1-2 Du traitement de la question sud-africaine à une considération plus globale du racisme dans le monde

Cette réflexion autour de la responsabilité réformée a également amené plusieurs observateurs français à réfléchir sur la question du racisme dans leur propre pays et plus globalement dans les pays industrialisés.

En août 1971, Christian Piton exprime la nécessité, pour les chrétiens français, de réfléchir à leur action dans leur propre société et à leur position en matière économique et sociale :

‘« Nous ne pouvons pas esquiver le changement fondamental de nos propres vies et de nos propres sociétés auquel nous appelle la vocation chrétienne. Il nous faut en effet cesser de regarder l’Afrique du Sud comme une sorte de chancre sur la face de « l’Occident chrétien » et les blancs d’Afrique du Sud comme des espèces de « monstres » moraux. Si l’apartheid en Afrique du Sud nous gène tant, c’est qu’il nous révèle sous une forme particulièrement désagréable notre propre visage, et la logique d’une société fondée sur les valeurs d’efficacité et de libre entreprise. Nous disions tout à l’heure que le système de l’apartheid repose à la fois sur l’utilisation de la main d’œuvre africaine dans l’économie « blanche » et sur le refoulement des « improductifs » dans de misérables « réserves ». Mais y a-t-il quelque chose de fondamentalement différent de ce qui est notre attitude, à nous, pays industrialisés, à l’égard du tiers-monde ?1763 ».’

La question sud-africaine devient alors beaucoup moins lointaine et devient internationale puisqu’elle donne l’occasion aux chrétiens de se questionner sur les droits de l’homme et du racisme dans leur société.

Anne-Marie Goguel met aussi en évidence le souci pour les chrétiens, à partir de la situation sud-africaine, de se sentir concernés par « le racisme le plus quotidien, celui qui se manifeste tous les jours à l’égard des étrangers et des immigrés 1764  ».

René Lacoumette, président de la Communauté Evangélique Apostolique, se livre à la même réflexion dans un article de Réforme en janvier 1983. Il présente l’apartheid comme un système né de « la crainte des Blancs de perdre les énormes avantages de leur situation privilégiée 1765». Une telle crainte n’est-elle propre qu’au contexte sud-africain ?:

‘« Sommes-nous à l’abri de vouloir garder pour nous ce que nous possédons sans partager avec ceux qu’inconsciemment souvent nous avons dépossédés, Maghrébins, Africains ? Les réactions d’autodéfense, la soif de possession nous guettent aussi. Certes, nous sommes encore loin de promouvoir un système d’apartheid mais la pente est facile. Saurons-nous être vigilants ? 1766».’

Les témoignages des chrétiens mobilisés contre l’apartheid doivent également « faire résonance » chez les chrétiens français, leur permettre de porter leur regard sur les relations sociales et économiques internes à la France, relations qui se retrouvent à l’échelle mondiale entre pays riches et pays pauvres :

‘« L’Afrique du Sud n’est pas seulement un étrange anachronisme, une sorte de scandale historique gênant pour « l’image de marque » de l’Occident chrétien, mais plutôt un microcosme où l’on retrouve, à l’intérieur des mêmes frontières, le type de relations que l’on appelle ailleurs les relations entre le « monde industrialisé » et le « tiers monde », un miroir grossissant dans lequel nous pouvons reconnaître aussi notre propre visage1767 ».’

Un propos similaire est tenu par Anne-Marie Goguel dans un nouvel article de Réforme en juin 1987. Si une prière et une action solidaire sont demandées par les chrétiens français, la vigilance est aussi nécessaire, la question sud-africain n’étant que la représentation à une échelle réduite d’un état de racisme présent dans la plupart des sociétés, une acceptation inconsciente des rapports hiérarchiques qui restent, injustes et inégalitaires :

‘« Gardons aussi les yeux ouverts sur les formes banales et quotidiennes de racisme autour de nous. Une des leçons les plus importantes de l’expérience sud-africaine n’est-elle pas que « le racisme », ce n’est pas seulement la peut et la haine « consciente » de « l’autre » différent, mais aussi l’aveuglement devant des privilèges auxquels on finit tellement par « s’habituer » qu’ils apparaissent comme « tous naturels »1768 ».’

En avril 1988, Anne-Marie Goguel double de nouveau son propos d’une teinte religieuse, présentant ainsi la question sud-africaine comme ayant un double enjeu, réclamant une action responsable et une conversion profonde liée aux exigences évangéliques :

‘« Nous sommes des Blancs sud-africains à notre manière, participant comme le dit Jean-Paul II à des « structures de péché » dont nous ne pourrons sortir ni par la simple piété individuelle, ni par de simples réformes économiques et sociales mais par une conversion intégrale et radicale, à la fois personnelle et communautaire, dont nous voyons se lever les prémices dans ce pays torturé et riche de promesses qu’est l’Afrique du Sud1769 ».’

Plusieurs observateurs français réclament donc que « l’expérience sud-africaine » serve donc de base à une réflexion plus globale, réflexion qui doit elle-même aboutir à un questionnement sur le comportement du chrétien dans sa propre société. De telles discours sont ainsi reproduits dans les principaux journaux réformés et dans les compte-rendus des réunions de la CSEI notamment1770. En cela, la question est perçue au sein de la famille réformée, comme une « épine dans le pied » qui provoqua questionnements, débats et scissions, centrés autour des notions d’engagement, de prises de position et de légitimité d’action dans le champ politique, économique ou social.

Notes
1763.

Christian PITON, « La résistance à l’apartheid » (1971), op.cit., p. 8.

1764.

Anne-Marie GOGUEL, « Afrique du Sud : un an après », Réforme, 13-20 août 1977, p. 13.

1765.

René LACOUMETTE, « Notes de voyage : au pays de l’apartheid », Réforme, n°1970, 22 janvier 1983,

1766.

Ibid.

1767.

Anne-Marie GOGUEL, « Au delà de la violence, le « saut dans la foi » » (1985), op.cit.

1768.

Anne-Marie GOGUEL, « Victimes non consentantes » (1987), op.cit.

1769.

Anne-Marie GOGUEL, « Les blancs, nos frères aussi » (1988), op.cit.

1770.

En effet, dans la lettre du 9 novembre 1986 de la CSEI rappelant les objectifs principaux du groupe « Afrique du Sud », Anne-Marie Goguel parle de la nécessité de mettre en question le « rôle joué par des protestants et même par des théologiens réformés dans la justification du « développement séparé »», rôle qui risque de « porter atteinte à l’image peut-être trop avantageuse que nous avons de nous même ». Elle rajoute ensuite : « Nous n’avons pas à jouer les pharisiens et les donneurs de leçons, mais à prendre conscience de nos propres responsabilités dans la longue complicité de nos pays avec le « désordre établi » en Afrique du Sud, à prendre conscience également de ce qu’est notre propre racisme en France, et à chercher avec nos frères d’Afrique du Sud comment bâtir un ordre social qui ne trahisse pas l’Evangile et qui soit signe crédible de l’espérance du Royaume ».