1-3 La réception du dossier

Le dossier est paru dans le numéro du 15 avril 1978 des ICI. Selon ses propres dires, la réception du dossier resta assez confidentielle, ne dépassant pas, en tous cas, le cercle des chrétiens engagés. Le reportage fut aussi remarqué par les milieux anti-apartheid. Ainsi, il participe en 1977 à un débat organisé à la Mutualité à Paris par le Mouvement anti-apartheid notamment. Le débat suivait en fait la projection du film La dernière tombe à Dimbaza réalisé en 1972 et tourné clandestinement par le sud-africain Nana Mahomo. Le film retrace les différentes étapes de la colonisation européenne, décrit les effets de l’apartheid sur la population blanche et les conditions de vie des travailleurs dans les Hostels et les bidonvilles, Dimbaza étant le nom de l’un d’eux. Dans son exposé, Joseph Limagne s’attache à faire une présentation complète et nuancée de la situation, montrant bien que le système puisait ses fondements dans une culture particulière et que la propagande gouvernementale pouvait jouer un rôle réel dans la compréhension du système et de ses effets. Il constate, surpris, que le passage de son discours soulignant que des Blancs sont soucieux de justice est accueilli par des huées venant d’une grande partie de l’assemblée qui considérait sans doute que le traitement du sujet ne pouvait conduire qu’à une condamnation massive et indistincte de tous les Blancs. Cet épisode révèle ainsi l’état d’esprit qui dominait au milieu des années 70 au sein des groupes français militants contre l’apartheid.

C’est notamment à la suite de la parution du dossier dans les ICI que Joseph Limagne fut contacté par les rédacteurs de la revue jésuite Etudes qui lui commandèrent un long article sur la situation en Afrique du Sud1491et plus particulièrement sur le travail de Eglises chrétiennes en situation d’apartheid.

L’hebdomadaire La Vie commanda également un article à Joseph Limagne1492. Sa parution en avril 1977 dans une revue à large diffusion, donna l’occasion au journaliste de présenter aux lecteurs les conditions de vie dans les townships du Cap, les Hostels pour hommes célibataires, la criminalité, la violence policière. Il y a parle également des bantoustans misérables et des migrations de populations vers les villes au risque d’être refoulés… Paraissant dans une revue moins « intellectuelle » que les ICI ou Etudes, larticle traite des effets sociaux et économiques de l’apartheid sur la population et n’évoque que très rapidement la position de l’Eglise catholique :

‘« après avoir trop longtemps toléré l’apartheid dans les faits tout en le dénonçant en pratique, les évêques catholiques viennent de se déclarer « sans réserve » du côté des opprimés 1493  ».’

Joseph Limagne a tenu à me rappeler que la place tenue par l’Afrique du Sud dans les médias était peu importante en France. Même si les émeutes de Soweto eurent comme effet de mettre un éclairage sur la situation dans le pays, la question de l’apartheid mobilisait assez peu dans les milieux chrétiens. Le dossier des ICI eut tout de même le mérite de dresser un tableau très complet de la situation en Afrique du Sud, mais aussi de rappeler à des Français qui pouvaient l’ignorer, les fondements religieux de l’apartheid et les réalités d’un système politique. En présentant avec détails les lois et les effets de l’apartheid, Joseph Limagne propose la vision d’un système étant de nature économique qui, par la création des Bantoustans, vise à l’exploitation de la main d’œuvre noire. Le journaliste me confirma que la formation, l’indépendance et le but des bantoustans étaient des réalités peu connues des Français. Comme il me l’a dit, l’indépendance du Transkei, en octobre 1976, n’avait pratiquement pas eu de répercussion dans la presse française. Pour lui, ce silence n’était pas lié à un désir de « boycotter » un événement, mais signifiait qu’il était jugé d’un intérêt mineur.

Concernant la question plus particulière de l’engagement des Eglises chrétiennes en Afrique du Sud, Joseph Limagne m’a confirmé la bonne réception, au sein des réseaux chrétiens militants, d’une théologie comme celle de la théologie contextuelle. Ainsi, la parole du pasteur Beyers Naudé et son engagement dans la société, sa vision d’une Eglise mobilisée et libératrice ont bénéficié d’une lecture positive chez les lecteurs qui estimaient que cette théologie rejoignait les conceptions de certains chrétiens particulièrement influencés par les enseignements du concile Vatican II. Malgré tout, peu nombreux seront ces chrétiens, et particulièrement les catholiques, qui vont relayer le document Kairos un peu moins de 10 ans plus tard….

A l’époque de la parution du dossier, les personnalités sud-africaines mobilisées contre l’apartheid telles Beyers Naudé, Mgr Hurley ou même Steve Biko étaient peu connues des Français. Si les deux premières personnalités le deviendront davantage par la suite, surtout dans les milieux chrétiens, c’est après sa mort en 1977 que Steve Biko deviendra une « icône » de la lutte anti-apartheid. D’après Joseph Limagne, il prendra même une stature quasi-mythique en 1988 lors de la sortie en français du livre de Donald Woods (Vie et mort de Steve Biko 1494 ) et surtout lors de la sortie au cinéma, la même année, du film de Richard Attenborough, Cry freedom.

D’après Joseph Limagne, la difficulté d’informer sur l’Afrique du Sud était liée à plusieurs facteurs : comme je l’ai déjà évoqué, le bureau de l’information sud-africain basé à Paris effectuait, par la distribution de tracts ou l’envoi de brochures aux journaux notamment, un travail extrêmement efficace afin de présenter aux Français une image séduisante de l’Afrique du Sud et de l’apartheid. Autrement dit, l’apartheid était un système connu des Français mais présenté sous un prisme bien particulier, prisme qui permettait de présenter le système comme étant de nature quasi philanthropique.

Joseph Limagne se souvient que le dossier a suscité quelques réactions écrites de lecteurs. Si ces lecteurs avaient tendance à dire dans les lettres que l’apartheid n’était « pas si mauvais », le journaliste se refuse à dire que ces courriers étaient représentatifs de l’état d’esprit des lecteurs ou des Français en général puisque se sont le plus souvent les « mécontents » qui s’expriment lors de la parution d’un article…A son sens, ce sont des « lobbies » pro-apartheid, peu nombreux mais extrêmement actifs, qui s’exprimaient dès qu’un article critiquait le système. Il refuse donc de présenter la population française comme étant pro-apartheid dans son ensemble.

De plus, Joseph Limagne m’a confirmé le fait que la place de l’Afrique du Sud dans les médias était peu importante. L’Afrique du Sud était un pays fort lointain, sur un continent lui-même extrêmement lointain et qui ne suscitait que peu d’intérêt. L’article qu’il écrit pour l’hebdomadaire La Vie en avril 1977 (soit en même temps que le dossier des ICI) eut sans doute plus d’impact car la diffusion de la revue était beaucoup plus large. Il est donc naturel qu’il ait donné lieu à un courrier des lecteurs plus fourni. Comme dans son dossier des ICI, Joseph Limagne y traite des conditions de vie dans les Hostels, les townships, abordant aussi la vie misérable au sein des bantoustans. Comme il le fait dans les ICI, son objectif est de présenter les réalités d’un système, au delà de la propagande gouvernementale produite par le régime de Pretoria1495.

Le cas de Joseph Limagne confirme le fait que le traitement journalistique la question de l’Afrique de Sud et de l’apartheid était extrêmement épineux, car très teintée politiquement. Traiter de l’apartheid impliquait de traiter de la question du communisme, le gouvernement de Pretoria se présentant comme l’un des derniers bastions contre le péril rouge. Autrement dit, les forces de résistance à l’apartheid, et toutes celles susceptibles de les soutenir à l’étranger, étaient assimilées au communisme. Joseph Limagne n’a cependant pas eu à subir ce type « d’ accusation » malgré le fait qu’il ait présenté clairement la nature profondément économique du système, le mettant en accusation sans détour. Les policiers sud-africains lui avaient au contraire reproché d’être en possession de documents « subversifs » et « communistes »…

Notes
1491.

Joseph Limagne, « Les Eglises et l’apartheid en Afrique du Sud », Etudes, septembre 1977.

1492.

Joseph Limagne, « Afrique du Sud : les camps de la honte », La Vie, 19-25 avril 1977, p. 22-24.

1493.

Ibid.

1494.

Donald WOODS, Vie et mort de Steve Biko, Paris, Stock, 1988.

1495.

« Contrairement à ce que laisse entendre la propagande gouvernementale, les conditions de vie des Noirs, des Métis et des Indiens, loin de s’améliorer, se dégradent » in Joseph Limagne, « Afrique du Sud : les camps de la honte » La vie, 19-25 avril 1977.