2-2 Une mobilisation lors de la campagne anti-Outspan

Comme nous l’avons déjà vu dans la partie consacrée aux mobilisations au sein du DEFAP1405, l’émergence d’une action au sein de différents groupes réformés apparaît au moment de la campagne anti-Outspan débutant en 1975. L’événement marque ainsi le point de départ d’une action fédératrice au sein d’un mouvement plus vaste regroupé sous le sigle CAO (Campagne anti-Outspan) qui deviendra le Mouvement anti-apartheid (MAA)..

En juillet 1975, un numéro de l’organe de presse de la Cimade Cimade informations, est consacré à l’Afrique du Sud1406. Par un bandeau traversant le coin gauche de la page de couverture et mentionnant « Non aux oranges outspan », la Cimade témoigne d’une manière visible de son implication. Sous le titre « Pourquoi ce dossier ? « , Marcel Henriet du service Information, rend compte des objectifs d’une telle mobilisation et donne des informations sur l’ampleur d’une telle campagne :

‘« A la demande des mouvements de libération d’Afrique du Sud, en liaison avec le COE et son Programme de Lutte contre le Racisme, en collaboration avec des groupes hollandais et allemands, la CIMADE participe avec 14 organisations françaises et africaines à une campagne de boycott des oranges Outspan en provenance d’Afrique du Sud. Par cette campagne anti-Outspan, nous voulons contribuer à rompre le silence dont le pouvoir et la quasi totalité des médias en France entourent l’oppression de 18 millions de Noirs, Métis et Asiatiques par le régime de M.Vorster […]. L’objectif de la campagne est d’informer vendeurs et acheteurs éventuels des conditions dans lesquelles ces fruits sont produits. Prenant appui sur le boycott des produits Outspan, il s’agit de faire connaître et de dénoncer : le régime d’apartheid, le véritable enjeu de la soi-disant détente lancée par Pretoria, la répression en cours, le soutien financier, économique, militaire et diplomatique que le gouvernement français ne cesse d’apporter au pouvoir raciste d’Afrique du Sud […]. Depuis de nombreuses années, la CIMADE participe au soutien des mouvements de libération et à la lutte contre le racisme. Vous avez, chers amis lecteurs, l’occasion cet été de manifester avec nous votre refus de l’apartheid et du racisme en participant à la campagne anti-Outspan1407 ».’

Une telle présentation, si elle informe le lecteur des raisons de la participation de la Cimade à la campagne de boycott, nous permet aussi de comprendre que la Cimade suit fidèlement la « ligne de conduite » proposée par le COE et son Programme de Lutte contre le Racisme créé en 1969, qui vient financièrement en aide à plusieurs mouvements de libération d’Afrique australe notamment. Il peut ainsi paraître étonnant aujourd’hui de voir aussi nettement et limpidement exprimé le soutien de la Cimade à ces mouvements de résistance sans que cela ne semble entraîner une quelconque polémique sur la légitimité d’un Comité confessionnel à se positionner de la sorte. On peut ainsi penser qu’auparavant, la Cimade avait déjà effectué un travail d’information autour du contenu du Programme de Lutte contre le Racisme du COE.

Comment pour la plupart des dossiers constitués par le DEFAP, celui de la Cimade est, dans sa plus grande partie, composé d’articles empruntés à des sources diverses. Concernant la première partie du dossier (pp 1-6) présentant le pays et le système d’apartheid, les deux sources principales utilisées sont indiquées en première page. Il s’agit du dossier « Apartheid » composé par le groupe de travail sur le racisme de la FPF en 19741408 et du dossier « L’apartheid et la France », publication à l’origine assez « floue » puisqu’il est seulement indiqué qu’elle émane de l’African National Congress1409. Ce dossier de la Cimade est ainsi un travail de « seconde main », un « collage » de plusieurs articles réunis par thèmes, ponctué de courts articles qui doivent émaner des rédacteurs du dossier. Il a, d’après moi, le défaut de ne pas montrer de manière claire les provenances des différentes sources, d’autant plus que ces dernières peuvent être françaises ou sud-africaines (émanant de l’ANC).

Il n’est donc pas étonnant de constater que le dossier reprend les thèmes déjà abordés dans les travaux du Défap et de la commission CSEI. La Cimade reprend ainsi les articles du dossier de la CSEI (1974) sans les transformer : présentation géographique et historique du pays, ressources naturelles, économie, description du système d’apartheid avec une grande partie consacrée aux bantoustans. Là encore, ce sont les effets économiques du système qui sont mis en évidence !

‘« En théorie : développement « parallèle » et séparé de nations différentes au sein d’une même république.
« En pratique : il s’agit là d’une idéologie justificatrice qui masque le fait de l’intégration des différents groupes raciaux au sein d’un même système économique où les uns occupent une position dominante et les autres une position subordonnée1410 ».’

Le propos va même plus loin, comparant la situation à celle visible dans une autre région du monde :

‘« L’Afrique du Sud offre l’aspect d’une société coloniale avec cette différence que, comme en Israël, la puissance coloniale est implantée sur le sol du peuple colonisé1411 ».’

Le sort du peuple sud-africain est donc rapproché de celui du peuple palestinien qui lui aussi, vit une occupation jugée comme une force d’occupation de nature coloniale et donc illégitime. Il est d’après moi gênant que la source d’une telle affirmation, très virulente, n’apparaisse pas clairement dans le dossier. En effet, la provenance de l’article (c’est à dire l’ANC) figure de manière très peu lisible en fin de page… Ce problème, certes d’ordre purement formel, peut cependant témoigner, soit de la volonté de faire siens les propos et les combats de l’ANC, soit être la manifestation d’un manque de rigueur lors de la composition du dossier… Lorsque sera abordée la question de la lutte armée, la provenance des propos impliquera moins de doute puisque c’est le « nous » de l’ANC qui est utilisé lorsqu’il s’agit d’évoquer la création de « notre armée de libération, Umkhonto We Sizwe » (p 5) après l’échec des luttes non-violentes et le massacre de Sharpeville.

Concernant les relations commerciales et économiques existant entre la France et l’Afrique du Sud, la Cimade reprend là aussi les travaux de la CSEI. Seule la forme change : en effet, la Cimade choisit de mettre en exergue des phrases « choc » et des photos afin de susciter l’intérêt du lecteur. Ainsi, dans la partie consacrée aux relations entre la République sud-africaine et les autres nations, la Cimade reproduit la photo d’un char d’assaut surmontée de la phrase « la France est le premier fournisseur d’armes de l’Afrique du Sud 1412  ». En dessous de la photo, une courte mention renseigne sur la provenance du char d’assaut : « Société des forges et ateliers du Creusot ».

La deuxième partie du dossier est consacrée à « l’évolution de la situation en Afrique australe » (pp 7-24). Là encore, il s’agit d’une reprise d’un document d’information émanant du Programme de Lutte contre le Racisme du COE, soumis à la commission réunie du 2 au 6 mars 1975. Il s’agit surtout de faire un tableau de la situation politique du pays et particulièrement de la formation des bantoustans, illustration ultime de la volonté de suprématie des Blancs :

‘« Le plan de décentralisation, qu’il serait plus exact de qualifier de « néo-colonialisme » est destiné à maintenir un réservoir fluctuant de main d’œuvre, capable de répondre aux besoins changeants des mines et de l’industrie, tout en éloignant du territoire national l’élément politique et social le plus instable : la main d’œuvre exploitée1413 ».’

C’est bien la nature économique et capitaliste du système du « grand apartheid » qui est violemment dénoncée, système global d’exploitation de la majorité de la population. Il est intéressant de constater que l’exposé traite en longueur des effets économiques de ce processus mais n’aborde pas les conséquences politiques qui sont pourtant majeures puisque le processus devra aboutir à l’indépendance des bantoustans et donc à la formation d’une Afrique du Sud exclusivement blanche. Si les rédacteurs du document présentent bien la volonté de former un pays blanc, l’analyse du processus se fait encore une fois sous le spectre économique :

‘« Ce que les dirigeants de l’Afrique du Sud blanche désirent voir en consultant leur carte, ce ne sont pas tant de minuscules îlots blancs dans une mer noire, mais un centre industriel prospère (et blanc pour une grande part) qui ne soit pas entouré d’armées menaçantes, mais de marchés ouverts, de travailleurs disponibles et de débouchés intéressants pour les investissements1414 ».’

Du point de vue de la politique extérieure, les observateurs du COE craignent de voir s’exprimer et se développer un certain soutien des puissances occidentales au régime de Pretoria, notamment lorsqu’il s’agit de voter une résolution aux Nations-Unies (en référence notamment au triple veto d’octobre 1974 des puissances américaines, britanniques et françaises concernant l’exclusion de l’Afrique du Sud des Nations-Unies). Les relations commerciales franco-sud-africaines sont une nouvelle fois dénoncées :

‘« La France continue à jouer le rôle de principal fournisseur du gouvernement Vorster en matériel militaire. Et grâce à la collaboration de l’industrie française, l’Afrique du Sud est maintenant en mesure de fabriquer la plupart de ses tanks, de son artillerie lourde et de ses avions. Il ne fait pas de doute non plus que l’Afrique du Sud est aujourd’hui capable de produire et d’utiliser des armes atomiques1415 ».’

Le propos de cette partie est bien de dénoncer un système qui, malgré quelques réformes « de façade » concernant certains aspects du « petty apartheid », conserve et renforce même ses fondements structurels, notamment par le processus de formation et d’évolution des bantoustans. Le ton se veut donc alarmiste puisque l’accent est mis sur la répression gouvernementale (hausse du nombre d’emprisonnements, record mondial pour les condamnations à mort…). Face à cette situation, les mouvements de libération s’organisent, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. La conclusion du pays ne laisse ainsi aucun doute sur l’attitude à adopter concernant l’expression de la résistance :

‘« Le rôle vital que joueront les mouvements de libération constitue un élément clé de cette lutte de plus en plus acharnée. Le soutien international aux mouvements de libération doit plus que jamais être accru1416 ».’

Rappelons que la deuxième partie de ce dossier est une reprise d’un document émanant du Programme de Lutte contre le Racisme du COE. Le texte est livré « brut », sans aucun commentaire ni précision. Comme cela fut déjà le cas dans la plupart des dossiers constitués par le DEFAP, le choix des chrétiens français de reproduire des textes du COE (et particulièrement ceux émanant du PLR) qui traitent du soutien concret (financier) aux mouvements de libération, révèle sans aucun doute une adhésion de ces Français à un tel message. Une interrogation demeure cependant : on peut légitimement se demander quelle fut la réception de tels articles chez les lecteurs, particulièrement chez ceux les moins informés de la situation en Afrique du Sud ou ne connaissant pas la nature de la mobilisation qui s’exprime au sein du COE.

La troisième partie (pp 26-31) est consacrée à la campagne anti-outspan sous le titre « Oranges Outspan : les fruits du racisme » ; Là encore, le texte émane d’une source extérieure. Il s’agit ici d’un dossier de M. Esau du Plessis (août 1972) et de notes et documents du groupe contre l’apartheid de l’ONU (1973-1974). Le but est de justifier la pratique du boycott des oranges Outspan à un moment (été 1972) où la compagnie sud-africaine débute une campagne publicitaire de grande ampleur en Europe et en France, le pays étant le deuxième importateur d’agrumes derrière la Grande-Bretagne. Il s’agit de démontrer que la plus grande partie de la production d’agrumes est destinée à l’exportation puisque le marché intérieur est réduit, la majeure partie de la population vivant en majorité en dessous du minimum vital et n’ont donc pas accès à ces produits « de luxe ». En fait, l’exportation massive des agrumes depuis l’Afrique du Sud donne l’occasion au rédacteur de parler de l’exploitation dont sont victimes les travailleurs noirs, particulièrement dans le domaine agricole. En effet, sous le titre « des esclaves pour la terre » (p 28), il est mis en évidence le fait que les travailleurs agricoles sont les plus mal payés de tous les travailleurs noirs, sont mal logés et travaillent dans des conditions intenables et peuvent même être victimes de sévices. Le travailleur se trouve dans un état de dépendance totale vis-à-vis de son employeur, son salaire l’empêchant de vivre dans des conditions de vie décentes. Ces conditions de vie (hébergements vétustes, manque de nourriture et d’eau…) sont décrites et ne peuvent que susciter une réaction écœurée chez le lecteur.

En dernière page du dossier, le lecteur peut acquérir différents « produits » proposés par la campagne anti-Outspan : tracts, dossier d’information et poster, le plus diffusé et connu étant celui représentant une tête d’homme noir pressée par une main blanche sur un presse-orange… Les demandes sont à adresser à la Campagne anti-Outspan (CAO) dont le siège est au 46, rue de Vaugirard (Paris, 6ème arrondissement), signe de la participation active de la Cimade à la campagne.

Il est évident que ce dossier composé par la Cimade en juillet 1975 n’a pas comme seule fonction d’informer. Son objectif revêt un caractère beaucoup plus militant, visant à une plus grande mobilisation des Français contre le régime de Pretoria. Si la campagne de boycott contre les agrumes Outspan est une occasion pour manifester son accord, la Cimade, en reproduisant des textes de l’ANC ou du COE (par le Programme de Lutte contre le Racisme) cherche à susciter des réactions en informant avec précision des effets économiques de l’apartheid et de la « complicité » de la France qui maintient des relations économiques avec le régime de Pretoria. Concernant les textes émanant de l’ANC, ils ont la particularité d’émaner de Sud-Africains eux-mêmes opprimés et qui sont eux-mêmes impliqués dans la lutte contre le régime. Une grande partie du dossier n’est donc pas composée d’écrits « distanciés », c’est à dire d’observateurs étrangers donc moins impliqués. En reproduisant ces textes, la Cimade veut sans doute donner la parole aux premiers concernés et donc ne pas se positionner, en tant que chrétiens français mobilisés, comme des observateurs qui seraient susceptibles de porter un jugement sur une situation qu’ils ne vivent pas. Un problème formel demeure puisque souvent, la source des textes reproduits n’apparaît pas clairement… on peut cependant penser que les lecteurs du dossier étaient déjà familiarisés avec la situation sud-africaine et connaissaient la mobilisation qui était en train d’émerger au sein de la CAO.

Concernant la reproduction des textes émanant du COE, elle reflète encore une fois sans doute l’adhésion de la Cimade au PLR et donc au financement apporté aux mouvements de libération d’Afrique australe. Mais encore une fois, ce texte ne pouvait être « lisible » que par des chrétiens « informés » de la mobilisation des Eglises à ce sujet.

Ce dossier de la Cimade est donc composé de la même manière que ceux composés par le Défap dans les années 70 : reprises de textes sans commentaires ni explications à visée « pédagogique ». Les travaux de la CSEI servent ici de base à une partie du dossier.

Ces emprunts et les nombreux points communs, tant sur la forme que sur le fond, entre les travaux de ces différents groupes mobilisés révèlent que la prise de conscience concernant l’Afrique du Sud est profondément fédératrice et regroupe donc des réformés qui n’agissent pas au sein d’un seul groupe cloisonné.

A la fin des années 70, la Cimade participera d’ailleurs au groupe œcuménique composé du groupe contre le racisme de la CSEI, la commission Justice et Paix, et le CCFD et au sein duquel s’élaborera une réelle réflexion et une mobilisation autour de la question sud-africaine tout au long des années 80.

Enfin, il est important de noter que ce dossier au ton souvent alarmiste paraît pratiquement un an avant que n’éclatent les émeutes de Soweto. Pour les membres du groupe contre le racisme de la CSEI (qui édite son dossier en 1974) comme pour ceux de la Cimade, la prise de conscience a donc été précoce, bien avant que la question sud-africaine n’apparaisse dans tout son drame sur le devant de la scène médiatique internationale.

Notes
1405.

Voir précédemment.

1406.

« Afrique du Sud : l’empire de l’apartheid, l’illusion de la détente, les fruits du racisme », Cimade informations, juillet 1975, 31p. Le dossier est reproduit dans le volume des annexes.

1407.

Ibid, p. 1.

1408.

« Apartheid, dossier n°1 » (1974), op.cit.

1409.

J’ai pu retrouver cette brochure dans les archives du DEFAP. Datée de 1973, elle retrace les relations existant entre la France et l’Afrique du Sud entre 1958 et 1973. Le document s’articule autour de trois parties : l’apartheid ; la lutte du peuple sud-africain (histoire de l’ANC) ; la France et l’Afrique du Sud (relations commerciales, vente de matériel militaire, liens diplomatiques…).

1410.

Ibid., p. 3.

1411.

Ibid., p. 4.

1412.

Ibid., p. 6.

1413.

Ibid., p. 9.

1414.

Ibid., p18.

1415.

Ibid., p. 20.

1416.

Ibid., p. 24.