3-6 Un engagement particulier dans un contexte spécifique

Si le « militantisme » d’Emmanuel Lafont a pu susciter quelques réactions lorsqu’il avait en charge sa paroisse de Tours, l’Afrique du Sud a eu le privilège d’être un pays bien éloigné de la France et du Vatican… En effet, par rapport aux activités au sein de sa paroisse et à ses actions en tant que jociste, Emmanuel m’a dit n’avoir jamais ressenti un regard intéressé de la part de la structure catholique. Son engagement fut donc avant tout celui d’un homme indépendant.

Quant à la position de l’institution catholique sud-africaine concernant l’apartheid, Emmanuel Lafont estime qu’elle n’était pas à proprement parler résistante dans ses structures, mais beaucoup plus par certains de ses représentants, comme Mgr Hurley.

Emmanuel Lafont n’a pas eu à subir de « contrôle » de la part de son évêque, mais il ne bénéficia pas du soutien de celui-ci lorsque la situation aurait pu le demander. Ainsi, sa demande pour bénéficier d’une salle pour ses activités de jociste resta sans réponse. D’autre part, l’évêque accepta rarement de se déplacer jusqu’à la paroisse d’Emmanuel Lafont lorsque ce dernier désirait montrer l’image d’une Eglise catholique proche des réalités du pays. Alors que le pays est soumis à l’état d’ urgence, l’évêque accepta cependant de venir à Soweto pour y célébrer une messe. Il restera cependant impuissant à exprimer son soutien aux victimes du système et de la répression :

‘« Ce jour-là, il était venu présider l’Eucharistie à la cathédrale Régina Mundi de Soweto. J’avais organisé un échange entre lui et des laïcs. Quand quelqu’un a dit : « ça fait plaisir de voir que l’Eglise est solidaire, ça n’a pas toujours été le cas », il s’est cabré et n’a donné aucune réponse significative. J’ai eu honte de mon Eglise1565 ».’

Au sein de MUCCOR, il est le seul membre blanc et catholique. Pour lui, le fait que l’Eglise catholique est minoritaire en Afrique du Sud et que seulement 9% des habitants de Soweto sont catholiques témoigne aussi du manque d’implication de sa structure dans la société sud-africaine. Emmanuel Lafont s’est donc toujours senti plus proches des pasteurs anglicans et d’autres représentants d’Eglises chrétiennes que de prêtres catholiques. Dès lors, c’est auprès de pasteurs comme Desmond Tutu ou Frank Chikane qu’Emmanuel Lafont s’est le plus souvent trouvé lors d’actions ou d’événements marquants, comme ce 10 février 1985 quand il rencontre Desmond Tutu lors d’un grand rassemblement à Soweto ou à d’autres reprises, lorsqu’il s’agit d’organiser des funérailles collectives.

Emmanuel Lafont a toujours porté un regard positif sur l’expression d’une théologie qui réponde directement aux attentes et espérances des populations opprimées. A son niveau, il a toujours cherché à ce que ses paroissiens « s’approprient » la liturgie et la ressentent à la lumière de leur expérience. Il a donc toujours été à des années-lumière d’une conception européanisée de l’Eglise à la liturgie figée et loin des préoccupations du monde. Emmanuel Lafont l’exprime de cette façon :

‘« Il y a une puissance, une liberté de parole chez les Noirs qui est extraordinaire. Peu à peu j’ai découvert que les oraisons de la messes traduites du latin ont un génie en latin, mais qu’elles n’ont pas beaucoup de génie en français, et n’en ont aucun en Sotho ou en Zoulou ! C’est figé et c’est bien trop court. Depuis lors, quand je célèbre la messe, après le Gloria je ne lis plus l’oraison, je m’exprime dans une prière spontanée. Il ont aussi cette capacité de célébrer la présence de Dieu dans tous les actes de leur vie. Le matin, par exemple, dans les trains qui les conduisent au travail, ils prient, chantent et dansent, prêchent à haute voix. Pour l’Africain, la dimension spirituelle de l’homme est une évidence et la religion n’est pas une affaire privée 1566».’

Annoncer l’Evangile dans un contexte de crise a donc conduit Emmanuel Lafont à choisir des textes bibliques qui sachent apporter l’espérance et la Lumière. Il a voulu surtout incarner une Eglise qui ne soumet pas ses fidèles à un projet divin irréversible, mais qui sache écouter aussi la colère et les revendications :

‘« Je me souviens qu’à Soweto quand il y avait un massacre ou un événement important, je choisissais un Evangile qui puisse apporter à mes paroissiens une lumière, un réconfort qui représentait un défi. D’autre part, les Sud-Africains ont une prière vraie et spontanée qui exprime une grande confiance, sans cacher leur colère. Elle s’exprimait lors des enterrements. Et le rôle des prêtres et des pasteurs étaient de les aider à comprendre que cette colère, Dieu l’entendait et la partageait. Leur manière de prier m’a beaucoup appris pour l’exercice de mon ministère […]. Les paroissiens chantaient, dansaient et prêchaient à partir des textes. Ils exprimaient leur souffrance et leur foi, leur espérance de « sortir d’Egypte » c’est à dire de mettre fin à l’apartheid1567 ».’

Dans un tel contexte, il découvre l’importance d’une « théologie » noire sud-africaine qui serait sans doute plus ancrée dans la réalité sud-africaine, capable de mobiliser et de proposer un message marquant. Il avoua même, lors de notre entretien, qu’il trouva que la théologie exprimée par les pasteurs au sein de MUCCOR n’était pas assez africaniste et ne répondait donc pas assez aux attentes des chrétiens noirs.

Par ses engagements de prêtre et de jociste à Soweto, Emmanuel Lafont a intégré une expérience sud-africaine de la foi, proche des réalités politiques et sociales, une expérience de foi vivante, expressive et omniprésente. Cette expérience, il la vit de nouveau dans un autre contexte géographique et culturel, en Guyane où il occupe la fonction d’évêque depuis 2003. Comme cela fut le cas en Afrique du Sud, il est un homme d’Eglise proche des communautés qui composent son évêché.

Son expérience sud-africaine fut surtout celle d’un homme indépendant et libéré d’un certain carcan institutionnel. A la fin de son ouvrage, Isabelle Marque reproduit une lettre écrite par Emmanuel Lafont et datée du 24 avril 1996. je choisis de la reproduire partiellement en conclusion de cette partie puisqu’elle traduit parfaitement, avec ses mots, la vision d’un prêtre français sur l’Afrique du Sud après 10 années d’engagement dans un pays et sa dimension spirituelle :

‘« Ce qui compte ici, c’est ce que l’on est et ce que l’on est ensemble : là est la vraie richesse, bien plus que ce que l’on a. J’ai rencontré une communauté qui croit et vit la dimension spirituelle de l’existence. L’Esprit est la grandeur de l’Homme. Dieu est présent dans tous les moments de la vie et pas seulement le dimanche, comme trop d’Eglises chrétiennes en donnent l’impression…Il est plus naturel d’être croyant ici que dans nos sociétés matérialistes […]. J’ai encore appris ce que c’est de se battre pour la liberté et la dignité […]. Dans ce coin d’Afrique, le vrai combat pour la liberté m’a rendu proche de chrétiens d’autres Eglises, mais aussi de Juifs, Musulmans, Hindous et « Incroyants » tout autant passionnés que nous pour l’Homme […]. Le dialogue des religions me semble plus important que jamais […]. Ici, l’Eglise toute simple des gens de Soweto, elle me rappelle ma mère : elle fut malade si longtemps et si douloureusement que je ne pouvais rien faire d’autre que l’aimer, la faire sourire, la rendre fière de moi […]. C’est ainsi que je souhaite revenir en France. Je veux partager avec les miens ce que l’on m’a donné. J’ai un souhait profond, presque brûlant de les aider à s’ouvrir davantage aux autres cultures, aux autres religions. J’ai le secret désir de chercher avec eux le moyen d’accueillir les immigrés comme des frères et des sœurs, une chance et un défi, non une menace […]. Je souhaite partager ma passion pour la liberté et l’Evangile que je crois inséparables, et cette conviction que l’homme est spirituel. Si se préoccuper de son pain est un souci matériel, se soucier de celui des autres est un devoir spirituel 1568».’

Jean-Marie Dumortier et Emmanuel Lafont furent ainsi deux figures emblématiques, y compris par leur caractère occasionnel, de l’engagement de prêtres français dans le contexte post-conciliaire et dans la mouvance de la JOC. Si Philippe Denis est aussi francophone, il est surtout belge et découvre l’Afrique du Sud, envoyé par l’ordre des dominicains auquel il appartient.

Notes
1565.

Ibid., p. 78.

1566.

« L’évangile à Soweto » (1999), op.cit.

1567.

Ibid.

1568.

Cité dans I. MARQUE : Emmanuel Lafont, un prêtre à Soweto, op.cit., p. 123-125.