1-2 Du côté de la presse catholique, des articles plus nuancés face aux sanctions

Le quotidien La Croix s’intéresse de manière relativement précoce à la question des sanctions contre le régime de Pretoria. Le 4 août 1970, Jean Duquesne consacre son éditorial à la situation sud-africaine et plus particulièrement à la position de l’Europe face au régime de l’apartheid. Abordant l’idée du blocus qui apparaît en Europe comme moyen de contester le régime de Pretoria, Jean Duquesne le présente comme une solution inutile, et plus que cela, un moyen pour les Français (plus particulièrement) de se déculpabiliser de leur propre attitude vis à vis de l’étranger :

‘« Nous contribuons à renforcer l’apartheid par nos prises de position théoriques – et sans risque – à des milliers de kilomètres du problème1648 ».’

Après avoir jugé utile de préciser qu’il n’était pas raciste, « pas plus raciste pro-blancs que raciste (ou masochiste) anti-blancs 1649», il avoue son incompréhension devant l’attitude européenne vis-à-vis de l’Afrique du Sud. La mise en place d’un blocus est pour lui assimilée à une « conspiration » contre des Blancs qui sont nés dans le pays « et ne peuvent pas être rapatriés 1650  ».

Quelques mois plus tard, un nouvel article aborde la question des sanctions économiques et diplomatiques susceptibles d’être prises contre l’Afrique du Sud1651. Pierre Nassara y livre son sentiment d’impuissance face à l’embargo détourné… D’un point de vue économique, les mesures prises par l’Occident restent donc sans effet. Sur le plan diplomatique, le journaliste se prononce pour le maintien de liens avec Pretoria, seul moyen pour que l’Occident puisse jouer un rôle dans un assouplissement du système. Face à l’attitude de Pretoria qui, selon lui, veut mener parallèlement une politique d’ouverture à l’extérieur et un renforcement de l’apartheid à l’intérieur, il estime tout de même nécessaire pour l’Occident de maintenir une pression économique et politique sur le pays. Mais le propos se fait cependant pessimiste devant des « slogans fracassants qui, pour avoir été déversés abondamment sur l’Afrique les années passées, ne recueillent plus aujourd’hui que scepticisme et ironie 1652  ».

Le 27 septembre 1978, Noël Darbroz revient sur la question dans un article au sous-titre choc : « l’Occident complice de la violation des droits de 30 Millions de non-Blancs 1653 ». Le journaliste déplore que l’Occident n’apparaisse pas crédible face au régime de Pretoria, ses prises de position n’étant que de « principe » et surtout restant souvent inefficaces ou ayant un effet double :

‘« l’Occident garde une arme, celle des sanctions contre l’Afrique du Sud mais il s’agit d’une arme à double tranchant qui, à court terme, se retourne économiquement contre lui. Mais à raisonner à courte vue, l’Occident perdra la partie sur tous les tableaux1654 ».’

Comme la plupart des observateurs réformés, Noël Darbroz se pose la question de l’éventuel effet négatif des sanctions sur les populations noires. Si les réformés sont convaincus que ces sanctions ne peuvent entraîner à long terme qu’un assouplissement du système (Desmond Tutu jouera dans les années 80 un rôle important dans cette prise de conscience), Noël Darbroz, lui, reste sceptique devant une prise de conscience de l’Occident qui reste abstraite.

Une nouvelle évaluation de l’utilité des sanctions économiques apparaît dans La Croix en juillet 1985 à la suite de l’adoption le 26 juillet par les Nations-Unies de la résolution 5691655(avec deux abstentions, celles des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne) prônant l’adoption de sanctions1656. Le journal ne se prononce cependant pas expressément et se  contente de rapporter les faits en rappelant que c’est le gouvernement français, en la personne de Laurent Fabius, qui a pris l’initiative de la réunion du Conseil de sécurité1657.

Quelques mois plus tard, l’aggravation de la situation sud-africaine avec l’instauration de l’état d’urgence replonge cependant l’Occident et certains observateurs catholiques dans le doute concernant l’efficacité des sanctions économiques :

‘« Le gouvernement de Pretoria s’est enfoncé tellement loin dans son entêtement à refuser toute réforme sérieuse de l’apartheid, on voit effectivement mal quelles pressions pourraient bien, aujourd’hui, le faire changer d’avis1658 ».’

Ce pessimisme est partagé par J. Duquesne qui, en dernière page du même numéro de La Croix, livre son sentiment sur l’inefficacité des sanctions et surtout sur leur double effet. Pour lui, cette inefficacité est en partie due à la mentalité afrikaner et au double sentiment « de supériorité et de singularité 1659  » :

‘« Les pressions des milieux d’affaires eux-mêmes, inquiets de la catastrophe qui s’annonce, n’ont rien pu contre ces convictions quasi-religieuses. Le boycott qu’ils ont subi, qui les écarte de nombre de réunions et de manifestations internationales, a contribué à les refermer sur eux-mêmes, à les rendre insensibles à tout argument 1660».’

J. Duquesne propose donc une explication sociologique et psychologique plutôt qu’économique à l’inefficacité des sanctions, même si cette dernière mention n’est pas évacuée.

Les observateurs catholiques restent ainsi dans leur ensemble perplexes devant la mobilisation de l’Occident et les mesures prises pour sanctionner le régime de Pretoria. Ces inquiétudes sont renforcées par le fait que l’Afrique du Sud connaît, à partir de 1985, un regain de violence et une nouvelle poussée répressive. Si l’Occident est unanime pour réagir et condamner cet état de fait, aucune action concrète ne parvient à faire tomber les murs de la forteresse sud-africaine.

Notes
1648.

Ibid.

1649.

Ibid.

1650.

Ibid.

1651.

Pierre NASSARA, « L’opinion publique africaine divisée sur le dialogue avec l’Afrique du Sud », La Croix, 6 janvier 1972.

1652.

Ibid.

1653.

Noël DARBROZ, « l’impasse du pouvoir racial en Afrique du Sud », La Croix, 27 septembre 1978, p. 8-9.

1654.

Ibid.

1655.

Le conseil de sécurité demandait notamment aux états membres la suspension de tout nouvel investissement, l’interdiction de tout nouveau contrat dans le domaine nucléaire, l’interdiction de vente de matériel informatique pouvant être utilisé par l’armée ou la police sud-africaine.

1656.

Yves PITETTE, « La France entraîne le conseil de sécurité » : l’Afrique du Sud au piquet », La Croix, 28-29 juillet 1985, 1ère page.

1657.

Julia FICATIER, « Les sanctions économiques annoncées par Laurent Fabius contre l’Afrique du Sud : le conseil de sécurité réunit à la demande de la France », La Croix, 26 juillet 1985, p. 4.

1658.

Yves PITETTE, « Pretoria instaure la censure préalable sur l’information : black-out sur Soweto », La Croix, 17 juin 1986, 1ère page.

1659.

J. DUQUESNE, « La vraie question sud-africaine », La Croix, 17 juin 1986, dernière page.

1660.

Ibid.