4-3 Le centre de Wilgespruit

Les autres interventions de Georges Mabille dans la presse réformée française ont eu comme sujet le centre de Wilgespruit. Réforme fait pour la première fois référence à ce centre œcuménique en janvier 1971. Créé en 1947 par Georges Mabille, il a été ensuite offert au Conseil sud-africain des Eglises. Situé à une trentaine de kilomètres de Johannesburg, l est présenté comme étant un « centre d’échanges entre communautés chrétiennes, noires, blanches et métis 1588  ». L’article reporte particulièrement les difficultés que rencontrent le centre et menacé de fermeture puisque celui-ci est situé en zone blanche, et les résistances qui s’organisent pour éviter le déménagement dans une zone noire. Ces événements donnent l’occasion à Georges Mabille de préciser les objectifs du centre de Wilgespruit et ses difficultés à survivre dans le contexte d’apartheid :

‘« Le conseil des Eglises cherche à sauvegarder la vision originale de la communauté chrétienne qui transcende les races et les couleurs… mais nous devons réaliser que son rôle n’est pas facilité par son gouvernement qui se prétend, lui aussi, chrétien1589 ».’

Les tentatives du gouvernement pour déloger le centre de Wilgespruit vont être récurrentes durant les années 70 et 80. De multiples articles, écrits ou pas par Georges Mabille, vont rapporter ces tensions mais aussi présenter les objectifs du centre. C’est le cas par exemple en janvier 1982, où un article de Réforme est consacré dans son entier à Wilgespruit :

‘« Alors que des restrictions demeurent dans de nombreux aspects de la vie publique, ici la ségrégation raciale est supprimée dans le sport en commun, le travail et les autres activités […]. Notre Centre communautaire ouvre ses portes à tous ceux qui demandent notre hospitalité, quelle que soit leur couleur ou leur race. Nous espérons revenir aux intentions originelles des membres fondateurs de créer un endroit où tous soient les bienvenus, dans un esprit de réconciliation, dans notre pays divisé 1590».’

Le but du centre est donc de proposer une « enclave » dans un pays régi par les principes d’apartheid. Des programmes sont créés, visant de proposer une aide dans des domaines majeurs :

‘« Vers la fin de la décennie nos programmes visaient de façon plus pragmatique les privations économiques. C’était à la suite de notre recherche sur les causes sous-jacentes du chômage chez les Noirs des régions urbaines et rurales. Parallèlement, nous avons été amenés à nous engager davantage aux côtés des Africains faisant des efforts personnels pour échapper à leur misère […]. Nous avons découvert combien l’exclusion délibérée de la société blanche dominante avant arrêté dans leur croissance les capacités de ceux qui s’étaient engagés à aller de l’avant dans la voie de l’autonomie1591 ».’

L’un des buts du centre est donc d’accompagner les populations les plus pauvres dans leur prise en charge pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Les programmes touchent ainsi particulièrement aux implications sociales de la ségrégation raciale.

La contribution du centre est décrite avec détails dans un article du Christianisme au XXème siècle en juin 19791592 qui reproduit des extraits d’une lettre circulaire venant de Wilgespruit à l’occasion de la préparation de l’assemblée générale prévue quelques mois plus tard. Elle détaille les renforcements de l’apartheid dans les domaines politique (exclusion de la citoyenneté sud-africaine des habitants des bantoustans,), économique (hausse du chômage chez les Noirs et religieux notamment (« Dans les églises, la scission s’accentue entre ceux qui luttent pour intégrer et ouvrir communautés, ministères et directions à tous les groupes raciaux »). Le centre agit en tant qu’organisation chrétienne « auprès des gens, des organisations et des situations susceptibles de s’entraider dans notre société 1593  ».

En avril 1986, René Lacoumette présente, dans le christianisme au XXème siècle, le centre de Wilgespruit comme un centre multiracial « s’attachant aux relations entre Eglise et société » et jouant un « rôle d’intermédiaire afin de permettre d’ouvrir un dialogue indispensable entre noirs et blancs 1594  ».

Le journal catholique La Croix s’intéressa également au centre de Wilgespruit :

‘« Dès l’institutionnalisation de l’apartheid en 1948, un groupe œcuménique s’était inquiété de l’avenir de l’Afrique du Sud et avait acheté puis aménagé cette ancienne ferme de Wilgespruit. Depuis 1949, le Centre a multiplié ses activités : conférences, ateliers, camps de jeunes, sessions de formation… […].L’objectif a toujours été d’encourager les personnes et les groupes à franchir les différentes barrières : celle de la religion, celle de la race, celle de la culture. Le racisme n’est pas fatal. La foi chrétienne à autre chose à proposer 1595».’

A partir des émeutes de Soweto, le centre s’est focalisé davantage sur les problèmes socio-économiques. Ses missions sont présentées de la façon suivante :

‘« Le rôle de Wilgespruit est de donner l’inspiration, de faire démarrer des groupes de formation, de pousser la concertation. Un de ses objectifs actuels est d’aider les Eglises de Soweto à parler d’une seule voix […]. Le centre de Wilgespruit, fourmille d’initiatives, est bien évidemment membre du Conseil sud-africain des Eglises. Et sa mission est de développer l’engagement social et économique des différents groupes chrétiens qui font appel à ses services1596 ».’

Plusieurs revues, catholiques ou plus souvent réformées, vont faire référence au centre, alors que celui-ci est l’objet d’attaques de la part de la police sud-africaine, au milieu des années 80.

En avril 1983, René Lacoumette, de retour d’un voyage au Lesotho et en Afrique du Sud, s’exprime dans Réforme et décrit ce qu’il nomme « l’affaire de Wilgespruit 1597  ». Après l’intervention de la police et de l’armée dans le township d’Alexandra (nord de Johannesburg), 65 jeunes, se sont réfugiés dans les églises puis vers le centre multiracial « dont la vocation est d’assurer une relation entre Eglise et société 1598  ». La police a attaqué le centre et a arrêté une quarantaine de jeunes. René Lacoumette précise que « les Eglises sont intervenues et ont obtenu leur libération, mais on est sans nouvelles de la vingtaine qui s’est enfuie lors de l’attaque du centre 1599  ».

Quelques semaines plus tard, Georges Mabille consacre un article à l’attaque du centre1600. Il choisit de reproduire le témoignage du Rév. Dalewhite qui a assisté aux événements :

‘« A 6h45 le 13 février 1986, nous entendîmes des hélicoptères tourner autour de la maison du centre de Wilgespruit […]. Au moment où je retourne chez moi, j’entends des tirs dont l’écho vient du côté de la chapelle. Je me précipite et aperçois un policier un revolver à la main, alors que les enfants les mains sur leurs têtes défilent à la queue leu leu […]. Les bâtiments, les chambres et les bureaux ont aussi été perquisitionnés. Deux dames de notre personnel ont subi des fouilles humiliantes et préparent des plaintes écrites auprès du Ministère […]. Nous avons ramassé une balle chargée dans les locaux du personnel. Cela nous fit réaliser que la police avait effectivement tiré sur des gosses et nous en étions indignés et également soucieux à l’idée que l’un des enfants arrêtés était blessé… les journalistes arrivèrent et les animateurs de nos diverses branches s’en occupèrent tandis que le directeur et l’évêque anglican faisaient face à la police et aux avocats1601 ».’

Ce récit effectué par un témoin direct de l’attaque informe du côté répressif de celle-ci. En reproduisant ce témoignage, Georges Mabille cherche à rendre compte de l’attitude de la police vis-à-vis de simples enfants et du fait qu’un centre œcuménique ne puisse même plus servir de « refuge » à des jeunes opprimés.

Cette attaque donne l’occasion à plusieurs observateurs français de se poser une nouvelle fois la question de la place de l’Eglise dans l’aide aux victimes de la répression. C’est le cas par exemple de Bertrand de Luze qui, dans un article des Actualités religieuses dans le monde, qui, quelques semaines après l’attaque du centre par la police, demande à ce que les chrétiens doivent mettre le sort des populations opprimées au premier rang de leurs préoccupations. Lorsque cet épisode est ensuite évoqué dans la presse chrétienne, souvent par Georges Mabille, c’est pour démontrer la surveillance et la répression mises en place contre les institutions religieuses sud-africaines. Le 10 mars 1990, Georges Mabille s’exprime dans Le christianisme au XXème siècle 1602 pour informer les lecteurs du climat de tension existant entre le gouvernement sud-africain et le Conseil sud-africain des Eglises après qu’une bombe ait fait exploser son immeuble en 1988. Le centre de Wilgespruit a eu également a subir la répression policière et le centre fut déclaré « organisation devant soumettre régulièrement un rapport sur les fonds reçus d’Outre-mer et sur leur utilisation 1603  ». Georges Mabille complète son propos de la manière suivante :

‘« Au sein même de l’administration sud-africaine, nous devons affronter à présent des mesquineries et des attaques sournoises de tous que l’idée anti-raciste de notre centre à toujours brossés à rebrousse-poil. Le fait que nous prétendions conjuguer l’inter-racialisme fraternel et l’œcuménisme chrétien nous place dans la cible préférée des pro-apartheid blancs qui n’ont pas fini de se manifester1604 ».’

En 1990, le climat semble don loin d’être apaisé entre organisations multiraciales œcuméniques et le gouvernement sud-africain qui, même quelques semaines après la libération de Nelson Mandela et le début de démantèlement des lois de l’apartheid, ne voit pas d’un œil favorable l’implication des Eglises dans le champ de la réconciliation.

Le centre de Wilgespruit reste ainsi le témoignage des persécutions dont furent victimes plusieurs centres religieux qui mirent en place des programmes visant à l’amélioration des conditions de vie des populations non-blanches. L’attaque dont il fut l’objet en 1986 fut aussi l’occasion pour Georges Mabille de témoigner en France de la violence de la police sud-africaine, notamment à l’encontre d’enfants qui avaient trouvé refuge à Wilgespruit.

Notes
1588.

Georges MABILLE, « Afrique du Sud : une communauté multiraciale », Réforme, n°1346, 2 janvier 1971, p. 14.

1589.

Ibid.

1590.

Georges MABILLE, « Centre international de Wilgespruit : non à l’apartheid », Réforme, n°1917, 16 janvier 1982, p. 4.

1591.

Ibid.

1592.

« Extrait d’une lettre circulaire du Centre œcuménique interracial de Wilgespruit reçue par le pasteur Georges Mabille », Réforme, 25 juin 1979, p. 3.

1593.

Ibid.

1594.

René Lacoumette, « Kotso house à Johannesburg », Le christianisme au XXème siècle, n°64, 21 avril 1986, p. 12.

1595.

Bernard DOLON, « La vie en communauté : une subversion », La Croix, 6-7 décembre 1987, p. 14.

1596.

Ibid.

1597.

René LACOUMETTE, « Quelle parole pour l’Eglise ? Situation explosive en Afrique du Sud », Réforme, 5 avril 1986, p. 4.

1598.

Ibid.

1599.

Ibid.

1600.

Georges MABILLE, « La police à Wilgespruit », Réforme, 31 mai 1986, p. 5.

1601.

Ibid.

1602.

Georges MABILLE, « La « sécurocratie » attaque le centre de Wilgespruit », Le christianisme au XXème siècle, n°249, 10 mars 1990, p. 17.

1603.

Ibid.

1604.

Ibid.