale » entre groupes de chrétiens et le MAA.

Avant de laisser la parole à Desmond Tutu, un représentant de la commission « Justice et Paix » (son nom n’est pas mentionné) prend encore la parole pour parler du rôle de commission à savoir celui de mettre en relation, de lier, de soutenir et d’appuyer des initiatives divers prises en direction de l’Afrique du Sud.

Cette présentation des différents interlocuteurs réunis pour cette rencontre organisée par le CCFD permet d’avoir la confirmation que tous se retrouvent dans un esprit commun pour éclairer la situation en Afrique du Sud en axant particulièrement la réflexion et l’action sur les conditions de vie et l’exploitation économique des travailleurs noirs. Cela témoigne ainsi d’une véritable mobilisation au sein de différents groupes chrétiens, groupes restreints mais fortement mobilisés autour de questions concrètes et d’ordre économique.

Quel peut être l’objectif d’une telle rencontre ? Avant tout, il est important de rappeler que Desmond Tutu est devenu, depuis la réception de son prix Nobel de la Paix à la fin de l’année 1984, LA voix sud-africaine porteuse des souffrances du peuple noir au travers de multiples voyages en Europe et en informant toujours plus de la situation dans son pays, grâce à une aura médiatique nouvelle. Il est donc évident que lui donner la parole lors d’une telle occasion permettra à la question sud-africaine d’avoir une tribune importante.

Mais les initiateurs de cette rencontre ouverte à la presse ne peuvent pas ignorer que donner la parole à Desmond Tutu, c’est proposer une tribune à quelqu’un qui prône activement l’adoption de sanctions économiques et la mise en place de boycotts, seuls moyens non-violents efficaces pour atteindre la puissance du régime de Pretoria. Desmond Tutu re-affirmera d’ailleurs ses positions à ce propos lors de son passage au CCFD :

‘« [Il faut] essayer de trouver des solutions, des méthodes pacifiques. C’est là que nous avons besoin de la collaboration et de l’aide de la communauté internationale. Et c’est pour ça que je fais partie de ceux qui appellent à une pression internationale, sociale, politique, mais aussi économique, surtout économique […]. Donc tout ce que vous pouvez faire au niveau des instances de décision de votre pays, c’est d’essayer d’œuvrer dans le sens d’une plus grande pression. Je ne peux pas me lever moi aussi à Paris, et dire : je suis pour les sanctions économiques, parce que ce serait un délit. Les gens ne devraient pas nous utiliser comme alibi. Un alibi, alors qu’eux ne font pas les choses qu’ils voudraient faire. Ce sera une des choses les plus importantes sur quoi agir. Et vous pouvez aussi soutenir les groupes, les organisations, les personnes qui, en Afrique du Sud, essaient de s’opposer au système ».’

Cette intervention de Desmond Tutu témoigne bien des difficultés pour des hommes d’Eglise à se positionner sur ce type de questions. Plusieurs interlocuteurs semblent être intéressés par ce genre de polémiques puisque de multiples questions se rapportent à ce thème, demandant plus de précisions sur les effets éventuels de telles mesures. A ces questions, Desmond Tutu répond prudemment, en mettant bien en évidence que ces positions ne sont pas prises en son nom propre mais que les arguments sont ceux utilisés par les défenseurs de telles sanctions…

Les Français présents à la rencontre ne peuvent pas éviter d’aborder la question de la nature de la théologie incarnée par Desmond Tutu et tant d’autres chrétiens devenus des interlocuteurs privilégiés en France (Beyers Naudé, Allan Boesak…). La question posée sur la façon dont Desmond Tutu parvient à concilier action politique et action religieuse témoigne bien de l’intérêt de ces Français pour une théologie fortement implantée dans la société et auprès des plus démunis. A la question de savoir s’il se considère comme un théologien de la libération, Desmond Tutu répond de la façon suivante :

‘« Selon moi, toute théologie authentique est finalement théologie de la libération. Parce que finalement, un théologien dit aux gens : « prenez possession de votre héritage » […]. La Bible nous dit à tous : écoutez, vous êtes créés à l’image de Dieu, et votre valeur dépend de vous-mêmes. Cela n’a rien à voir avec des facteurs biologiques […]. Cela n’a rien à voir avec votre intelligence, avec votre richesse ».’

Desmond Tutu répond ainsi en veillant à ne pas utiliser de termes qui pourraient être perçus comme ayant une connotation socialisante trop marquée…

Aussi, cette rencontre a bien permis aux chrétiens français présents de témoigner de leur solidarité vis-à-vis de l’Afrique du Sud, de proposer une tribune à un acteur majeur de la mobilisation des Eglises en Afrique du Sud, mais aussi d’aborder des questions particulières, notamment celle des sanctions et du message théologique de tels acteurs. Concernant ce dernier point, le CCFD témoignera de son intérêt pour la théologie prophétique telle qu’elle est exprimée en Afrique du Sud oeuvrant pour une meilleure connaissance et diffusion en France du document Kairos.

Notes
1364.

Les interventions faites durant la rencontre ont été enregistrées et mises par écrit. Je me base donc sur cette retranscription qui n’est malheureusement que partielle puisqu’il est signalé en fin de document que la deuxième cassette a été perdue.

1365.

Raymond Juin fait notamment référence au code de conduite élaboré par la CEE à l’égard des entreprises ayant des intérêts en Afrique du Sud.