1 Retour sur l’idée d’une responsabilité protestante : « nos frères aussi… »

1- Le Comité protestant des amitiés françaises à l’étranger

La lettre ouverte aux représentants des sociétés huguenotes d’Afrique du Sud (septembre 1972)

En 1972, un événement particulier donne l’occasion à une partie des réformés de se questionner sur les relations existant entre eux et leurs « frères » sud-africains. En effet, la visite en France « d’huguenots sud-africains », du 6 au 13 septembre 1972 entraîna une correspondance entre différents membres de la Fédération protestante, souvent sur l’initiative d’Anne-Marie Goguel. Ces huguenots sont en effet en visite en France pour y rencontrer l’ensemble des sociétés huguenotes invitées par les « Amitiés protestantes » à l’occasion de la grande réunion internationale qui doit avoir lieu à Fontainebleau1739. Anne-Marie Goguel, en prévision de cet événement, envoie une lettre aux pasteurs de France afin de les informer de cette venue et du caractère que peut revêtir une telle visite :

‘« L’affaire est moins anodine qu’il n’y paraît : se taire sur l’apartheid, et recevoir, en France, des protestants sud-africains sans que le problème de l’apartheid soit posé, ce serait en fait donner un appui moral à la perpétuation du régime actuel ; le gouvernement sud-africain utilise dans sa propagande la participation de protestants français à diverses célébrations du « souvenir huguenot » en Afrique du Sud, et cela, au moment même où les opposants chrétiens à l’apartheid sont, en Afrique du Sud, victimes d’une vague de répression […]. Inversement, être reçus « comme si de rien n’était », ils l’interpréteront comme le signe que le régime sud-africain gagne en « respectabilité internationale » […]. Nous précisions également qu’il ne s’agit pas pour nous de jouir d’une prétendue « supériorité morale » sur les « racistes » d’Afrique du Sud […]. Ils nous ressemblent comme des frères […]. C’est parce que l’apartheid, c’est à dire la dictature d’une minorité de riches sur une majorité de pauvres nous renvoie l’image grossie de notre propre visage qu’il nous faut aujourd’hui assurer de notre solidarité ceux qui portent aujourd’hui en Afrique du Sud un témoignage prophétique1740 ».’

Comme nous allons le voir, les thèmes développés dans cette lettre par Anne-Marie Goguel, la responsabilité française et la nécessité de ne pas juger sans une solide remise en question, vont être évoqués régulièrement au cours des années 70 et 80.

La FPF s’interrogea naturellement à sur la question de cette visite. Dans une lettre datée du 18 août 1972, André Bertrand, président du Comité protestant des amitiés françaises à l’étranger informe Stephen Du Toit, président de la société huguenote d’Afrique du Sud de la volonté du président de la FPF Jean Courvoisier de le rencontrer pour « un entretien sur les problèmes raciaux qui se posent dans le monde et dans votre pays ». André Bertrand tient à souligner le fait que l’entretien « se veut très fraternel , peut-être une occasion très utile de vous informer plus directement du point de vue des protestants français sur le point de vue des protestants d’Afrique du Sud 1741  ». Cette mention soulignée témoigne bien d’une certaine tension et de la volonté de souligner que l’entretien en question ne prendra pas la forme d’une mise en accusation…

Le 29 août 1972, Anne-Marie Goguel, dans une lettre adressée au pasteur Jean Courvoisier, l’informe des signatures de pasteurs obtenues à la lettre datée du 10 août :

‘« A la date du 25 août, nous avions déjà recueilli 158 signatures de pasteurs et une lettre de refus, celle du pasteur Bresch de Colmar qui déplore la « politisation » de la vie religieuse, et ne semble pas avoir saisi que l’initiative prise l’est en accord avec les résistants chrétiens à l’apartheid, en Afrique du Sud même1742 ».’

Il est alors décidé que la lettre en question accompagnée des signatures devra être remise au groupe d’huguenots sud-africains lors de leur visite à la Fédération protestante.

Le 8 septembre 1972, la lettre ouverte aux représentants des sociétés huguenotes d’Afrique du Sud est remise aux Sud-Africains en visite, accompagnée des signatures de 300 pasteurs (et responsables d’universités ou associations protestantes). Voici quelques extraits de sa forme finale :

‘« Nous avons appris que vous venez en France pour célébrer le souvenir des huguenots qui, au 17ème siècle, furent persécutés pour avoir préféré « obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Nous sommes troublés cependant de penser que les églises réformées auxquelles vous appartenez sont actuellement divisées sur une base raciale, et qu’elles apportent un soutien théologique à la thèse « chrétienne-nationale » d’une mission de la minorité blanche sud-africaine, mission de tutelle et de domination, imposée à vos compatriotes de couleur […]. Il est très grave qu’elle se couvre d’une interprétation religieuse qui est en fait, à nos yeux, une perversion de la foi chrétienne authentique […]. Le redoutable privilège de l’Afrique du Sud, c’est que loin d’être un cas « à part », elle présente aujourd’hui, sous une forme grossie, éclatante […], les problèmes qui sont aujourd’hui ceux de notre monde blanc occidental « chrétien » qui s’accommode encore trop facilement de la perpétuation des rapports de domination, sous une forme directe ou indirecte, militaire, culturelle, économique, sur des centaines de millions d’hommes «  de couleur » et de pauvres : nous savons bien que le « jugement » que nous portons sur l’apartheid c’est aussi un jugement que nous portons sur nous-mêmes. C’est pourquoi l’appel à la repentance et au changement radical n’est pas une accusation que nous aurions à porter contre vous, c’est une parole d’espérance que les uns et les autres, nous avons à entendre de la part de Dieu 1743».’

Le propos de la lettre est donc la dénonciation du soutien théologique apporté au système d’apartheid. Elle est aussi un appel à la repentance adressée à une minorité de Sud-Africains blancs. D’émanation chrétienne, la lettre débute par une référence biblique et se clôt par la citation de Philippiens 3,8 :

‘« Et même je regarde toutes choses comme un perte, à cause de l’excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, pour lequel j’ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ et d’être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s’obtient par la foi en Christ1744 »’

Cet épisode de la visite de la délégation des huguenots sud-africains témoigne, et ceci dès le début des années 70, de l’importance symbolique de la filiation des huguenots français aux Sud-Africains. Tout au long des années 70 et 80, ce lien n’a cessé d’être évoqué, particulièrement dans la presse réformée, un lien perçu comme douloureux, une épine dans la chair du protestantisme français.

Notes
1739.

Le Comité protestant des amitiés françaises à l’étranger a été fondé en 1915. Il a pour but, d’une part de faire connaître le protestantisme français dans les milieux protestants du monde, et d’autre part d’établir des liens entre les huguenots du monde. Tous les 3 ans, le comité organise en France une réunion internationale de descendants de huguenots.

1740.

Lettre rédigée par Anne-Marie Goguel et le pasteur Marcel Henriet, en direction des pasteurs de France, 10 août 1972.

1741.

Lettre d’André Bertrand à Stephen Du Toit, 18 août 1972

1742.

Lettre d’Anne-Marie Goguel au pasteur Jean Courvoisier, 31 août 1972

1743.

Lettre ouverte aux représentants des sociétés huguenotes d’Afrique du Sud, 8 septembre 1972.

1744.

Ibid.