4-2 Les interventions de Georges Mabille dans Réforme

Dès sa première intervention dans Réforme en 1955, George Mabille manifeste sa clairvoyance concernant la vraie finalité du système d’apartheid :

‘« L’Africain sait actuellement que le Parti nationaliste croit fanatiquement en la politique de « l’apartheid »et qu’il fera tout pour la mettre en éducation. Il regarde donc la politique de séparation bien plus comme un tour de vis qui l’opprime que comme un développement séparé des différents groupes raciaux de la communauté sud-africaine. Pour lui, « apartheid » veut dire : prendre de l’Africain tout ce qu’on croit assez bon pour le Blanc et lui laisser tout ce qui n’a guère de valeur pour l’Européen1575 ».’

Les « réserves » sont déjà bien perçues comme des territoires « destinés à devenir pleinement la propriété des Noirs en sorte qu’ils s’y sentent chez eux 1576  ».

Au delà de cette réalité territoriale et politique, George Mabille livre son sentiment concernant l’identité psychologique de l’Afrikaner, avec sa « mystique de la préservation à tout prix, de la pureté de la race blanche, alliée au sentiment d’être le peuple élu de Dieu pour le salut de l’Afrique du Sud par la civilisation occidentale 1577  ».

D’un point de vue politique et économique, George Mabille rappelle l’hégémonie des Afrikaners dans le domaine des affaires notamment, sûrs de leur victoire face aux libéraux anglophones. Cette hégémonie le convainc « d’être dans le vrai, parce que le Dieu de ses pères est à ses côtés 1578  ».

En décembre 1983, Georges Mabille consacre un article dans Réforme au « souffle de réconciliation qui se manifeste dans ce père où nos pères huguenots ont trouvé refuge en 1688 1579  ».Georges Mabille a participé quelques jours auparavant à une assemblée interraciale groupant des délégations venues du monde entier qui ont réfléchi aux implications de la politique de l’apartheid, faisant apparaître des opinions opposées. Un pasteur noir profite de l’assemblée pour féliciter Georges Mabille de la création du centre de Wilgespruit en 1948. Les propos de ce pasteur sont reproduits de la manière suivante :

‘« A cette époque, le parti nationaliste afrikaner du Dr Malan est venu au pouvoir pour notre malheur. Si vous, nos quelques frères blancs et noirs, n’aviez pas fondé Wilgespruit cette année-là, nous perdions confiance dans le bien fondé de l’Evangile apporté par les blancs. Merci pour ce que vous avez fait pour tenter de sauver la situation des divers groupes raciaux de notre pays1580 ».’

Georges Mabille salue ensuite l’existence de la SUCA, « l’union des étudiants pour une action chrétienne », organisation créée par trois étudiants noirs au début des années 80 qui œuvre pour la réconciliation entre étudiants noirs et blancs :

‘« Quoi de plus admirable que de penser que des Noirs, les principales victimes de l’apartheid, qui sont les instigateurs chrétiens d’un mouvement de réconciliation tel que SUCA ?1581 ».’

Si Georges Mabille s’exprime sur les sujets de réconciliation, il pose également un regard éclairé sur les lois de l’apartheid. Il intervient en effet en octobre 1984 dans Réforme 1582 en consacrant un article entier au « Grand apartheid », reproduisant la déclaration du Dr Mulder (ministre de l’Administration bantoue) du 7 février 1978 faite devant le parlement du Cap concernant la perte de la citoyenneté pour les habitants des bantoustans1583. Ce thème est abordé alors que s’élabore la nouvelle Constitution du gouvernement Botha. Georges Mabille rappelle que cette évolution politique n’apportera aucun changement aux fondements du « grand apartheid » :

‘« En vérité, cette pratique de déchéance de la nationalité constitue la composante fondamentale de la nouvelle Constitution du gouvernement Botha, rejetée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 17 août 19841584 […]. En fait, ces bantoustans ne sont même pas pleinement reconnus non plus par le gouvernement d’Afrique du Sud (RSA) puisque leur indépendance n’est pas complète. En effet, la RSA refuse d’accorder aux nationaux de ces Etats un statut et un traitement sans discrimination, ce qui est une entorse aux principes de la législation internationale concernant les étrangers1585 ».’

Georges Mabille se concentre ici sur le système des bantoustans qui ne sont pas touchés par les réformes constitutionnelles et informe les Français sur le renforcement de ce pilier du système. Les conséquences très concrètes sont exposées clairement :

‘« Enfin, les Noirs font l’objet d’un traitement inhumain et brutal lors de leur transfert et de leur réinstallation par les autorités de l’administration sud-africaine. C’est la mise en pratique de l’idéologie qui préside à cette politique de « dénationalisation » : les Noirs ne font plus partie de la Nation sud-africaine : ils peuvent donc être soumis à un traitement inférieur… « Dénationalisation » et déshumanisation sont l’avers et le revers d’une même monnaie 1586».’

Le propos est celui d’un homme éclairé, bien informé des réalités, des fondements et des effets les plus graves du « Grand apartheid », comparant le sort des populations noires à celui des ressortissants de la Russie soviétique en 1920 ou des juifs allemands en 1941, « déchus de leur nationalité par Hitler 1587  ».

Notes
1575.

Georges MABILLE, « En Afrique du Sud, les nationalistes ont les mains libres », Réforme, n°551, 8 octobre 1955, p. 4.

1576.

Ibid.

1577.

Ibid.

1578.

Ibid.

1579.

Georges MABILLE, « Pour des protestants noirs : un ministère de réconciliation », Réforme, n°2019-20, 31 décembre 1983, p. 10.

1580.

Ibid.

1581.

Ibid.

1582.

Georges MABILLE, « Etre noir en Afrique du Sud : apatrides », Réforme, n°2061, 13 octobre 1984, p. 2.

1583.

« Si notre politique suit sa conclusion logique, relativement au peuple noir, il ne restera plus un seul homme noir de nationalité sud-africaine… Chaque homme noir en Afrique du Sud sera finalement incorporé dans un nouvel Etat indépendant de façon honorable et il n’y aura plus d’obligation morale de la part de ce Parlement d’offrir à ces gens une hospitalité politique » cité par Georges Mabille : « Etre noir en Afrique du Sud : apatrides » (1984), op.cit.

1584.

En effet, la résolution 554 du 17 août 1984 déclara que la « prétendue constitution » était contraire aux principes de la Charte des Nations Unies, persistant à exclure les Noirs sud-africains de la vie politique du pays. Les changements résidaient en la suppression des aspects les plus choquants du système et proposait le principe d’un partage limité du pouvoir avec les Métis et les Indiens.

1585.

Georges MABILLE, « Etre noir en Afrique du Sud… » (1984), op.cit.

1586.

Ibid.

1587.

Ibid.