1-9 Le CCFD et l’Afrique du Sud : pour la « conscientisation » des peuples et leur libération

L’exposé des mobilisations et actions que le CCFD a menées a pu susciter des réactions en leur temps. Les projets visaient tous à aider les populations locales à œuvrer pour leur propre développement. Cette démarche fut la même pour tous les pays en difficulté (politiquement, socialement, économiquement) où des programmes ont été mis en place. Ainsi, l’aide apportée en Afrique du Sud a pris, comme nous l’avons vu, la forme d’un soutien à des groupes à la fois liés aux institutions ecclésiales et composés de Sud-Africains opprimés. Le terme « conscientisation » apparaît à plusieurs reprises dans différents documents internes au CCFD pour qualifier l’objectif commun des groupes soutenus. Cet effort de « conscientisation » se manifeste de plusieurs façons : aide à l’alphabétisation, à l’éducation, soutien aux jeunes travailleurs pour l’amélioration de leurs conditions de travail… Mais il en est qui se sont demandés si le terme de « conscientisation » n’avait pas un « sens caché » et une connotation idéologique, tout comme celui de « libération »…

Le CCFD a eu à répondre de l’utilisation d’une telle terminologie et à souffrir d’avoir intégré de telles notions dans les projets qu’il a soutenus, même si ces dernières n’étaient pas mentionnées explicitement. Le 13 avril 1985, le CCFD est accusé par le Figaro magazine d’utiliser ses fonds dans des buts très « orientés », visant à la libération de ses bénéficiaires. Mais l’accusation vise surtout à dénoncer l’orientation marxiste du Comité1373. Le 26 octobre 1985, un nouvel article au titre accusateur  « Le CCFD : charité chrétienne ou subversion marxiste 1374  ? » reprend plusieurs passages du livre à paraître de Guillaume Maury, L’Eglise et la subversion. Le CCFD 1375 . L’objet de l’article (et de l’ouvrage) est de mettre en évidence et de dénoncer une charité dont l’arrière-pensée serait « de transformer les pauvres et les révoltés pour le plus grand profit de la révolution mondiale dont le cratère toujours actif se trouve à Moscou 1376  ». Les auteurs estiment ainsi qu’il est important d’informer les donateurs du CCFD de « l’orientation idéologique 1377  » de ses activités. Sont visés la notion de « conscientisation » et les programmes d’alphabétisation soutenus par le CCFD, ces derniers visant à « inculquer » les principes fondamentaux de la révolution à des populations pauvres et considérées comme étant instrumentalisées1378. Derrière la teinte marxiste donnée aux objectifs du CCFD, c’est son corollaire théologique qui est visé :

‘« De l’aveu même de Paolo Freire, c’est dom Helder Camara qui a fait la fortune du mot conscientisation dans le monde en le diffusant partout. […]. Cette utilisation des analphabètes comme masse de manœuvre pour la révolution dans le tiers monde se double d’un travail non moins méthodique et corollaire par l’encadrement des populations et la pratique de la libération1379 ».’

Guillaume Maury perçoit très bien que le CCFD est sensible au message de la théologie de la libération telle qu’elle est pensée et développée en Amérique latine dès les années 60.

Et la polémique orchestrée par le Figaro-magazine en 1985-19861380 visait particulièrement les engagements du CCFD entrepris en Amérique centrale et latine, dans des pays vivant sous des régimes dictatoriaux (notamment au Chili après la chute de Salvador Allende et lors de l’arrivée au pouvoir du régime de Pinochet)…La ligne de défense du CCFD de changea pas jusqu’au livre d’entretien (publié en 1989) de Bernard Holtzer, secrétaire général. En voici un extrait :

‘« Les détracteurs du CCFD insinuent que nous soutenons des mouvements marxistes et terroristes. Nous ne soutenons pas ces mouvements. Nous essayons d’aider des réfugiés ou des habitants gravement lésés. Pour y arriver, nous avons des relations avec ces mouvements qui administrent le pays, la région ou les camps1381 ».’

Dans une moins grande mesure, l’implication du CCFD en Afrique du Sud fut, elle aussi, mentionnée et remise en cause lors de cette campagne médiatique menée contre le CCFD . Dans son article du 26 octobre 1986, le Figaro magazine s’étonne de la mobilisation du CCFD concernant les investissements bancaires en Afrique du Sud :

‘« Lors d’une rencontre d’un comité diocésain de la région Est, une femme a eu le courage de dire qu’elle avait quelque argent à placer. Ayant consulté un ami, dit-elle, celui-ci lui a conseillé une société ayant l’ensemble de ses intérêts en Afrique du Sud comme étant d’un excellent rapport. Or cette personne avait beaucoup discuté et réfléchi à partir de l’opération « Jeunesse W » sur l’Afrique du Sud. Et, au grand étonnement de cet ami, elle s’est déterminée pour un autre placement1382 ».’

L’implication du CCFD concernant la question des banques focalise ainsi une partie des critiques. Les détracteurs du CCFD restent interrogatifs devant une telle prise de position qui relève pour eux d’une démarche clairement anti-capitaliste.

L’accusation porte donc ici sur une prise de position de nature économique. Mais le Figaro-magazine réagit également aux liens que le CCFD va tisser avec plusieurs personnalités sud-africaines qui prônent, au delà d’un message évangélique prophétique, l’adoption de mesures économiques contre le régime de Pretoria. Et c’est la plus charismatique de ces personnalités et le CCFD qui sont l’objet des principales critiques :

‘« L’évêques anglican, Mgr Tutu, est un grand ami du CCFD. Lorsqu’il a été invité pour les assises socialistes des droits de l’homme, c’est dans les locaux du CCFD qu’il a donné une conférence de presse1383. Comme à son habitude, il n’a cessé de vitupérer contre le gouvernement de la République sud-africaine. Il est un des champions du désinvestissement en Afrique du Sud pour résoudre les problèmes de l’apartheid par la disparition du régime de Pretoria1384 ».’

Pour Guillaume Maury, Desmond Tutu conduit « une action révolutionnaire méthodique 1385  ». De là à parler d’instrumentalisation, il n’y a qu’un pas : les intentions de tels ecclésiastiques ne peuvent être, d’après le journaliste du Figaro, que d’inspiration marxiste, visant à changer les structures politiques, économiques et religieuses du monde… En donnant la parole à Desmond Tutu, le CCFD se fait le « complice » de personnalités aux discours teintés de théorie marxiste…. C’est ce qu’estime le journaliste du Figaro-Magazine qui ne parle pas de l’invitation de la FPF relevant pourtant de la même démarche informative…

Les projets de formation menés dans les camps de réfugiés namibiens par la SWAPO et soutenus par le CCFD vont également susciter les réactions négatives du Figaro-magazine 1386, alors que la SWAPO est reconnue par l’ONU depuis 1983. Ces critiques, peut-être les plus virulentes, témoignent du parti pris de la rédaction pour le régime de Pretoria concernant l’occupation de la Namibie, en voulant démontrer que l’aide du CCFD aux camps de réfugiés revêt là encore une teinte idéologique nette :

‘« Les braves gens de la SWAPO et les méchants Blancs d’Afrique du Sud. C’est faux ; mais ça marche… […] Ce sont ces « réfugiés » [d’après le journaliste, les membres de la guérilla anti-gouvernementale] que le CCFD a choisi d’aider depuis 1982. En les « alphabétisant » par la méthode de « conscientisation » de Paulo Freire. Autrement dit, le CCFD assure le financement de la formation idéologique de la SWAPO et de ses guérilleros marxistes1387 ».’

Là encore, il est important de noter que le journal ne s’attaque qu’aux projets du CCFD alors que concernant l’aide aux camps de réfugiés, la Cimade mena également plusieurs actions, en son propre nom ou en collaboration avec le CCFD…

Les critiques exprimées au sein du Figaro-magazine concernant la mobilisation du CCFD, même si elles relevèrent purement et simplement d’une démarche diffamatoire, furent aussi révélatrices de la ligne éditoriale qui fut celle du journal concernant le traitement de la question sud-africaine. En effet, le Figaro-magazine porta un regard plutôt conciliant sur le régime de Pretoria, s’attachant à dénoncer la campagne de désinformation menée, d’après plusieurs journalistes de la rédaction, par des organes de presse « de gauche »… Le caractère profondément anti-démocratique de l’apartheid et les injustices qu’il engendra semblent donc, pour cette presse, moins graves qu’un « péril rouge » qui menace la forteresse sud-africaine, menace qui vient d’une part des mouvements de résistance intérieurs, et d’autre part des pays de la « ligne de front » qui tombent les uns après les autres sous le joug du marxisme (toujours d’après la rédaction du Figaro magazine…).

Un exemple suffira pour attester de cette « ligne » du journal. Un article consacré à l’Afrique du Sud paraît dans le même numéro que celui consacré au CCFD que nous venons de traiter. Sous le titre évocateur de « La fantastique campagne de désinformation autour de l’apartheid : voici les vérités qu’on nous cache sur l’Afrique du Sud 1388  », l’envoyé spécial Robert Lacontre rapporte ce qu’il a pu voir en Afrique du Sud. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a rien vu de choquant : les populations sont respectées, l’ordre règne, le PNB des Sud-Africains est l’un des plus élevés d’Afrique et de toutes façons, « les Blancs étaient déjà là lorsque les Zoulous sont descendus vers le Sud 1389  ». Quant à l’opposition exprimée contre le régime de Pretoria , qu’elle émane des Eglises ou d’autres mouvements, elle témoigne surtout, selon lui, d’une réelle contagion communiste qui touche aussi les organismes en dehors des frontières sud-africaines :

‘« Il est vrai que tous les pasteurs des Eglises réformées qui manifestent devant les drapeaux rouges de l’URSS touchent beaucoup d’argent du Conseil œcuménique des Eglises, du Conseil mondial de la paix (sous la tutelle de Moscou), de l’ONU, de l’UNESCO (c’est nous qui payons)1390 ».’

L’implication et la lutte des Eglises contre les lois de l’apartheid, la théologie prophétique développée par les chrétiens reconnus pour leur engagement pour la justice sont donc condamnées, car considérées comme étant le pendant religieux d’un courant marxiste contaminant… Comme c’était déjà le cas dans l’article que le Figaro-magazine a consacré au CCFD dans le même numéro, c’est Desmond Tutu, le plus médiatique de ces chrétiens mobilisés, qui cristallise toutes les critiques, en étant présenté comme un dangereux émeutier :

‘« Prix Nobel de la paix, prix Nobel de la guerre ? Mgr Desmond Tutu appelle à la révolte, à la violence. « Je ne suis pas un pacifiste », clame-t-il. Il a traité Reagan plusieurs fois de « dictateur raciste »1391 ».’

Or, Desmond Tutu ne s’est jamais prononcé en faveur d’actes violents, mais s’était « contenté » de craindre que, dans un avenir proche, les actes de violence soient les seuls moyens de contestation possibles face à la violence gouvernementale.

Si j’ai choisi de m’arrêter, certes un peu longuement, sur le traitement de la question sud-africaine dans le Figaro-magazine, c’est que ce regard très « conciliant » que le journal porte sur les « bienfaits » de l’apartheid peut, dans une certaine mesure, donner une part d’explication aux critiques qu’il va adressées au CCFD concernant sa mobilisation en Afrique du Sud (et en Namibie). En effet, comme le Figaro-magazine interprète les actions anti-apartheid sous le prisme politique et dénonce une infiltration du « péril rouge » dans tous les actes militants (qu’ils soient français ou sud-africains), il n’est pas étonnant que le journal dénonce la mobilisation du CCFD comme étant elle-même dénoncée comme étant d’inspiration marxiste. Dès lors, l’implication de personnalités chrétiennes comme celle de Desmond Tutu paraît, si elle est lue sous le prisme politique, comme étant la dangereuse illustration de cette dérive marxiste qui trouve son incarnation au sein d’une théologie, qu’elle soit qualifiée de théologie de libération (en Amérique latine), de théologie prophétique ou encore de théologie contextuelle selon l’appellation employée en Afrique du Sud.

Finalement, pour le Figaro-magazine, la question de l’apartheid devient secondaire alors qu’un péril plus dangereux menace l’Occident et la forteresse sud-africaine. Sans vouloir aucunement défendre de telles thèses, il me semble important de replacer une telle conception dans le contexte de guerre froide des années 80, à une époque où tous les événements géopolitiques se lisaient sous le prisme du conflit Est-Ouest…

Dans la campagne de diffamation qui s’abattit sur le CCFD à partir de 1985 et qui dura environ 2 ans, la mobilisation du CCFD sur la question sud-africaine ne fut pas celle qui cristallisa toutes les critiques et fut donc secondaire par rapport aux projets menés par le CCFD en Amérique latine et centrale. Cependant, cette polémique mit aussi l’accent sur la mobilisation du CCFD engagée menée auprès des populations opprimées sud-africaines et soutenant des projets touchant à la formation, à l’éducation et à la prise en considération des natures et des effets concrets de l’apartheid, qu’ils soient politiques, économiques et sociaux. La crise du CCFD entraîna un changement dans l’attitude de l’épiscopat qui trouva là l’occasion « de remettre de l’ordre dans une maison soupçonnée de dérive, et de renforcer sa tutelle sur un organisme jugé turbulent 1392  ». En janvier 1986, ils annoncèrent leur désir de voir apporter des « modifications dans le fonctionnement et les statuts du CCFD 1393». Cette crise entraîna donc bien une reprise en main d’un mouvement dont la culture, largement héritée de l’Action catholique des années 50, était porteuse d’une forte vocation d’autonomie des laïcs au sein de l’Eglise.

Le CCFD fut le seul organisme de développement catholique en France à s’impliquer en Afrique du Sud durant l’apartheid. Dès le milieu des années 70 et donc assez précocement, le comité commença à établir des liens et à s’intéresser à l’apartheid. Concernant ces liens, il accueillit rapidement à son siège des personnalités chrétiennes incarnant une mobilisation des Eglises contre l’apartheid. L’une d’elles est Mgr Hurley qui deviendra un interlocuteur privilégié pour les groupes de chrétiens mobilisés autour de l’apartheid.

Nous avons pu constater que les écrits internes au CCFD traitant du système abordèrent précocement et abondamment les natures économiques, sociales et politiques de l’apartheid et surtout ses effets dramatiques sur la population noire. En ce sens, une intervention du CCFD est jugée comme étant tout à fait légitime et répond à l’esprit de l’encyclique Populorum Progressio qui stipule notamment que le développement doit concerner tout l’homme et tous les hommes… Dans sa description de l’apartheid, le CCFD s’est concentré sur le « grand apartheid » et sur le but ultime de celui-ci : la formation et l’indépendance des bantoustans.

Les fondements théologiques et religieux de l’apartheid sont finalement assez peu rappelés, que ce soient dans les articles ou dans les documents d’information. René Valette, président du CCFD de 1988 à 1997, m’a confirmé rétrospectivement cette « carence » en expliquant que si ces fondements religieux n’ont pas été rappelés, c’est qu’ils étaient suffisamment connus… Mais il a précisé par la suite que cette (unique) présentation socio-économique de l’apartheid a pu susciter des incompréhensions de la part de certains donateurs qui pouvaient se poser des questions sur la légitimité d’un tel traitement de la part d’un organisme catholique. Selon René Valette, le fait que le CCFD se soit « focalisé » sur de telles notions a donc pu, dans une certaine mesure, entraîner la remise en cause de la nature des actions du CCFD à partir du milieu des années 80…

Dans son engagement vis-à-vis de l’Afrique du Sud, le CCFD adopta l’approche tiers-mondiste dont le combat se formulait contre le mode de développement capitaliste « accusé d’accroître par le jeu du marché et de la domination les disparités économiques internationales et de détruire de l’intérieur les sociétés du tiers-monde ». En effet, comme nous avons pu le voir à de multiples reprises, c’est bien la dénonciation du système d’apartheid perçu comme permettant l’exploitation d’une main-d’œuvre noire par une minorité blanche qui domina dans le discours du CCFD.

Pourtant, le traitement de la question sud-africaine par le CCFD est l’illustration de la « ligne de conduite » générale du Comité en matière de projets de développement. Dans le soutien qu’il apporta à des projets sud-africains, le CCFD ne pouvait s’empêcher de traiter de la question sous ses aspects sociaux (éducation, formation, soutien aux comités de population dans les townships…) ou économiques (main d’œuvre migrante, exploitation des populations, question des salaires, syndicats…). S’impliquant dans des projets initiés par l’Eglise catholique sud-africaine, au sein de groupes d’action catholique (JOC…) qui agissaient auprès de communautés de locales, le CCFD privilégia ainsi les programmes visant à l’éducation et à la formation, dans un pays qui refusait de tels droits à la majorité de sa population…

Dans des documents internes du CCFD, le terme de « conscientisation », concept tellement remis en question dans le Figaro-magazine, apparaît à de multiples reprises. Faut-il cependant le comprendre comme révélateur d’une participation du CCFD à l’édification d’un projet marxiste ? Sans doute pas. Une chose cependant est réelle : le CCFD fut sensible au message de la théologie de la libération qui s’élabora en Amérique latine dans les années 60. Comme me l’a dit René Valette, le Comité a été sensibilisé aux concepts de « libération », de « conscientisation » tels qu’ils ont été exprimés par Paulo Freire1394 . Réfléchissant à la mise en place d’une pédagogie pour les opprimés dans les années 60 au Brésil et au Chili, celui-ci a mis en évidence le fait que l’acte pédagogique doit partir de la réalité de « l’éduqué » et que la formation doit le mener à une analyse et un engagement personnel. Paolo Freire prône donc une participation active de l’opprimé et un changement radical dans l’attitude de l’oppresseur qui devra apprendre lui aussi de l’opprimé et tenir compte de ses connaissances et de sa vision du monde.

Les concepts de « conscientisation » et de « libération » ont pu être développés sans arrière pensée au sein du CCFD. Plus que cela, l’idée d’une Eglise qui se positionne du côté des opprimés et l’idée d’une « option préférentielle pour les pauvres » sont considérées comme étant un devoir pour une Eglise qui veut œuvrer pour le développement et qui se réfère au message de Vatican II ou de l’Encyclique Populorum Progressio.

De plus, pour ceux du CCFD qui accueillirent favorablement les messages prophétiques des chrétiens sud-africains mobilisés contre l’apartheid, ces termes ne pouvaient être que « familiers » puisque très présents dans cette théologie prophétique sud-africaine1395.

Le CCFD a toujours su qu’une telle ligne de conduite pouvait susciter des réactions et des critiques. Ses présidents oeuvrèrent cependant pour qu’un tel engagement demeure, pour que le CCFD reste l’incarnation d’une « Eglise du risque » (René Valette)1396. La campagne contre le CCFD coïncida avec l’apogée de la crise tiers-mondiste et interpella une génération de militants issus de l’Action catholique des années 50, remettant en cause la tradition d’engagement politique et social qui existait jusqu’alors. Elle entraîna également des questionnements autour des formes d’apostolat au sein d’un monde sécularisé, démontrant une crise d’identité du militant.

La mobilisation du CCFD concernant la question sud-africaine suscita ainsi la reconnaissance de la Conférence des évêques d’Afrique du Sud qui s’exprima par la voix de son président, Mgr Napier, successeur de Mgr Hurley à a fois comme archevêque de Durban et président de la Conférence épiscopale :

‘« Nous savons parfaitement qu’en nous aidant, vous avez eu à en payer le prix pour promouvoir un développement intégral, la justice et la paix, non seulement en Afrique du Sud, mais partout ailleurs dans le monde1397 ».’

Il semble donc que les échos de la polémique qui ébranla le CCFD parvinrent jusqu’en Afrique du Sud…

Pour conclure, l’implication du CCFD par rapport à l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid s’axa autour de volontés majeures : informer les Français des réalités socio-économiques d’un système discriminatoire, et soutenir à la base des populations en leur offrant les moyens de leur libération…

Selon les propres dires des membres et militants et membres du CCFD, l’impact de la mobilisation du CCFD concernant l’apartheid, bien que militante et percutante, fut relativement réduit et suscita assez peu de réactions chez ses donateurs, et encore moins sur l’ensemble des catholiques français… Cette constatation ne fait finalement que renforcer ce qui a déjà être pu mis en évidence : la question sud-africaine mobilisa des cercles restreints de chrétiens qui représentèrent une certaine frange de leur confession, celle qui considère que la question sociale est essentielle et que c’est vis-à-vis des opprimés que l’Eglise doit se positionner dans une démarche évangélique. Dans son engagement, la voie de la « simple » participation à un combat en vue d’un monde plus juste l’emporta sur la logique d’action caritative de type missionnaire. Cette démarche s’est particulièrement exprimée au sein du CCFD du côté catholique et aussi dans un organisme comme la Cimade du côté réformé.

Notes
1373.

Les accusations de marxisme apparurent dans le sillage de mai 68 et se multiplièrent orsque le CCFD adopta en 1973 le slogan « la terre est à tous » qui faisait de la réforme agraire le préalable du développement économique. Voir Denis PELLETIER, « 1985-1987 : une crise d’identité du tiers-mondiste catholique ? », Le mouvement social, n°177, décembre 1986, pp. 86-106.

1374.

« Le CCFD : charité chrétienne ou subversion marxiste », Le Figaro-magazine, 26 octobre 1985, pp. 25-37.

1375.

Guillaume MAURY, L’Eglise et la subversion : le CCFD, Paris, Union nationale inter-universitaire (UNI), 1985, 166 p. Guillaume Maury est le pseudonyme de Jean-Pierre Moreau, alors journaliste au Figaro-magazine.

1376.

« Le CCFD : charité chrétienne ou subversion marxiste ? », op.cit., p. 25.

1377.

Ibid.

1378.

« Ces pauvres parmi les plus pauvres ont demandé du pain et ont leur a donné la pierre de la lutte des classes ; ils ont demandé du pain et on leur a donné la pierre de la lutte des classes ; ils ont demandé un œuf, on leur a donné le serpent de la dialectique marxiste-léniniste […] », op.cit., p. 26.

1379.

Ibid.

1380.

La campagne de diffamation s’exprima au sein de plusieurs ouvrages et organes de presse. Citons par exemple Roland GAUCHER (journaliste à Minute et militant FN) : Les finances de l’Eglise de France, Paris, Albin Michel, 1981, 288p ; Michel ALGRIN : La subversion humanitaire : les bonnes œuvres du CCFD, Paris, J.Picollec, 1988, 271 p. D’autres articles parurent dans la presse catholique, notamment dans la revue catholique conservatrice Famille Chrétienne.

En « réponse », d’anciens présidents et secrétaires du CCFD rendirent compte de leur engagement dans plusieurs ouvrages : Bernard HOLZER et Frédéric LENOIR : Les risques de la solidarité, entretiens sur le CCFD, Paris, Fayard, 1989, 241 p ; Gabriel MARC : Il faut aimer l’Eglise : nom de Dieu !, Paris, Editions Ouvrières, 2000, 172 p.

Enfin, un ouvrage intéressant « décrypte » les sujets et les mécanismes de la campagne : Charles ANTOINE : Procès d’une propagande : le Figaro-Magazine et l’opinion catholique, Paris, éditions ouvrières, 1988, 168 p.

1381.

Bernard HOLZER, Frédéric LENOIR, «Les risques de la solidarité. Entretiens sur le CCFD, Paris, Fayard, 1989, p. 100.

1382.

« Le CCFD : charité chrétienne… », op.cit., p. 27.

1383.

Il s’agit de la rencontre du 30 mai 1985. En fait, Desmond Tutu était invité d’une part par le CCFD et la Cimade et répondit ensuite à l’invitation de la FPF.

1384.

« Le CCFD : charité chrétienne… », op.cit. p. 27.

1385.

Ibid.

1386.

Le fait que le mouvement de la SWAPO soit soutenu par l’URSS et l’Angola, pays dans lequel sont implantés des maquis de la SWAPO.

1387.

« Le CCFD : charité chrétienne… », op.cit., p. 34.

1388.

Robert LACONTRE, « la fantastique campagne de désinformation autour de l’apartheid : voici les vérités qu’on nous cache », Le Figaro-magazine, 26 octobre 1985, p. 96-106.

1389.

Ibid., p. 99.

1390.

Ibid., p. 97.

1391.

Ibid.

1392.

Denis PELLETIER, « 1985-1987 : une crise d’identité… », op.cit., p. 97.

1393.

Documentation catholique, n°1910, 19 janvier 1986, p. 115.

1394.

Paulo FREIRE, La pédagogie des opprimés, Paris, F.Maspero, 1980. Dès le début des années 80, une part de l’aide du CCFD passait par l’intermédiaire de l’INODEP (institut œcuménique pour le développement des peuples) créé par Paulo Freire dont l’objectif était la prise en charge à la base, par les populations concernées, d’opérations de développement et de formation. Mais en Amérique latine en particulier, l’INODEP avait été lié, dès son origine, au mouvement chrétien des « communautés de base » qui était le lieu d’élaboration privilégié des théologies de la libération. Voir Denis PELLETIER, « 1985-1987 : une crise d’identité… », op.cit., p. 92.

1395.

Voir notamment Albert NOLAN, Jésus avant le christianisme, Paris, les éditions de l’Atelier, coll « foi vivante », 1995 (1ère édition, 1979), 187 p.

1396.

En mars 1988, le cardinal Decourtray, alors président de la Conférence des évêques de France réaffirme son soutien au CCFD et rend hommage au travail de l’organisme de la façon suivante : « Je tiens à exprimer ma reconnaissance et à redire mon soutien au CCFD pour son irremplaçable contribution au combat que mène l’Eglise contre la faim et pour le développement dans l’esprit des encycliques Populorum Progressio et Sollicitudo Rei Socialis […]. Je souhaite que le CCFD continue à informer l’opinion publique de la manière la plus objective et la plus complète possible. Ce sera sa meilleure réponse aux critiques », in « Communiqué du cardinal Decourtray, président de la conférence des évêques de France au sujet du CCFD », SNOP, n°706, 23 mars 1988.

1397.

« Hommage de Mgr Napier au CCFD », La Documentation catholique, n°2003, 1er avril 1990, col 376-377.