1-4 La portée du dossier, la richesse d’un témoignage

Le regard sensible d’un journaliste sur l’engagement de personnalités chrétiennes sud-africaines

Le dossier paru dans les ICI en avril 1977est un travail journalistique d’une profondeur remarquable. En une vingtaine de pages, Joseph Limagne a traité de la situation en Afrique du Sud, explorant les fondements historiques et religieux du système, ses lois et ses effets sur les populations noires, l’organisation de la résistance face à la montée de la répression et surtout celle des Eglises chrétiennes au travers de quelques personnalités charismatiques1496. Il est également intéressant de noter que cet intérêt fut précoce car le voyage a été décidé immédiatement après les émeutes de Soweto.

Comme j’ai déjà pu le dire, Joseph Limagne a été, à ma connaissance, le seul journaliste français a avoir pu rencontrer Steve Biko quelques mois avant sa mort et donc avant que son combat ne soit relayé par les médias étrangers. Lui seul a donc pu témoigner de son charisme et de son importance au sein de la jeunesse noire. Le jeune journaliste a été frappé par son discours radical et a compris que ce radicalisme ne pouvait inscrire son mouvement que dans une évolution particulière, bien éloigné des discours plus « fédérateurs » d’autres mouvements comme celui de l’ANC.

Mes différents entretiens avec Joseph Limagne m’ont permis d’avoir un aperçu différent ou plutôt complémentaire de l’engagement des diverses personnalités catholiques rencontrées. Ainsi, grâce à ses carnets de notes rédigés lors des entretiens mais aussi grâce à ses propres souvenirs, le journaliste m’a rapporté les impressions qui furent les siennes à la suite de ses rencontres avec deux hommes d’Eglise catholiques, Mgr Mc Cann (archevêque du Cap) et Mgr Hurley (archevêque de Durban), rencontres qui témoignèrent de deux visions pessimistes portées d’une part sur la situation de l’Afrique du Sud en 1976, et d’autre part sur l’engagement de l’Eglise catholique dans la lutte contre l’apartheid. Joseph Limagne se souvient par exemple du ton quelque peu modéré de Mgr Mc Cann. Bien que ce dernier ait pris des prises de position courageuses dans les années 50 (notamment lorsque les lois de l’apartheid entravèrent le travail des Eglises missionnaires), le journaliste se souvient de son ton neutre, de sa volonté de préciser que l’Eglise catholique a toujours fait « ce qu’elle a pu 1497». Il souligne que Mgr Mc Cann a aussi beaucoup insisté sur la menace communiste, reconnaissant que l’apartheid est un système portant une atteinte flagrante aux droits fondamentaux de l’homme, mais il craignait, en le condamnant, de faire le jeu du communisme.

Le discours de Mgr Mc Cann est ainsi paru, aux yeux de Joseph Limagne, comme étant plus « traditionnel » et moins engagé que celui de Mgr Hurley qu’il rencontrera quelques jours plus tard. Ce dernier a, lui aussi, livré sa vision fort pessimiste de la situation, estimant que les émeutes de juin 76 avaient entraîné une division chez les Blancs, angoissés de voir une montée de la violence chez les Noirs et l’apparition de mouvements de libération plus radicaux . Pour Mgr Hurley, il était désespérant de constater que même les Blancs les plus « ouverts d’esprit » ne pensaient pas que les Noirs aient une place légitime dans la société sud-africaine… Malgré tout, il se refusait à condamner les fidèles blancs qui sont avant tout « victimes » de leur culture et de leur éducation. Ainsi, il était conscient que le changement viendrait d’une évolution des mentalités chez les Blancs. Il évoqua devant le journaliste sa volonté de « conscientiser » la population blanche et de lui faire connaître les vrais buts et effets de l’apartheid, effort qui trouvait un cadre dans la création, en 1976, de son institut Diakonia. Il savait, cependant, que les efforts à fournir pour cette conscientisation seraient coûteux, mobilisateurs et sans doute longs à venir…

Joseph Limagne se souvient du pessimisme de Mgr Hurley concernant l’avenir du peuple noir, pressentant une lutte longue et violente dont l’issue pourrait être un épuisement total au sein des deux « camps »..

Mgr Hurley avait conscience que la hiérarchie de l’Eglise catholique n’était pas très mobilisée et qu’elle s’était contentée de simples déclarations « de forme ». Mgr Hurley observait cependant une évolution au sein de la structure caractérisée par une pastorale plus engagée. D’autre part, il déplorait que l’Eglise catholique reste profondément occidentalisée, « le produit du colonialisme européen 1498  ».

Notes
1496.

Quelques mois plus tard, Joseph Limagne consacre un nouvel article à la résistance des Eglises : « Afrique du Sud : « il ne reste plus que les Eglises pour lutter », ARM, 15 décembre 1977, pp. 15-17. Cet article est reproduit dans le volume des annexes.

1497.

Entretien du 20 novembre 2006.

1498.

Ibid.