2-4 Le refus d’être instrumentalisé par la propagande gouvernementale

Le gouvernement de Pretoria ne cessa donc de délivrer au monde des messages anti-communistes, revenant à dire que le système d’apartheid était préférable à l’avènement d’un régime d’inspiration marxiste. Le discours s’intensifia dans les années 70 alors que l’indépendance des anciennes colonies portugaises, l’intrusion de l’URSS et de ses alliés cubains, la révolte de Soweto et la victoire de Robert Mugabe au Zimbabwe posèrent la question de la survie du régime. L’Afrique du Sud prit ainsi l’image d’un pays « rempart » face à un assaut considéré comme généralisé. Comment ce message fut-il reçu et perçu par les observateurs chrétiens français ? Autrement dit, comment ces derniers se positionnèrent-ils face à une propagande visant à présenter le système comme étant de nature philanthropique et diabolisant les mouvements de libération les présentant comme d’inspiration marxiste ?

Dans son numéro du 14 mai 1960, Réforme consacre un article à la situation en Afrique du Sud et met les choses au clair dès l’introduction concernant la réalité du pays :

‘« La propagande du gouvernement de M. Verwoerd fait de l’Afrique du Sud un pays idyllique et ensoleillé, mais elle omet de dire qu’on y lutte pour se garder ou pour obtenir une place au soleil1718 ».’

Tout au cours des années 60 et 70, les observateurs continuent à dénoncer la propagande sud-africaine et s’attaquent à l’image de citadelle anti-communiste qu’elle entend véhiculer.

Dans Le christianisme au XXème siècle, Paul Ollier revient, sur un ton fort critique, sur la situation politique de l’Afrique du Sud et sur le volontaire isolement des Blancs face aux menaces venues de l’extérieur :

‘« Il faut aussi qu’ils cessent de s’accrocher passionnément à leur bon droit, à leur croyance qu’ils sont les avants-postes de la civilisation occidentale, à leur anti-communisme viscéral car nous savons bien que le tiers-monde n’acceptera notre civilisation que par le degré d’humanité et de coopération dont elle témoignera : en actes et non en paroles1719 ».’

Dans le numéro des ICI du 15 décembre 19791720, Joseph Limagne met en évidence le même message gouvernemental alors que P. Botha annonce la fin de certaines mesures discriminatoires. Pour le journaliste, c’est la volonté de l’Afrique du Sud de « constituer un bastion anti-communiste » qui la pousse à « faire des Noirs ses amis par l’éclosion d’une bourgeoisie noire 1721  » qui elle-même deviendrait une force anti-communiste. La démarche est donc uniquement politicienne…

Les observateurs comprennent bien que, sous couvert de se protéger contre la menace communiste, les Afrikaners pratiquent une politique d’isolement. Toutes les contestations du régime reviendraient ainsi à se positionner implicitement en faveur du communisme.

Le message politique du régime est davantage répercuté dans la presse chrétienne au cours des années 80.

Alors que les réformés français se questionnent sur la façon dont ils peuvent réagir concernant l’apartheid, ils font part, notamment au sein de Réforme, del’accusation qui est faite aux plus mobilisés de ne prendre en compte qu’un caractère spécifique des informations délivrées par le régime de Pretoria.

Ariane Bonzon, dans le numéro de Réforme du 21 juin 1986, rapporte les dissensions sur ce sujet au travers d’un épisode particulier : à l’occasion de la commémoration des émeutes de Soweto le 16 juin 1986, Jean Hoffman, pasteur membre du bureau de la Fédération protestante, adresse une lettre aux pasteurs des Eglises de France :

‘« Il y accuse « le caractère unilatéral des informations que vous avez reçues…la présentation mensongère…et l’orientation politique »  1722 ».’

Le pasteur Hoffman sous-entend que la plupart des observateurs réformés français n’ont qu’une vision partielle de la réalité, arguant notamment que les réformes du gouvernement Botha ont marqué un tournant décisif dans le système d’apartheid, que le SACC « n’est pas l’émanation de la majorité de la population noire d’Afrique du Sud » et que « la violence des Noirs contre les Noirs naît de l’incitation au désordre et à l’action violente qu’enseignent les hommes du COE, du SACC et les agents de l’ANC 1723  ». Jean Hoffman et d’autres pasteurs de la FPF sont donc sensibles aux messages délivrés par le gouvernement de Pretoria. Ces arguments sont démontés les uns après les autres par Ariane Bonzon, précisant que les réformes n’ont rien changées au système de l’apartheid et que le SACC regroupe en son sein 8 millions de membres, « les Eglises multiraciales membres des grandes confessions mondiales, anglicane, luthérienne, réformée, presbytérienne, morave, méthodiste, baptiste 1724  ».

Cet article témoigne ainsi des différentes perceptions, d’une part face à un régime qui tend à mettre en place des réformes et d’autre part d’une résistance chrétienne qui fut souvent présentée par le régime de Pretoria comme étant motivée par des idéaux politiques.

Le débat devient polémique à la même période lorsqu’il est évoqué dans Le christianisme au XXème siècle, non pas au sein d’un article mais dans le cadre d’une réponse à un courrier des lecteurs1725. Un lecteur réagit au dossier du DEFAP paru le 14 avril 1986 et aux propos de Daisy de Luze, très critiques concernant le système d’apartheid et la privation de libertés qu’il entraîne. Le lecteur rétorque que les informations contenues dans Panorama (numéro de novembre 1985), la revue sud-africaine diffusée en Francedonne, un tout au visage au système et au pays. Il y a notamment relevé les nouvelles réformes (suppression prochaine du Pass), la double nationalité des Africains vivant dans les bantoustans devenus indépendants. Le propos du lecteur se fait alors plus accusateur :

‘« Alors je me pose la question : pourquoi cette désinformation, j’allais dire systématique et haineuse, que manient nos dirigeants protestants ? Il faut savoir que les troubles et les affrontements sanglants que nous déplorons tous en Afrique du Sud sont, en grande partie, le fait d’agitateurs et d’émeutiers qui veulent justement faire échouer les réformes voulues par le gouvernement […]. Car si la violence révolutionnaire triomphait, elle aboutirait à un bain de sang, et ne profiterait qu’aux vautours qui convoitent les richesses minières d’Afrique du Sud : les capitalistes internationaux et l’URSS. Laissons donc les Sud-Africains s’arranger entre eux1726 ».’

Cette intervention d’un lecteur du Christianisme au XXème siècle accusant les journalistes réformés de désinformer amena tout naturellement une réponse de la rédaction en la personne de Bertrand de Luze qui, en préambule de sa réponse, note que la lettre du lecteur est « typique et révélatrice 1727  ». Il cite ensuite Beyers Naudé qui, lors d’une visite de la CEVAA au Conseil chrétien des Eglises d’Afrique du Sud, avait dit que les Français devaient se tenir informés de tout ce qui se passe en Afrique du Sud en consultant d’autres sources que la presse gouvernementale. Après avoir relevé la naïveté du lecteur, Bertrand de Luze dénonce les messages quasi-propagandistes du gouvernement de Pretoria :

‘« Car le propre du gouvernement actuel de M. Botha est de tromper l’opinion internationale par des demi-vérités qui dissimulent la réalité de ses objectifs1728 ».’

Pour étayer son propos, il rappelle que les réformes restent « de surface » et que l’interdiction faite aux habitants des bantoustans de résider en zones blanches demeure. Alors que le lecteur demande que les Eglises membres de la FPF se « contentent » de prier pour l’Afrique du Sud, Bertrand de Luze rappelle la chose suivante :

‘« Les Eglises de République d’Afrique du Sud nous on demandé des actes concrets d’entraide, et qu’il n’y a pas de prière réelle si elle ne correspond pas à un changement […]. La prière qui n’est pas soutenue par la recherche d’une information vraie comme celle que nous donnent les chrétiens en Afrique du Sud, est une prière qui risque fort d’être vaine1729 ».’

Cet échange démontre que la question des sources d’information est bien présente dans la presse chrétienne française. Les questionnements multiples à ce propos jouèrent également un rôle dans l’apparition des dissensions au sein de la famille réformée.

Le lecteur livre également ses doutes concernant la place que les réformés français ont à tenir concernant l’Afrique du Sud. Comme nous le verrons par la suite, nombreux en effet ont été ceux qui jugèrent que le soutien exprimé aux Eglises mobilisées (notamment au sein du SACC) et la mobilisation en faveur de l’Afrique du Sud étaient non fondés.

Cette question de la propagande ou de la désinformation a été une problématique récurrente, notamment dans les années 80. Réforme répercuta de manière critique et sur un ton ironique certaines visites politiques de Français en Afrique du Sud.

Le ton devient acerbe lorsque la journaliste Ariane Bonzon rapporte dans Réforme la visite en Afrique du Sud d’une délégation parlementaire française. Le titre de l’article « Tout va très bien Madame la Marquise 1730  » témoigne bien du regard de la journaliste sur cette visite (non-officielle) de plusieurs politiques français qui, « de trop bonne grâce […] ont posé devant le monument huguenot de Franschhoek lors de ce voyage organisé par le Bureau de l’Information sud-africain 1731  ».

‘« Un groupe de neuf députés (RPR, PR, CDS, FN) nous reviennent, porteurs d’une bonne nouvelle : « l’apartheid a été aboli par le gouvernement sud-africain » […]. Désavoués à leur retour par MM. Malhuret, Stasi, Barrot et consort à qui la différence entre « l’apartheid mesquin » (qui disparaît effectivement peu à peu) et la logique du développement séparé (plus vivace que jamais) n’a pas échappé, ces messieurs auraient voulu nous faire prendre des vessies pour des lanternes1732 ».’

Par un tel voyage, le groupe de députés démontre donc leur soutien au régime sud-africain et aux réformes (de surface) apportées au système d’apartheid. Le propos se fait très critique, dénonçant le manque de clairvoyance de ces visiteurs français qui ne perçoivent pas la perversité du régime et qui deviennent les victimes d’un message gouvernemental bien huilé.

Les réformés français, particulièrement préoccupés par la question de l’information à délivrer, vont particulièrement donner la parole à des acteurs chrétiens de la lutte anti-apartheid (Beyers Naudé, Desmond Tutu…) et donc répercuter un message sur la réalité de l’apartheid autre que celui exprimé par le régime.

En juin 1988,un BIP 1733dont la teneur est reproduite également dans le Christianisme au XXème siècle 1734 , reproduit les propos de Frank Chikane, alors secrétaire général du SACC, propos qu’il adresse à une délégation de réformés français en visite au siège du Conseil sud-africain des Eglises à Johannesburg. Alors que Jacques Poujol pose la question « Les protestants français doivent-ils aller en Afrique du Sud ? » il précise aussi que la question démontre « toute notre culpabilité latente, la réprobation ouverte de notre entourage au moment du départ 1735» . Frank Chikane répond que oui, il est nécessaire de venir en Afrique du Sud, mais de façon préparée :

‘« Pas seulement à l’aide des bonnes brochures qui circulent en France dans les milieux anti-apartheid, mais aussi par la lecture de la propagande sud-africaine soit disant post-apartheid, de façon à être immunisé contre l’intoxication subreptice de l’idéologie dominante ou, tout simplement, pour ne pas être en regard d’une guerre, en se récriant d’admiration devant les lieux publics, des hôtels et des toilettes ou effectivement, la ségrégation n’existe plus. Il faut aussi être introduit par des filières officieuses dans ces immenses dépotoirs de Noirs type Soweto pour se persuader que ça existe. Il ne faut pas s’y promener comme dans un zoo1736 ».’
Notes
1718.

Anne-Marie LABARRAQUE, « L’Afrique du Sud, pays des contrastes et de la peur », Réforme, n°791, 14 mai 1960, p. 5.

1719.

Paul OLLIER, «L’Afrique du Sud à la croisée des chemins », Le christianisme au XXème siècle, n°11, 13 mars 1975, p. 7.

1720.

Joseph LIMAGNE, « Botha applique la doctrine de la sécurité nationale », ICI, 15 décembre 1979, p. 19.

1721.

Ibid.

1722.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’apartheid : une épine dans le pied ? », Réforme, n°2149, 21 juin 1986, p. 3.

1723.

Ibid.

1724.

Ibid.

1725.

« Deux regards », Le christianisme au XXème siècle, n°71, 9 juin 1986, p. 8.

1726.

Ibid.

1727.

Ibid.

1728.

Ibid.

1729.

Ibid.

1730.

Ariane BONZON, « Tout va très bien Madame la Marquise », Réforme, n°2206, 25 juillet 1987, p. 3.

1731.

Ibid.

1732.

Ibid.

1733.

Jacques POUJOL, « Notes de voyage en Afrique du Sud », BIP, n°1099, 1er juin 1988.

1734.

Jacques POUJOL, « Croix huguenote sous croix du Sud », n°169, 20 juin 1988, p. 4.

1735.

Ibid.

1736.

Jacques POUJOL, « Notes de voyage en Afrique du Sud » (1988), op.cit.