3 L’exacerbation des tensions à l’occasion de la commémoration des émeutes de Soweto (16 juin 1986)

3-1 L’appel du SACC, la préparation de la journée française par la FPF

A l’occasion du 10ème anniversaire des émeutes de Soweto, le Conseil sud-africain des Eglises (SACC), par la voix de son secrétaire général Beyers Naudé, adresse un appel aux Eglises du monde pour une journée de prière et de jeûne.

Photo 10 : Affiche française de la journée mondiale de prière et de jeûne pour l’Afrique du Sud (16 juin 1986)
Photo 10 : Affiche française de la journée mondiale de prière et de jeûne pour l’Afrique du Sud (16 juin 1986)

Source : La Croix, 14 juin 1986.

Le christianisme au XXème sièclereproduit une partie de cet appel :

‘« Au nom des millions d’opprimés de notre pays, nous, le Conseil des Eglises d’Afrique du Sud, appelons tous les chrétiens et tous les fidèles d’autres religions, qui considèrent la politique d’apartheid comme nuisible, inhumaine et destructrice pour l’humanité tout entière et la condamnent, à se joindre à nous et à se rassembler, peuple de Dieu, jeunes et moins jeunes, dans les églises, dans les cathédrales et dans les lieux de prière, dans la rue et sur les places, la maison, au bureau et à l’usine, pour prier Dieu avec ferveur et lui demander la destruction de ce régime odieux et l’avènement d’une société juste, multiraciale et démocratique, fondée sur la participation1840 ».’

Plus qu’un appel adressé aux Eglises du monde pour une unité dans la prière et la solidarité, Beyers Naudé demande que soient mentionnés dans les prières « les dirigeants de l’oppression et de l’exploitation et tous ceux qui, pendant toutes ces années, en ont récolté les fruits » mais aussi et surtout l’apparition d’une Eglise « véritablement servante, le corps du Christ au service du peuple de Dieu 1841  ».

Le 4 mars 1986, Anne-Marie Goguel, membre du groupe « Afrique du Sud » de la CSEI adresse une lettre au pasteur Michel Wagner, lui même président de la Commission sociale économique internationale. Elle lui informe de la nécessité de préparer avec méthode la journée de commémoration des émeutes de Soweto :

‘« Il nous semble qu’un premier objectif à court terme est de préparer les paroisses de la Fédération à la journée de jeûne, de prière, de don du 15 juin prochain. Pour cela il nous semble que vous (Commission économique et sociale) devriez adresser une lettre à toutes les paroisses en leur expliquant le pourquoi et le comment de la chose, et en allant au devant d’objections prévisibles, en montrant combien le « là-bas » dans le monde (lieux de conflits et de souffrances entre groupes différents qui ont à apprendre à vivre ensemble) et l’ici (notre société, notre vie de tous les jours) sont liés, et qu’il ne s’agit pas de nous ériger en censeurs moralisants de nos frères, mais au contraire de partager et leurs souffrances, et leurs espoirs et de nous placer en position de « receveurs » de toutes les richesses spirituelles que nous pouvons recevoir des chrétiens sud-africains […]. Une journée comme celle du 15 juin doit être convenablement préparée pour pouvoir en tirer tout le bénéfice intellectuel et spirituel qu’elle pourrait apporter1842 ».’

En avril 1986, le bureau de la FPF élabore un court texte, texte informant les protestants français de l’appel du SACC et qui doit être lu en chaire dans les temples du pays :

‘« Les Eglises d’Afrique du Sud, membres ou associées du Conseil sud-africain des Eglises, nous demandent le secours de notre prière, de notre réflexion, de notre solidarité pratique pour les aider à tout faire pour que leur pays puisse sortir de l’impasse et « empêcher l’Afrique du Sud de se précipiter elle-même dans une totale destruction » (Beyers Naudé). En réponse à cet appel transmis par le COE, la Fédération Luthérienne Mondiale et l’Alliance Réformée Mondiale, ce dimanche 15 juin est, dans le monde entier, un jour d’intercession pour toutes les victimes, tous les acteurs du drame sud-africain et pour l’avènement dans cette terre déchirée d’une société juste et fraternelle. C’est aussi un jour de jeûne et d’offrande pour marquer notre solidarité avec ceux qui souffrent et qui luttent ; un jour de réflexion et de décision pour mettre notre vie plus courageusement au service de l’Evangile1843 ».’

Un autre texte émanant de la FPF et adressé aux Eglises membres rappelle en six points les objectifs d’une telle journée : il s’agit notamment de se préoccuper de l’instauration d’un ordre social plus juste. Au delà d’une attitude solidaire, le texte demande aux chrétiens français de prendre en compte la question du racisme de manière plus globale :

‘« Craignons enfin que notre engagement pour une société non raciste et démocratique en Afrique du Sud ne porte témoignage contre nous et ne nous place dans la situation du pharisien qui juge son frère sans s’examiner lui-même. Aussi devons-nous réfléchir sur notre propre façon de vivre avec ceux qui nous entourent et dont si souvent les différences qui nous séparent d’eux nous blessent et nous inquiètent1844 ».’

Si le texte n’est pas signé, il est permis de croire que c’est Anne-Marie Goguel qui en est une des rédactrices, puisqu’elle évoque ici, comme elle l’a souvent fait dans la presse réformée, le danger du pharisaïsme.

Le texte se clôt par un appel aux dons, ces derniers devant être versés à la Cimade ou au DEFAP.

Le 4 juin 1986, un bulletin œcuménique d’information informe du projet de commémoration des émeutes de Soweto, projet initié par le Conseil sud-africain des Eglises (SACC) et relayé par le Conseil œcuménique des Eglises (COE). Il est ainsi révélé dans le bulletin que « le Conseil œcuménique des Eglises, le Président de la Conférence des Evêques de France, la Fédération Protestante de France ont lancé des appels à la prière et à la solidarité 1845  ». A cette occasion, les chrétiens français mobilisés re-affirment leur union sur « la conviction que toute discrimination raciale est contraire à l’Evangile. Chez nous comme ailleurs, le racisme va directement à l’encontre de l’enseignement du Christ et de la dignité donnée par Dieu à tout être humain 1846».

Le bulletin présente ensuite les lignes directes qui ont été dressées pour une action lors de cette commémoration, invitant les organisations et membres des mouvements chrétiens à agir « selon leur vocation propre » :

‘« - à faire connaître le plus largement possible les conséquences de l’apartheid et les prises de position de nos Eglises à ce sujet ;
- à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour l’élimination totale de l’apartheid, cause fondamentale des violations des droits de l’homme ;
- à soutenir, dans ce but, les efforts de tous ceux qui mettent en œuvre une lutte non-violente ;
- s’adresser au gouvernement français pour qu’il examine les pressions économiques appropriées que notre pays pourrait prendre pour hâter l’abolition de l’apartheid ;
- à faire pression pour que les conditions d’une vraie négociation entre les parties concernées soient réunies (notamment le retour d’exil et la libération de prison des leaders noirs).
Et en conséquence :
- à prendre part aux manifestations marquant le 10ème anniversaire des événements de Soweto ;
- à susciter, là où elles n’ont pas déjà eu lieu, des rencontres d’information et de prière, des jeûnes de solidarité ;
- à envoyer des messages de soutien au Conseil sud-africain des Eglises […]1847.’

Dans la lettre du 5 mai que Jacques Maury envoie aux présidents d’Eglises et Unions d’Eglises de la FPF, il précise sa volonté que l’initiative de cette journée soit de dimension œcuménique :

‘« J’ajoute enfin que, naturellement, il n’y aurait aucun inconvénient, bien au contraire, à ce que la participation à cette journée de prière et de jeûne soit organisée œcuméniquement, c’est à dire avec des paroisses catholiques, partout où cela s’avérerait possible ».’

Quelques jours plus tard, le BSS daté du 28 mai 1986, est signé par les différents groupes chrétiens dont la mobilisation a été retracée tout au long de cette thèse : le CCFD, la Cimade, la CSEI, la commission « Justice et Paix » et le DEFAP. Se sont joints également à cette initiative œcuménique la Mission de France, Pax Christi (section française) et l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture).

Si cet appel entraîne une mobilisation « tranquille » du côté catholique, il n’en est pas de même chez les réformés chez qui l’idée d’une commémoration des émeutes de Soweto s’accompagne de questionnements multiples sur la nature de cette participation.

L’appel de Beyers Naudé, en partie reproduit dans un article du Christianisme au XXème siècle 1848 , donne naissance, dans le même article, à une réflexion concernant cette initiative du SACC, perçue comme étant un message d’ordre politique autant que spirituel. En effet, cet appel intervient alors que la violence en Afrique du Sud s’aggrave et qu’à cause de leur engagement, les Eglises chrétiennes sud-africaines mobilisées contre l’apartheid se sont vues soupçonner de communisme. Prédisant qu’un tel soupçon peut naître également chez des chrétiens « spectateurs », Philippe Liard tient à préciser que les chrétiens français ont le choix de répondre ou pas à l’appel de Beyers Naudé. Il est cependant clair que Philippe Liard se positionne en faveur d’une adhésion des réformés français à cet appel :

‘« […] le risque généreux vaut mieux que le silence, même désapprobateur. A chacun de décider s’il a, ou non, à s’associer à ce jour de jeûne et de prière. L’on ne prie pas pour ou contre des idéologies ou des systèmes. Mais pour des hommes, tous les hommes dressés face à face. […]. C’est avec humilité que, de notre vie paisible en France, nous pouvons porter devant Dieu ce souci de pardon et de réconciliation entre nos frères de toutes races vivant dans la tourmente en Afrique du Sud, justes et pécheurs, martyrs et bourreaux, saints et blasphémateurs1849 ».’

L’adhésion des chrétiens au message du SACC est présentée comme étant une adhésion d’ordre spirituel, oeuvrant pour la réconciliation et la paix. Philippe Liard cherche ainsi à susciter une réelle prise de conscience, condamnant un silence qui serait synonyme de consentement face à une politique qui dresse les hommes les uns contre les autres.

Le 18 juin 1986, un BIP est consacré à l’Afrique du Sud. Le pasteur Montserrat, président du Conseil national de l’Eglise réformée de France et vice-président de la FPF, répond à un certains nombres de questions qui circulent alors au sein du protestantisme français. L’une d’elles porte sur la commémoration des émeutes de Soweto :

‘« La fédération protestante de France est-elle dans son rôle en répondant à l’appel du Conseil sud-africain des Eglises ?
Nous nous faisons l’écho de la conviction du Conseil [des Eglises d’Afrique du Sud] que la pression de la communauté internationale est le seul moyen d’obtenir du gouvernement sud-africain qu’il prenne des mesures qui évitent un bain de sang. Le Conseil confond-il le salut en Jésus-Christ et une solution politique pour l’Afrique du Sud ? Bien sûr que non ! Mais il est convaincu, avec nous, que l’Evangile concerne le présent des hommes et pas seulement l’éternité et il cherche comment favoriser une issue favorable pour tous. On peut contester son analyse politique. La FPF a estimé pour sa part qu’elle devait la faire connaître comme celle d’hommes et de femmes engagés au service de l’Evangile ».’
Notes
1840.

Philippe LIARD, « 16 juin : journée de prière et de jeûne pour l’Afrique du Sud », Le christianisme au XXème siècle, 9 juin 1986, p. 6.

1841.

Texte du SACC transmis « pour information » aux présidents d’Eglises et Unions d’Eglises de la FPF, daté du 5 mai 1986.

1842.

Lettre d’Anne-Marie Goguel au pasteur Michel Wagner, 4 mars 1986.

1843.

Appel à lire en chaire concernant la journée mondiale de prière pour l’Afrique du Sud, élaboré par le bureau de la FPF réuni le 25 avril 1986.

1844.

Texte de la FPF à l’occasion de la journée mondiale de prière pour l’Afrique du Sud (15 juin 1986), 10ème anniversaire des émeutes de Soweto.

1845.

« Un appel œcuménique à la prière pour l’Afrique du Sud », BSS, n°548.

1846.

Ibid.

1847.

Ibid.

1848.

« 16 juin : journée de prière et de jeûne pour l’Afrique du Sud » (1986), op.cit.

1849.

Ibid.