2-8 Réflexions de Jean-Marie Dumortier sur son expérience sud-africaine

Lorsqu’il revient sur son expérience au sein de la JOC sud-africaine, Jean-Marie Dumortier fait toujours preuve d’une très grande humilité, tendant à minimiser le rôle qu’il a joué dans la prise de conscience et la mobilisation des jeunes d’Oukasie. Il se présente ainsi toujours comme celui qui a initié la formation d’un groupe de jocistes et fait germer l’idée d’une mobilisation chez les jeunes, les convainquant que la mise en pratique de la méthode « Voir, juger, agir » de la JOC peut avoir des effets réels sur les conditions de vie et de travail des habitants de la cité. Plus que cela, il fut celui qui mit en évidence la nécessité d’une prise de conscience, de garder espoir alors que le contexte ne le permet plus :

‘« Je ne cache pas ma fierté et ma reconnaissance d’avoir été associé à la lutte des travailleurs de Oukasie, la vieille location de Brits. J’y ai vu le syndicat s’imposer pied à pied, dans les pires conditions de répression et d’y devenir une organisation de masse par laquelle les travailleurs et travailleuses ont conquis leur dignité. J’y ai vu les résidents se regrouper et faire pièce aux ordres de déportation proférés par le régime de l’Apartheid. J’ai conscience d’avoir été partie prenante d’une étape de l’histoire dans ce coin de l’Afrique où s’enfantera peut-être le monde de demain, au-delà de l’aventure immense du colonialisme. Je crois que dans ce bidonville sordide s’est joué pour une part la venue de ce Royaume de Justice dans la splendeur nous illumine déjà […] 1531».’

Si le prêtre met en évidence la part plus ou moins active qu’il eut à jouer dans cette action, il parle à de multiples reprises dans son ouvrage de la spiritualité qui fut la sienne tout au long de son engagement :

‘« Dans de telles circonstances, le croyant ressent un besoin intense de prier. Prier devient un acte d’ultime nécessité. Non pas prier pour se protéger ; prier pour assurer dans ce chaos comme une ouverture, un passage par lequel Dieu pourra s’introduire. Lancer une prière comme un cri dans un monde devenu fou, un appel devenu solennel à se raccrocher au milieu de la débâcle générale aux valeurs essentielles comme celle du respect de la vie […]. Prier extrême dans une situation extrême1532 ».’

Cette citation démontre bien la dimension spirituelle et religieuse de l’engagement de Jean-Marie Dumortier dans la société sud-africaine. Elle révèle que son action ne se « limita » pas à une action de nature politique ou sociale mais fut bien un engagement absolu au nom de principes évangéliques. Si le prêtre a bien témoigné du fait que l’action primait sur le prosélytisme ou l’inculcation  d’une foi, il témoigne de la double nature de son engagement et du fait qu’il a toujours été, dans son action, guidée par sa foi et par le message plus spécifique de la JOC.

Jean-Marie Dumortier m’a dit qu’il s’était senti très proche de la démarche exprimée au sein de l’Institut de théologie contextuelle. Les messages véhiculés par celle-ci et celui de la JOC faisant référence à un Jésus opprimé, se rejoignirent donc. Le prêtre français signa en 1985 le document Kairos en son nom propre et non en celui de la JOC, cette signature revêtant à l’époque un caractère symbolique important, un réel engagement alors que la répression s’abattait sur toutes formes de militantisme anti-apartheid.

La citation précédente met également en évidence que la « pratique » de la prière n’est pas la même selon le contexte. Prier dans une situation de crise revêt un caractère d’urgence, une ressource essentielle alors que toutes les autres valeurs sont bafouées dans un contexte de violence et de répression. Dans un tel contexte, l’engagement de Jean-Marie Dumortier devint spécifique, proche des besoins et attentes des victimes du système d’apartheid, et surtout devant s’adapter aux menaces de répression s’abattant sur toutes les initiatives, religieuses ou non, visant à proposer des pistes de libération aux populations opprimées.

Pour Jean-Marie Dumortier, le terrain sud-africain a donc été bien différent de celui du Nord de la France, même si, comme il a pu me le dire, les revendications pouvaient parfois être identiques. Plus que cela, c’est la physionomie de l’Eglise catholique qui diffère totalement dans les deux pays :

‘« Cette vieille Eglise, si triste dans ses rassemblements clairsemés ; si malhabile dans sa liturgie besogneuse où tout est écrit, vérifié, minuté ; si dogmatique dans ses distinctions scrupuleuses des domaines du temporel et du spirituel ; si vide de motivations en ces temps cyniques et froids de la mort des idéologies ; si gênée aux entournures dans la société moderne qu’on la croirait rhumatisante sinon paralytique… cette vieille Eglise a frémi à la visite de sa jeune cousine d’Afrique […]. Cette Eglise qui s’est comme éteinte sur la scène internationale au lendemain de la condamnation des prêtres ouvriers, peut-être y naîtra-t-il encore des prophètes ?1533 ».’

Jean-Marie Dumortier dresse donc un tableau fort critique d’une Eglise catholique de France vieillissante, trop éloignée de ses fidèles, maladroite en ce qui concerne le message à délivrer. Le prêtre met surtout en évidence sa frilosité lorsqu’il s’agit de s’engager plus clairement dans le champ de la justice sociale. La référence faite à la condamnation des prêtres ouvriers témoigne bien de la déception de Jean-Marie Dumortier d’avoir vu échouer une tentative d’insertion du religieux dans la sphère sociale et ouvrière. Un tel engagement, Jean-Marie Dumortier a pu le mener à bien dans un pays où le message de la JOC a pu trouver une résonance dans une réalité sociale particulière.

Engagements politique et religieux ont donc été mis en parallèle sans tabous ni questionnements coupables… Comment la JOC française a t-elle pu percevoir un tel travail ? Ancien aumônier de la JOC en France, Jean-Marie Dumortier est parti en Afrique du Sud bien avant la scission de la JOCI (Jeunesse ouvrière chrétienne internationale) et la création de la CIJOC (coordination internationale de la JOC) à laquelle s’est rattachée la JOC de France et des JOC internationales (spécialement d’Afrique) qui rejetaient, tout comme le Vatican et les épiscopats concernés, la manière à leurs yeux trop politique de pratiquer le « Voir, Juger, Agir de la JOCI. Manière à laquelle sont restées fidèles la JOC sud-africaine travaillant depuis longtemps dans un contexte fortement politisé et l’équipe panafricaine de la JOCI auxquelles a collaboré Jean-Marie qui n’avait de compte à rendre ni à la CIJOC, ni à la JOC de France.

Jean-Marie Dumortier termine son ouvrage en livrant son sentiment sur son Eglise qui a été un « instrument de communication entre les deux communautés 1534», ne parlant pas des communautés noires et blanches en Afrique du Sud, mais des habitants des quartiers populaires de la banlieue lilloise et ceux de la vieille location de Brits. Il est vrai que le message de la JOC est resté le même dans les deux contextes, celui d’œuvrer auprès des travailleurs et de privilégier la notion de classe plutôt que celle de race :

‘« Je pensais que, par delà les distances géographiques et culturelles, il était possible de nous retrouver ensemble, en Eglise1535 ».’

La vision redevient optimiste, celle d’une Eglise, certes à la physionomie différente, mais qui exprime, de façons là encore diverses, un même message. Quoi qu’il dise, Jean –Marie Dumortier a mené en Afrique du Sud un engagement radical et forcément différent, par le contexte particulier sud-africain, de celui qu’il aurait pu exprimer s’il était resté auprès des travailleurs dans le Nord de la France.

Jean-Marie Dumortier ne fut pas le seul à vivre un engagement en dehors des frontières européennes. Il côtoya ainsi en Afrique du Sud notamment un autre prêtre français qui devint son ami, Emmanuel Lafont.

Notes
1531.

Ibid., p. 23.

1532.

Ibid., p. 159.

1533.

Ibid., p. 176.

1534.

Ibid., p. 174.

1535.

Ibid.