Le document « Eglise et pouvoirs » : une légitimité à agir

Même si aucune mention n’est faite au document « Eglise et pouvoirs » (1971) dans la presse et les déclarations étudiées, il me semble important ici d’en parler rapidement, ce document marquant un tournant important dans le protestantisme français concernant les relations entre Eglise et politique. En 1969, la Fédération protestante réunie à Grenoble s’interroge sur les relations entre la Fédération et les questions d’ordre social et économique. Une réflexion théologique est menée notamment autour du message contenue dans Romains 13 sur l’obéissance aux autorités. En décembre 1971, un texte diffusé par la Fédération protestante est soumis aux Eglises membres. Présentée par Roger Mehl, la conviction du document est la suivante :

‘« La foi ne concerne pas notre seule vie intérieure et nos relations interpersonnelles. Les Eglises n’ont pas le droit d’abandonner aux seules instances politiques, économiques et technocratiques, les questions de justice sociale1774 ».’

Le document s’inscrit ainsi dans la lignée du barthisme qui rappelait que le dualisme âme-corps et celui entre l’être individuel et l’être social n’avait aucun fondement évangélique.

Le document déplore également que les Eglises se soient toujours positionnées du côté de l’ordre, parfois complice d’un ordre social injuste. L’un des rédacteurs, Georges Casalis, exprime de la façon suivante la nature du document :

‘« Notre point de départ n’a pas été idéologique, mais de solidarité réelle, vécue avec les pauvres, les laissés-pour-compte, les marginaux de la société de consommation1775 ».’

Le document invitait donc les chrétiens à retrouver « le nerf de l’Evangile, qui ne saurait être identifié avec un timide réformisme social, mais s’exprime au contraire dans une joyeuse audace eschatologique : l’attente de l’autre monde, le Royaume, impliquant un effort incessant pour rendre ce monde autre 1776  ».

Les réactions au document furent nombreuses, qualifiant souvent les rédacteurs de « gauchistes ». Certaines reprochèrent l’absence de références théologiques alors que pour d’autre, il s’agissait bien de la compréhension de l’Evangile lui-même et du fait que l’obéissance à Jésus-Christ ne s’arrêtait pas à la frontière du politico-social1777. Le document « Eglise et pouvoirs », publié sous forme d’études (lui enlevant donc tout caractère officiel) prit donc naissance alors que l’Eglise réformée française était secouée par divers mouvements (de jeunesse notamment) qui réclamaient un engagement politique plus poussé et une plus grande prise en compte de la dimension politique de l’Evangile. En cela, il est légitime de penser que ceux qui se mobilisèrent autour de la question sud-africaine au sein de l’Eglise réformée purent lire dans ce document une justification et un soutien à leur action.

Malgré ces précautions institutionnelles, la question sud-africaine mit au jour et confirma des tensions au sein du protestantisme. C’est la conclusion de l’article d’Ariane Bonzon paraissant dans Réforme en mars 1987 :

‘« La façon dont la communauté protestante française réagit vis-à-vis de l’Afrique du Sud est à l’image de ce qu’elle vit : une coupure entre le peuple protestant qui ignore encore parfois jusqu’à la justification théologique qui a été donnée à l’apartheid et une élite extrêmement mobilisée pour qui la situation en Afrique du Sud est bien une « écharde dans leur chair » et pose un véritable problème d’identité1778 ».’

Cette situation témoigne bien de la place qui a été laissée au problème sud-africain et à un certain paradoxe qui naquit de son traitement. Si l’intérêt pour l’Afrique du Sud peut être considéré comme mineur, la réflexion que la question de l’apartheid suscita eut la particularité de dévoiler ou de révéler des positionnements nets et souvent contradictoires entre différentes familles réformées composant la FPF. En ce sens, la question sud-africaine fit apparaître les malaises d’une confession face au sens de son engagement dans la société et plus particulièrement dans les champs politique, économiques et sociaux. Elle servit aussi de « révélateur » de tensions concernant l’adhésion à un organisme international tel que celui du COE et à son Programme de Lutte contre le Racisme qui vint, en aide, à partir du début des années 70, aux mouvements de libération.

Notes
1774.

Roger MEHL, « Remarques sur la théologie implicite du document « Eglise et pouvoirs », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, n°2, 1972, p. 341-351.

1775.

Jean BAUBEROT, le pouvoir de contester…, op.cit., p. 312. De Georges CASALIS, il est intéressant de consulter : Prédication, acte politique, Paris, Le Cerf, 1970.

1776.

Jean-Paul WILLAIME, les orientations éthiques du protestantisme in Histoire du christianisme (chapitre 6 : Eglises et société), Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 316.

1777.

En novembre 1872, lors de l’assemblée de la FPF à Caen, plusieurs soulignèrent la convergence des propos avec ceux prononcés lors de l’Assemblée de l’épiscopat réunie à Lourdes 15 jours auparavant, autour du thème « Politique, Eglise et Foi ».

1778.

Ibid.