2-5 Le prix Nobel de la Paix à Desmond Tutu, un nouvel intérêt

Le prix Nobel de la paix décerné à Desmond Tutu en octobre 1984 a eu comme effet notable de remettre la question de l’apartheid sur le devant de la scène médiatique. Grâce à sa mobilisation, son charisme, ses talents d’orateur, Desmond Tutu ne cessera d’interpeller la communauté internationale, les médias, les groupes militants… Avant qu’il ne passe par la FPF et le CCFD pour y donner une conférence de presse (mai 1985), la Cimade salut à la fin de l’année 84 l’attribution de ce prix l’éditorial du numéro de Cimade information de novembre 1984, largement consacré à la situation en Afrique australe :

‘« Au cœur du pays de l’apartheid, des violences, là où l’exil intérieur est une réalité au quotidien pour des millions de Noirs, un homme rit, d’un rire contagieux, subversif, un homme danse, dans sa joie, il est noir, il rit, il danse avec son peuple : Desmond Tutu, Prix Nobel de la Paix. Le petit homme n’a qu’une arme : la liberté de sa conscience1437 ».’

Dans cet éditorial, Desmond Tutu est présenté comme une personnalité à l’envergure équivalente de celle d’un Martin Luther King ou d’un Gandhi, tous ayant eu ou ayant la charge de libérer un peuple entier d’une oppression…

La majeure partie du numéro (pp 2-15) est consacrée à l’évolution politique des différents pays qui forment l’Afrique australe (Botswana, Zimbabwe, Lesotho, Angola, Swaziland, Afrique du Sud, Mozambique, Namibie). Pour dresser ce tableau, la Cimade reproduit encore une fois un texte rédigé par la Commission des Eglises pour les Affaires Internationales (CEAI) et le Programme de Lutte contre le Racisme (PLR) du COE. Le texte, présenté au Comité central du COE lors de sa session de juillet 1984 à Genève se prononce notamment sur la récente réforme constitutionnelle proposée par le gouvernement de Pretoria, la condamnant car jugeant qu’elle maintient les Noirs en dehors de la vie politique. Le document informe également de la politique des bantoustans et des déplacements massifs de populations qui en découlent.

La question des relations que le régime de Pretoria entretient avec plusieurs pays d’Europe de l’Ouest (et du Vatican) est aussi mentionnée, tout comme les entretiens qui ont été effectués dans les milieux bancaires afin de bénéficier de l’octroi éventuel de prêts bancaires… L’accueil réservé en Europe à P.W. Botha en juin 1984 a soulevé une tempête de protestations de la part des Eglises et d’autres groupes et associations qui s’irritent de voir les portes de la diplomatie européenne s’ouvrir grandes devant le représentant d’un régime raciste.

En reproduisant cette déclaration du Comité du COE, la Cimade donne encore une fois l’occasion d’informer de la mobilisation exprimée au sein du Conseil, que ce soit concernant la politique intérieure de l’Afrique du Sud ou à propos des relations liant l’Afrique du Sud aux autres pays d’Afrique australe. En conclusion de cette longue déclaration, le COE ne manque pas d’affirmer « qu’aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire d’accroître les pressions politiques et économiques sur Pretoria 1438  » et qu’une telle politique de pression devra être maintenue tant que toutes les lois régissant l’apartheid ne seront pas abrogées et qu’un Etat démocratique sans distinction de races n’aura pas été établi.

Après avoir reproduit la ligne de conduite du COE, la Cimade revient sur le Prix Nobel accordé à Desmond Tutu. L’événement donne l’occasion à André Lanvin de dresser une courte biographie de l’archevêque (pp 15-16). Il retrace les étapes de sa résistance en tant qu’homme d’Eglise, pour le respect des droits des opprimés. C’est aussi l’occasion de reparler des relations ambiguës qui unissent les puissances étrangères à l’Afrique du Sud :

‘« Ce mardi 16 octobre, le prix Nobel de la Paix vient de lui être attribué alors qu’il se trouvait aux Etats-Unis pour une tournée de visites en Amérique et en Europe. Il voulait nous faire entendre la voix du peuple sud-africain après la visite du premier ministre Pieter Botha, reçu par de nombreuses personnalités européennes et aussi par le Pape : « une gifle aux victimes de l’apartheid et à ceux qui se démènent pour susciter des changements aussi pacifiques que possible dans le pays1439 » ».’

La Cimade va également répercuter la venue de Desmond Tutu en France sur invitation du gouvernement à l’occasion du Colloque sur les Droits de l’Homme. Une partie du débat menée par le CCFD et la Cimade est ainsi reproduite dans le numéro de Cimade information de mai-juin 19851440. Dans l’introduction de l’entretien, Jean-François Fourel retrace les principaux points abordés dont deux essentiels :

‘« Face à l’apartheid, la porte est étroite. En effet, on ne peut s’en débarrasser par des élections, elles n’existent pas ; la violence ? Il faut l’éviter. Reste le chemin difficile de l’action non-violente, le seul réaliste aux yeux de l’évêque […]. Enfin, pour clore son intervention, Desmond Tutu a insisté sur le rôle de la communauté internationale contre le régime d’apartheid1441 ».’

La Cimade, dans les passages qu’elle choisit de reproduire dans sa revue, privilégie donc les prises de position de l’Archevêque concernant les sanctions qui peuvent être prises à l’encontre de l’Afrique du Sud et surtout les difficultés pour un homme d’Eglise à se positionner sur de telles questions et malgré l’interdiction qui lui en est faite, Desmond Tutu annonce qu’il en appellera au boycott si l’apartheid reste inchangé d’ici deux ans.

L’article reproduit également la réponse de Desmond Tutu à la question « Etes-vous un théologien de la libération ? » :

‘« Je suis un théologien de la libération ; la théologie noire est une théologie de la libération, mais elle est moins marquée par les concepts marxistes que ne le sont les théologies d’Amérique latine1442 ».’

Voilà qui informe le lecteur de la nature de la mobilisation exprimée par Desmond Tutu et de sa volonté de se positionner clairement sur les questions concrètes qui touchent à l’évolution de l’Afrique du Sud. Sur la question de la théologie de la libération, la réponse apportée par Desmond Tutu a le mérite d’être claire même si le lecteur ne pourra pas véritablement en savoir plus sur le message porté par une telle théologie. On peut cependant penser que les lecteurs sont déjà sensibilisés aux « combats » menés par la Cimade auprès des réfugiés et des opprimés et connaissent notamment « l’option préférentielle pour les pauvres » qui caractérise la théologie de la libération.

A la fin de l’article, Jean-François Fourel tient à rappeler l’envergure morale d’un tel personnage qui fait entendre sa voix alors que la situation s’aggrave en Afrique du Sud. Son implication, son engagement qui tend à empiéter sur le terrain politique ne semble donc susciter aucune réaction critique, bien au contraire :

‘« Desmond Tutu a conclu en remerciant la France de son invitation. Pour lui, la situation est plus grave aujourd’hui qu’en 1976, après Soweto car la répression touche maintenant l’ensemble de la communauté noire. Cet homme, pétillant de vie, fort de convictions profondes, est un symbole pour le monde entier1443 ».’

L’intervention de Desmond Tutu au printemps 1985 semble avoir un impact important sur les membres de la Cimade. En effet, dans un document daté sans doute de la rentrée 1985 (la date n’apparaît pas clairement, ni la destination d’un tel document), Jean-François Fourel revient sur la venue de l’archevêque qui représente plus que jamais une voix prophétique pour l’Afrique du Sud :

‘« Notre rencontre avec Monseigneur Tutu a été poignante. Sans doute parce que celui-ci a su dire, de la manière la plus percutante qui soit, quelle était la réalité dans son pays. Aujourd’hui comme hier, nous sommes avec le peuple noir qui secoue le joug de l’apartheid1444 ».’

Desmond Tutu devient, selon Jean-François Fourel un véritable « leader 1445  », l’incarnation de l’espérance de tout un peuple qui subit de plein fouet les violences de la police1446 à l’occasion d’une manifestation pacifique pour protester contre les arrestations de plusieurs leaders (notamment celle d’Allan Boesak, président de l’UDF), violences longuement décrites, comme pour accélérer une prise de conscience devenue obligatoire :

‘« Sa police bastonne, fouette (le fouet n’était-il pas l’instrument de torture utilisé contre les esclaves ?) et tue des manifestants noirs qui, malgré l’absence du leader [Nelson Mandela] et des risques encourus pour une telle manif, entendaient dire leur détermination à refuser la situation présente. Ces faits pris au milieu de centaines d’autres dans l’actualité de ces dernières semaines, montrent à quel point ce système est impitoyable1447 ».’

Cimade information fait de nouveau une courte référence à la mobilisation de Desmond Tutu dans son numéro de décembre 19861448. L’implication de l’anglican pousse les réformés français de la Cimade à se questionner sur le rôle que les chrétiens ont à jouer en Afrique du Sud mais aussi en France. Après avoir dressé le tableau des Eglises dans le pays, il apparaît que toutes jouent des rôles multiples : elles dénoncent les comportements et les abus de la police et de l’armée, les déplacements de populations, la violence oppressive du pouvoir ; elles s’engagent concrètement auprès des pauvres, des réfugiés ; elles soutiennent les victimes de la répression, les familles de prisonniers… Les Eglises chrétiennes sud-africaines s’engagent donc sur une voie théologique prenant en compte les données sociales et politiques du pays, suscitant ainsi une réelle réflexion, celle-ci s’incarnant notamment au sein du document Kairos :

‘« Le document Kairos (défi à l’Eglise, en invitant les chrétiens à changer d’attitude), met en cause une pierre angulaire du régime. Il est, selon sa préface, « un essai de développer, à partir de cette situation embrouillée, un modèle biblique et théologie alternatif, qui inspirerait des projets propres à redonner une espérance à notre pays1449» ».’

Le document Kairos est donc perçu pour ce qu’il est, un message théologique prophétique, novateur pour l’Afrique du Sud par sa clarté et la virulence de ses dénonciations, que ce soit à l’encontre du régime ou lorsqu’il dénonce l’attitude « tiède » de la plupart des Eglises missionnaires anglophones. Le document est aussi porteur d’un message concret, réclamant l’action de tous, et à tous les niveaux de la société.

Mais loin de laisser le document Kairos aux mains des seuls chrétiens sud-africains, Claire-Lise Ott parle aussi de la mobilisation des Eglises d’occident qui peuvent également répondre à cet appel et ainsi devenir les miroirs des Eglises sud-africaines mobilisées :

‘« La conférence des évêques catholiques, qui s’est opposée à plusieurs reprises ces deux dernières années au gouvernement, notamment à propos de l’état d’urgence, à pris, comme le SACC, une position très claire à propos des sanctions économiques qu’elle demande aux pays occidentaux d’appliquer. Une délégation du Conseil le répétait à Genève en octobre dernier : la Communauté européenne a manifesté son appui aux Eglises et mouvements qui, dans notre pays, combattent l’apartheid par des mesures positives d’aide financière1450 ».’

La Cimade est plutôt favorable à l’adoption de sanctions économiques à l’encontre du régime de Pretoria mais réclame tout de même qu’une réflexion (notamment chez les gouvernements) soit menée sur les effets réels de telles mesures et afin de savoir qui seront les réels perdants... En effet, Claire-Lise Ott refuse d’aborde le problème sud-africain sous son angle « simpliste » et manichéen. Et encore une fois, comme cela fut souvent le cas dans la presse réformée, apparaît la notion de solidarité envers des frères dont les comportements répondent à des peurs ou à des instincts de défense :

‘« Comment pouvons-nous, chrétiens de France, recevoir cette appel, être solidaires à la fois de ceux qui s’enferment dans la peur de leurs frères et de ceux qui subissent l’oppression ?1451 ».’

Mais Claire-Lise Ott répond de manière indirecte à son dilemme en rappelant que le gouvernement a été hermétique aux recommandations de l’ONU (notamment concernant l’occupation de la Namibie), que l’Afrique du Sud occupe une place hégémonique en Afrique australe (pression économique et militaire en Angola, au Mozambique…)… Il semble donc clair à Marie-Lise Ott que l’Afrique du Sud n’a aucune intention d’adopter une attitude visant à plus de démocratie.

Alors qu’au sein du CCFD le traitement de la question sud-africaine s’oriente autour de deux axes principaux, celui de l’information et celui de l’action, il n’en est pas de même au sein de la Cimade qui a finalement consacré assez peu d’articles sur la question sud-africaine dans sa revue. En fait, lorsque la question est traitée, c’est souvent pour donner des nouvelles des projets en cours en Afrique australe. En effet, depuis son implication lors de la campagne anti-Outspan en 1975, le travail de la Cimade se caractérise par une implication précoce et il paraît clair que la Cimade privilégie l’action directe à l’information ou aux déclarations qui elles (sauf exceptions), seront exprimées au sein du groupe œcuménique rassemblant catholiques et réformés. Il me semble important de dresser un tableau des principaux programmes soutenue par la Cimade, en son nom propre ou aux côtés du CCFD dans les années 80 afin de bien comprendre les axes que l’organisme souhaite privilégier dans son action à l’encontre des populations d’Afrique australe.

Notes
1437.

Marc Brunschweiler, « L’exil intérieur » (Editorial), Cimade information, n°11, novembre 1984, p. 1.

1438.

« Dossier : l’évolution de la situation en Afrique australe », Cimade information, n°11, novembre 1984, p. 15.

1439.

André LANVIN, « Droits de l’homme : le prix Nobel de la Paix à Desmond Tutu », Cimade information, n°11, novembre 1984, p. 15.

1440.

Une présentation de cette conférence de presse a déjà été faite dans la partie consacrée à l’implication du CCFD.

1441.

Jean-François FOUREL, « Desmond Tutu : tout faire contre l’apartheid », Cimade information, mai-juin 1985, pp. 20-21.

1442.

Ibid.

1443.

Ibid.

1444.

Jean-François FOUREL, « Des coups de boutoir contre l’apartheid », 1995, 1p.

1445.

Ibid.

1446.

Rappelons que l’état d’urgence a été proclamé en juillet

1447.

Ibid.

1448.

Claire-Lise OTT, « une société menacée d’éclatement », Cimade information, n°12, décembre 1986, pp. 28-29.

1449.

Ibid., p. 28.

1450.

Ibid.

1451.

Ibid.