3-4 A Soweto, les différents « visages » d’Emmanuel Lafont : un engagement spirituel ancré dans l’action

Avant de s’installer à Soweto, Emmanuel Lafont se joint à une communauté de Pères Blancs au Kwa Kwa, l’un des bantoustans. Son but est d’y apprendre la langue sotho qui lui permettra de communiquer plus facilement :

‘« Apprendre cette langue, et par la suite le Zoulou, me paraissait fondamental. Comment faire passer un message si on ne parle pas la langue de ceux à qui il est destiné ?1546 »’

Emmanuel Lafont est affecté à Soweto le 1er mars 1984. En vertu des lois de l’apartheid, il ne peut pas loger au cœur du township réservé aux Noirs. Il emménage dans une ferme proche avec un prêtre affecté lui aussi dans un quartier de Soweto, Chris Vangerfeld, un des adeptes de la théologie contextuelle.

Emmanuel Lafont a passé une grande partie de son temps à tenter de mettre en place des groupes jocistes dans la paroisse dirigée par Chris Vangerfeld. Immédiatement, il reçoit la visite des représentants des services de renseignements qui « cordialement », le préviennent du danger communiste susceptible de s’infiltrer dans son mouvement…

Hormis la surveillance constante du gouvernement sur ses activités, une autre difficulté rend plus difficile le travail d’Emmanuel Lafont, un problème purement matériel puisque le prêtre n’a pas d’espace pour accueillir les jeunes de la paroisse. Face au refus de l’évêque de lui offrir un espace et face aux multiples difficultés, Emmanuel Lafont choisit de prendre une activité pastorale à mi-temps dans une paroisse qui se libère au cœur du township dans le quartier de Moletsane. Il s’installe ainsi dans la paroisse de Saint-Philippe-Neri et loge dans un 2 pièces exigu dans la sacristie. C’est au cœur de cette paroisse qu’il commence à mettre en place les premières actions auprès des habitants. Parlant leur langue, Emmanuel Lafont est accepté rapidement et participe à la vie du township :

‘« Cela m’a ouvert le cœur des gens. Cela m’a aidé non seulement à gagner leur confiance, mais aussi à m’identifier à eux. J’ai appris à connaître, de l’intérieur, ce qui fait leur vie et ce qui leur tient à cœur ou les soucie. Jen’aurai jamais pu le faire en restant hors de Soweto. C’était indispensable pour avoir un véritable échange car, selon mon expérience à la JOC, on ne peut parler de l’Evangile sans connaître les gens en face de soi. Après tout, Jésus n’a prêché que trois ans sur trente-trois mais il savait tout de ceux auxquels il s’adressait 1547».’

Emmanuel Lafont va donc vivre à Molestane en immersion totale, le plus proche possible de ses paroissiens. Il les écoute, leur donne confiance pour qu’ils oeuvrent eux-mêmes à l’amélioration de leurs conditions de vie. Comme il le dit lui-même, il a joué le rôle de « guérisseur des âmes 1548».

L’immersion lui donne l’occasion de réfléchir à la liturgie qu’il veut proposer à ses paroissiens. Constatant que c’est une Eglise catholique « européanisée » plutôt figée et encadrée qui s’est implantée à Soweto, Emmanuel Lafont choisit d’introduire petit à petit des rituels et pratiques plus proches de celles qui existent en Afrique du Sud : un artiste sud-africain peint ainsi un chemin de croix inspiré de la vie au township au sein de l’église, la crèche provençale est abandonnée au bénéfice de personnages africanisés :

‘« Il me paraissait essentiel que l’Eglise ne donne pas l’impression d’être un lieu déconnecté de l’environnement quotidien des gens. Je voulais que les catholiques de Saint-Philippe-Néri se sentent chez eux et que ce qu’ils y voient leur soit familier, en lien avec leur vie au-dehors1549 ».’

Dans la sacristie de la paroisse, il héberge de jeunes militants jocistes ou d’autres qui demandent une protection.

Emmanuel Lafont acquiert très tôt la certitude que sa place n’est pas seulement dans l’église de Moletsane, mais qu’il doit aller au devant des habitants du quartier. Il va célébrer Noël dans un camp de squatters proche de son église et régulièrement, il se rend aux veillées funèbres et dit la messe pour tous les morts de sa paroisse. Emmanuel Lafont devient ainsi un prêtre proche des habitants, oreille attentive et rassurante, mobilisé et franc dans son engagement, visant à proposer le visage d’une Eglise « du quotidien » qui réagit et témoigne de sa présence lorsque la vie le demande.

Malgré le manque de moyens matériels, Emmanuel Lafont parvient à fédérer quelques jeunes et à leur enseigner le « Voir, Juger, Agir » de la JOC. Il comprend rapidement que le système d’apartheid porte sérieusement atteinte aux droits à l’éducation, celle-ci restant de seconde zone pour les élèves noirs. Avec lui, la JOC locale lance ainsi une campagne dénonçant les châtiments corporels, demandant l’allongement de l’âge scolaire et la fin du système anglo-saxon des prefects, les responsables de classes nommés par le Proviseur. Emmanuel Lafont participe aux réunions de conciliation entre professeurs et meneurs étudiants, ouvre son église à des classes informelles.

Rapidement, l’action d’Emmanuel Lafont s’amplifie et s’exprime au sein d’organismes autres que celui de la JOC. Mais même au sein d’organisations civiles auxquelles il participe, Emmanuel Lafont garde le souci constant de vivre sa foi auprès des plus démunis.

Dans un contexte de crise, Emmanuel Lafont se trouve confronté à la nécessité morale et spirituelle d’agir, en venant en aide à des populations qui attendent de l’Eglise une intervention efficace pour un changement de leurs conditions de vie. A ce titre, il devient, un pasteur qui écoute, soutien, fédère…

Dans ce rôle plus que dans aucun autre, il fait constamment le lien entre le message de la Bible et les réalités sociales et politiques qui l’entourent.

‘« Le Christ n’a pas prêché l’Evangile chapitre par chapitre, dit-il, mais en fonction des situations qu’il rencontrait au hasard du chemin. Si une société est agitée par un événement dans la semaine, l’Eglise ne peut l’ignorer le dimanche1550 ».’

La crise des écoles précédemment évoquée l’amène à rencontrer une association de prêtres et de pasteurs appelé MUCCOR (Ministres unis pour la responsabilité commune des chrétiens), association dont il deviendra le président en 1990. Elle regroupe une quarantaine de membres, tous chrétiens, venant de diverses confessions (anglicans, méthodistes, luthériens, catholiques…). Emmanuel Lafont en est le seul Blanc…C’est le principe de MUCCOR qui attire le prêtre français car cette association rejoint parfaitement son propre engagement : « On ne peut prêcher la vie éternelle sans participer aux combats de ceux auxquels on s’adresse ».

Durant les états d’urgence de 1985 et 1986, les Eglises et groupes religieux restent les plus actifs dans la situation de répression que connaît l’Afrique du Sud et particulièrement Soweto qui reste un cœur névralgique de la lutte contre l’apartheid :

‘« Les groupes de religieux ont pris le relais des mouvements politiques. Nous étions les seuls membres de la population capables de rassembler, guider et réconforter les gens pris dans la tourmente1551 ».’

Si Emmanuel Lafont devient rapidement le « pivot » de MUCCOR, il continue à accueillir au sein de son église diverses réunions clandestines, va de foyer en foyer afin d’apaiser les tensions, d’écouter les parents ayant perdu un de leurs enfants victimes de la répression policière…Il organise les veillées funèbres là où d’autres prêtres ne se déplacent même plus.

L’association MUCCOR va jouer un grand rôle dans le boycott des élections organisées par le gouvernement en 1988. L’enjeu était de refus quelques réformes qui n’étaient que des réformes de « surface » et qui surtout privaient toujours les Noirs de leurs droits civiques. Malgré la promulgation d’une loi interdisant le boycott des élections, MUCCOR s’engouffre dans la lutte et plusieurs pasteurs consacrent une grande partie de leur prêche à informer les habitants de la nécessité de ne pas aller voter. La mobilisation sera efficace puisque le taux d’abstention aux élections sera très élevé.

En 1990, MUCCOR s’engage dans le processus de paix et tente d’apaiser les conflits violents qui naissent dans les hostels, ces logements vétustes réservés aux travailleurs. Parti aux bases zouloues, l’Inkatha y est puissante et pousse les habitants à se soulever et à mener des expéditions punitives contre ceux proches de la puissance gagnante de la lutte contre l’apartheid, l’ANC. La paroisse d’Emmanuel Lafont est au cœur de ses violences. Avec d’autres pasteurs membres de MUCCOR, il organise en 1991 une messe lors du dimanche des Rameaux au cœur dans un hostel proche du township : 200 chrétiens s’y réunissent avec une quinzaine de pasteurs. Rapidement, la tension monte, les habitants de l’hostel voyant d’un mauvais œil ces habitants de Soweto qui leur paraissent plus proches du « camp » politique de l’ANC. Alors que les habitants de l’hostel demandent au prêtre pourquoi ils n’y a pas une prière commune avec les pasteurs proches de l’hostel, Emmanuel Lafont prend conscience du risque pour un religieux de faire prendre une teinte politique à son engagement :

‘« Cela fit tilt en moi, ils avaient raison. La manière dont nous étions venus signifiait en quelque sorte que nous étions du côté des habitants de Soweto. C’était en leur nom et avec eux que nous agissions, au lieu de nous mettre au dessus de la mêlée. Trop de religieux se sont laissés utiliser par les partis qui ont tenté de les récupérer, il faut maintenant réapprendre à servir toute la population, il faut retrouver la spécificité spirituelle de l’Eglise1552 ».’

Etre prêtre à Soweto signifiait donc pour Emmanuel Lafont s’engager totalement pour des actions concrètes dans la société. L’action de MUCCOR témoigne bien de cette démarche mais elle fut impliquée dans des conflits aux dimensions forcément politiques. Bénéficiant d’un esprit indépendant et militant, Emmanuel Lafont s’engage à plusieurs reprises aux côtés des populations opprimées.

En juin 1986, la crise s’amorce à Soweto alors que se décide un boycott des loyers dans le but de dénoncer les conditions de vie et d’hébergement déplorables dans le township (coupures de courant, d’eau, absence de réparations…). Emmanuel Lafont soutient la grève, et participe au Comité de crise des parents de Soweto constitué par des adultes soucieux de prendre des initiatives pour offrir un avenir meilleur à leurs enfants. Les autorités réagissent en arrêtant les responsables de l’association puis en expulsant les familles qui participent au boycott. Le prêtre français accompagne les familles à la mairie pour les aider à défendre leurs droits. A partir de l’état d’urgence promulgué en 1985 jusqu’à la fin de l’apartheid, Emmanuel Lafont reste auprès des expulsés, leur trouve des avocats pour récupérer leurs toits ou au moins les biens matériels qu’ils possédaient. Il loge même des locataires expulsés dans son logement. A la même époque, il garde des contacts avec les membres devenus clandestins de l’Association Civique, une association sociale d’entraide importante née en 1980 après l’enterrement d’un groupe d’enfants tués dans un accident de bus.

Emmanuel Lafont est également à l’origine de la création d’un comité de paix qui se réunit dans son église dans le but de réfléchir à des moyens efficaces pour résoudre les conflits internes à la communauté.

Après la libération de Nelson Mandela début 1990 et alors que le pays est toujours en proie à une violence accrue entre partisans de l’ANC et ceux de l’Inkatha, Emmanuel Lafont participe à la création du Comité de paix de Soweto et en devient l’un des membres actifs.

Avant son départ en Afrique du Sud, Emmanuel Lafont avait déjà conscience qu’il serait difficile pour lui de tenir son rôle d’homme d’Eglise et de jociste… Quelques années après la vague de répression qui a touché plusieurs membres de la JOC à la fin des années 70, Emmanuel Lafont sait que le mouvement impliqué auprès des travailleurs et proposant des moyens efficaces de contestation du régime est perçu d’un mauvais œil par le régime.

Si, comme je l’ai déjà signalé, deux agents de police lui rendent visite et lui font comprendre qu’il aura à répondre régulièrement aux questions qui lui seront posées afin de savoir si le mouvement n’a pas été « infiltré », Emmanuel Lafont découvrira plus tard que deux informateurs de la police s’étaient en fait infiltrés dans le petit groupe de jociste qui s’était mis en place.

Ce sont ses activités au quotidien qui sont sans cesse entravées par les contrôles de la police. Au milieu des années 80, lors des grandes périodes de tension, le prêtre ne peut même pas entrer à Soweto quand l’accès y est empêché par des barrages… Il est également plusieurs fois interpellé par la police, voit sa voiture fouillée, se fait confisquer plusieurs de ses documents… Il apprit donc, comme tous les opposants sud-africains au régime, à adopter des règles de sécurité particulières, à cacher les documents susceptibles d’être compromettants, à prendre des chemins parallèles pour éviter les contrôles…

Malgré la surveillance, Emmanuel Lafont poursuit ses activités et ses actions auprès des habitants de sa paroisse, aide à une mobilisation active et continue d’accueillir des opposants au sein de son église... en étant protégé par son statut d’étranger et par l’aide de diplomates français…

Mais une interpellation intervenant alors qu’il marche dans la rue avec un petit groupe de jeunes aggrave ses problèmes avec les autorités. Alors qu’il aide des expulsés en 1987, il entre plus directement dans leur collimateur… Il n’est alors pas question d’arrestation mais Emmanuel Lafont sent qu’il lui sera difficile d’obtenir un nouveau visa.

Le 17 août 1989, alors qu’il attend la réponse concernant sa demande de « permis de résidence permanente », la police débarque dans son église et l’emmène dans l’un des commissariats de Soweto. Il y subit un interrogatoire complet et est ensuite emmené au ministère de l’intérieur puis est relâché avec l’ordre de quitter le pays avant le 15 janvier de l’année suivante :

‘« Il y avait eu tellement de gens écartés, arrêtés ou emprisonnés que je ne pouvais guère me plaindre de l’injustice. Je ne pouvais qu’assumer. Je savais, bien sûr, que la lutte continuerait sans moi. Comme on disait aux funérailles des victimes de la répression : « une lance est tombée, ramasse-la ! ». Mais j’étais malade de devoir quitter ce pays sans voir le couronnement de nos efforts, si près du but1553 ». ’

Comme leur curé était très proche de ses paroissiens, ces derniers créent un comité de soutien pour aider au maintien d’Emmanuel Lafont parmi eux. C’est le cours de l’histoire sud-africaine qui va permettre à Emmanuel Lafont de rester dans le pays. En février 1990, c’est la libération de Nelson Mandela et le début du processus de paix…

Ces problèmes d’insécurité ont amené le prêtre à comprendre ce que des militants peuvent subir dans une société répressive. En vertu de sa situation au cœur du township et de sa proximité avec des jeunes engagés dans la lutte, Emmanuel Lafont est également en première ligne pour constater les rapports de violence entretenus par les autorités. Dès lors, il ne cesse pas de réfléchir à la question de la violence et à sa nature, à la nécessité de faire preuve d’un regard juste sur cette violence et sur la façon d’y faire face.

Aussi, pendant l’état d’urgence de 1986, Emmanuel Lafont se rend bien compte de la brutalité de la police. Dans une telle situation d’oppression, il ne cesse de se questionner sur la façon de réagir à cette violence des partisans de l’apartheid et à celle des adversaires de celui-ci. Le prêtre sait qu’il serait incorrect et simpliste de parler d’une seule forme de violence, les deux formes de violence mises face à face étant réelles mais fort distinctes :

‘« Je n’ai jamais voulu parler indistinctement de la violence, car cela renvoie dos à dos ceux qui la commettent, et on confond injustement la violence des opprimés et celle de l’Etat 1554».’

Immergé dans un tel contexte, le prêtre voit sa position sur la notion de non-violence se préciser. Par ses convictions, par ses actions, il a tendance à comprendre l’homme qui se révolte. Mais du fait de son statut d’étranger non victime directe du système, il refuse de se positionner sur une situation qu’il ne vit pas directement et il ne peut pas dire aux gens quels moyens utiliser pour se battre. Lui ne peut que écouter, accompagner, soutenir :

‘« Je pouvais témoigner sur la non-violence mais je n’avais pas à la prêcher en tant que telle. Pourtant, plus ça allait, plus je haïssais la violence et j’essayais d’éviter le pire. La solidarité avec les gens qui souffrent ne veut pas dire que l’on accepte tous leurs excès1555 ».’

Emmanuel Lafont, s’il ressent qu’il ne lui revient pas de se positionner sur la légitimité de recours à la violence, refuse toute passivité, mais comprend les ripostes violentes au système d’apartheid.

Sa difficulté à se prononcer sur la légitimité d’un tel recours s’explique aussi par le fait qu’il a toujours constaté que la violence a toujours détruit ceux qui la pratiquent. Face à une violence institutionnelle, comment peuvent se faire entendre des opposants opprimés ?

Emmanuel Lafont apprit que parfois, il n’y avait pas de réponse à apporter face à une situation qui semble s’enliser. Prêtre actif, militant, prenant des risques lorsque la situation le demandait, Emmanuel Lafont est ainsi toujours guidé par une spiritualité profonde, spiritualité qui l’aida à ne pas faire de son engagement un engagement politique au service d’un parti.

Lors du concile Vatican II, Emmanuel Lafont avait été impressionné par le discours et l’engagement de l’archevêque brésilien Helder Camara auprès des populations pauvres et opprimées. Il ne pouvait se sentir que proche de lui, notamment lorsqu’il disait :

‘« Lorsque je donne du pain au pauvre, ils disent que je suis un saint, mais quand je demande pourquoi il est pauvre, ils disent que je suis communiste1556 ».’

Lui aussi eut à subir des remarques critiques concernant son engagement, engagement taxé lui aussi de communiste. Il dépassa cependant le « simple » cadre politique et il agit toujours au nom des principes évangéliques :

‘« Il ne s’agissait pas pour moi d’entrer en politique, mais d’être fidèle au message et à l’exemple du Christ 1557».’

Emmanuel Lafont a donc toujours perçu son engagement comme la concrétisation dans un contexte de crise de son engagement religieux. Ses actes, il les a toujours accomplis à la lumière des Ecritures :

‘« Nous vivions l’Exode du peuple hébreu, le passage difficile de l’esclavage à la liberté. Ce n’était pas simple et souvent les combattants comme Moïse se sont retrouvés isolés en face de Pharaon. La Bible donne des réponses en apportant à toute expérience de libération sa dimension spirituelle, celle qui rend aux hommes leur humanité. C’est ce message que je voulais contribuer à faire passer. Je vivais cela au quotidien depuis cinq ans et je n’imaginais pas sans chagrin de rester au bord de la mer Rouge1558 ». ’

Mais dans le contexte sud-african, il n’était pas toujours facile de faire une séparation nette entre engagement religieux et engagement politique. Emmanuel Lafont le reconnaît bien et les occasions furent nombreuses où il porta les bannières de l’ANC ou du Parti communiste et lors de la libération de Nelson Mandela, Emmanuel Lafont a arboré ces symboles jusqu’alors interdits.Cependant, lorsque la violence et la répression se firent plus intenses, le besoin se fit ressentir pour Emmanuel Lafont de se recentrer sur lui-même et de revenir à une spiritualité plus intériorisée.

‘« Il est à peu près dix heures du matin ce mardi 11 septembre 1990. Je viens d’arriver à l’église Saint-Philippe-Néri en plein cœur de Soweto. Quelques jours plus tôt, par les journaux, j’ai appris que le prêtre de la paroisse, le père Emmanuel Lafont, avait entamé une période illimitée de jeûne total pour demander la fin des violences insensées qui ravageaient Soweto depuis près de deux semaines […]. A l’arrivée dans la cour de l’église, j’avoue que j’éprouve des sentiments assez mêlées. Un jeûne total illimité, c’est plutôt inhabituel, ça n’entre pas facilement dans mes catégories de pensée et d’action. Pourquoi ? Pour quoi faire ? jusqu’où ? N’est-ce pas un type d’action un peu trop individuel ? Mais je connais Emmanuel. Je sais la sincérité de son engagement auprès de son peuple à Soweto et le sérieux des liens qu’il a tissés avec les responsables locaux. Je connais aussi sa détermination. Il n’est certes pas homme à s’engager à la légère1559 ».’

Jean-Marie Dumortier témoigne ainsi de l’engagement de son ami Emmanuel Lafont au lendemain de la libération de Nelson Mandela et du début du processus de négociations alors qu’il s’interroge sur les effets d’un jeûne, initiative personnelle et extrême, forme de contestation ultime. Mais comme le sait Jean-Marie Dumortier, cet engagement est celui d’un homme sincère, déterminé, aux convictions profondes. Emmanuel Lafont a d’ailleurs utilisé se mode de contestation à plusieurs reprises lors de sa présence en Afrique du Sud.

La période de violences que l’Afrique du Sud traversa à partir de 1990 entraîne des doutes réels chez Emmanuel Lafont, sur sa capacité à agir dans une situation de crise et sur les solutions que peuvent alors apporter les Eglises. La situation sud-africaine est alors tragique : des bandes armées de sagaies, arcs, machettes viennent des hostels « tenus » par l’Inkatha et désirant s’en prendre aux partisans de l’ANC. Certes, il tente d’écouter, de comprendre et soutenir. Il organise des funérailles collectives, parcourt Soweto et se précipite sur les lieux de massacres, mais se sent impuissant face à un tel déferlement de violence. Désespéré, il contacte le Révérend Frank Chikane qui lui témoigne également de son impuissance face à des habitants qui ne peuvent plus se contenter de paroles réconfortantes. Emmanuel Lafont prend alors la décision de se retirer pour un temps afin de manifester un autre type d’engagement :

‘« Ce n’était pas une grève de la faim, c’était une attitude spirituelle, un acte de foi. Ca m’a fait un bien fou de rentrer en moi-même au lieu de m’agiter en tous sens. J’ai ressenti une grande paix et ma décision m’a donné l’impression que j’étais dans le vrai. J’ai peut-être aidé ceux qui sont venus me voir à se poser, à réfléchir1560 ».’

Par cette démarche fortement ancrée dans la spiritualité et la méditation, l’engagement d’Emmanuel Lafont est resté un engagement qui plonge ses racines dans le message de l’Evangile. Parallèlement à ses actions dans le township de Soweto et à ses prises de position contre les lois de l’apartheid, il continue à prier et à se recueillir, seule moyen pour lui de retrouver une paix intérieure face aux agitations politiques et sociales, mais aussi de façon à constater son impuissance :

‘« En 1988, j’ai vécu une petite révolution intérieure. J’ai pris conscience de mon incapacité à changer les personnes. Ce ne peut-être que l’oeuvre de Dieu. Alors j’allais prier, le soir, avant de me coucher entre 23h et minuit. C’était une prière de contemplation et de méditation de l’Ecriture […]. C’est un temps de paix avec soi-même, mais aussi avec les autres1561 ».’

Emmanuel Lafont exprime la même idée alors qu’il évoque la retraite spirituelle qu’il a effectuée au monastère de La Verna dans le diocèse de Johannesbourg :

‘« Prier est un moment-clé où on se retrouve au fond de soi-même la paix et la maîtrise de soi. On puise la force d’accepter avec humilité ce qu’on ne peut changer. C’est un dialogue avec le Seigneur, dont l’exemple est une source d’inspiration continuelle […]. La prière est un temps où le film de la vie est repris posément. Je rentre en moi-même, je réfléchis aux questions des gens qui m’entourent dans la journée et je cherche les réponses en Dieu 1562».’

La dimension spirituelle de l’engagement resta donc toujours présente chez Emmanuel Lafont. Sa foi, il l’a vécue le plus souvent dans la rue, auprès de ses paroissiens. Avant de revenir en France en 1997, il reste quelques temps au séminaire de Pretoria afin de réfléchir à sa « transformation » et de l’adapter à la nouvelle société post-apartheid. Mais comme si les « affaires » intra-religieuses ne lui suffisaient pas, il s’engage parallèlement au sein d’une organisation non-gouvernementale, Streetwise, qui travaille auprès des enfants de rue de Pretoria. L’action et la prière restent intrinsèquement liées.

Notes
1546.

Ibid., p. 38.

1547.

Ibid., p. 41.

1548.

Ibid., p. 49.

1549.

Ibid., p. 50.

1550.

Ibid., p. 52.

1551.

Ibid., p. 62.

1552.

Ibid.,p. 106.

1553.

Ibid., p. 85.

1554.

Ibid., p. 65.

1555.

Ibid., p. 67.

1556.

Ibid., p. 66.

1557.

Ibid., p. 55.

1558.

Ibid., p. 85-86.

1559.

Jean-Marie DUMORTIER, Pour ne pas vous oublier, op.cit., p. 153.

1560.

Isabelle MARQUE, Emmanuel Lafont, un prêtre à Soweto, op.cit., p. 101.

1561.

« L’évangile à Soweto », Prier, octobre 1999, n°215, p. 6 – 8.

1562.

Ibid., p. 74.