Ce numéro « L’Eglise protestante face à l’Afrique du Sud : l’Eglise piégée » rédigé par Frédéric Albrecht témoigne tout d’abord de l’intervention et de la participation d’une branche de l’Eglise réformée au sein de l’ACFA, formant ainsi une partie du lobby pro-apartheid qui s’exprima en France dans les années 80. Si l’ACFA regroupa en son sein hommes politiques ou intellectuels, elle réunit aussi des chrétiens qui jugèrent d’un œil critique la place et le rôle que les chrétiens tiennent dans la contestation du régime d’apartheid.
Sans aller jusqu’à dire que les réformés ont occupé une place importante au sein de l’ACFA et que les prises de position de Frédéric Albrecht furent représentatives d’un courant majoritaire au sein du protestantisme français, la lecture de ce dossier informe de certains points autour desquels se concentrèrent un certain nombre de tensions et de dissensions : légitimité à intervenir et moyens d’intervention à apporter face à une question d’ordre politique et international, intervention dans le champ d’action de l’idéologie marxiste, adhésion à la ligne de conduite du COE, désinformation dont seraient victimes les observateurs français et éventuels bienfaits du système d’apartheid pour les populations non-blanches…
Ces tensions et dissensions n’intervinrent pas seulement lorsqu’il s’agit de se positionner autour de la question sud-africaine. Cette dernière servit plutôt de « catalyseur » à des tensions et à des différents courants théologiques à l’intérieur du protestantisme entre des groupes, Eglises et membres partisans d’une stricte séparation entre foi et politique et d’autres qui estiment que la foi peut et doit s’exprimer dans le temporel, par des actions concrètes (et pas seulement par la prière), pour des changements politiques, économiques et sociaux dans le but de venir en aide aux opprimés et aux plus faibles.
La tendance théologique exprimée par Frédéric Albrecht ne fut pas celle de la Fédération protestante ni celle de la CSEI. Cependant, par une multitude de précautions prises lors de déclarations officielles, la FPF, en tant que Fédération unissant différents courants, a dû bien prendre en compte de tels courants et les ménager. Elle ne s’est engagée que tièdement autour de la question sud-africaine ou encore en restant prudente face à la liturgie très politisée proposée par le COE à l’occasion de la commémoration des émeutes de Soweto en juin 1986. La position de Frédéric Albrecht et d’un certain nombre de protestants français est par contre radicalement opposée à celle qui put s’exprimer au sein de la CSEI qui s’engagea sans complexe dans les campagnes de boycott contre différents produits sud-africains et qui ne virent pas comme un « tabou » de s’engager pour les droits de l’homme et autour d’une question à la teinte politique et idéologique forte rendant inconfortable son traitement.
J’ai retrouvé dans les archives de la Fédération protestante une lettre datée du 21 mars 1986 écrite par le Colonel Frédéric Goguel-Florentin et destinée au Président du Conseil de la Fédération protestante. La lettre faisant référence à la lettre envoyée en juin 1980 par le Professeur Albrecht aux pasteurs de France, témoigne 6 ans plus tard, de tensions encore exacerbées :
‘« je voudrais vous faire comprendre combien je suis douloureusement consterné de devoir constater que, dans ce domaine [regard porté sur les « réformes » entreprises par le gouvernement sud-africain dans le système d’apartheid], l’attitude des instances dirigeantes du protestantisme français s’est encore durcie au cours de ces dernières années, car elles ne cessent de « crier haro » sur ce baudet qu’est sans doute à leurs yeux le gouvernement de Pretoria […]. Pourquoi nos gens d’Eglise s’associent-ils à la meute lancée contre l’Afrique du Sud […] ? S’agit-il des effets d’une savante désinformation, de naïveté ou d’aveuglement, de tartuferie, de daltonisme ou d’œillères, de christo-marxisme (donc en fait de crypto-marxisme) ? […] S’il en était ainsi [saluer les réformes présentées par le président Botha], nos Eglises cesseraient de naviguer dans le sillage de ce COE d’orientation christo-marxisme, qui finance les terroristes de l’ANC, elles cesseraient aussi d’ajouter foi au SACC et aux imprécations haineuses des Tutu, Boesak et Beyers Naudé, ces apprentis sorciers qui ont choisi Barrabas-mandela plutôt que le Christ […]. Mais tous nos pourfendeurs d’apartheid se rassurent ; ils ne seront pas au chômage, car ils pourront alors consacrer toute leur énergie à la lutte contre un type d’apartheid qui n’ose pas dire son nom, mais qui est hélas bien réel : la discrimination dont sont victimes tant de nos frères chrétiens en URSS et dans d’autres pays communistes, et qui est une véritable ségrégation pour motifs religieux1874 ».’Cette lettre est la seule de ce type que j’ai retrouvé au sein des archives. Je ne suis donc pas en mesure de dire si elle représente, au milieu des années 80, un courant important au sein du protestantisme. Selon le pasteur Jacques Stewart, président de la Fédération protestante à la fin des années 80, il était assez fréquent que de telles voix se fassent entendre auprès de la Fédération. Cette lettre peut donc être lue comme une représentation d’un courant traversant le protestantisme français, plutôt représentative d’une de ses franges. Si le colonel Goguel-Florentin condamne le COE, il dénonce, avec des propos violents, la théologie sud-africaine telle qu’elle est exprimée par Desmond Tutu ou Beyers Naudé. Le colonel est donc loin de concevoir une théologie contextuelle qui prend forme dans un contexte de crise pour une libération des peuples opprimés.
Les questions de la désinformation, de la légitimité des chrétiens français à intervenir vont également être abordées par une personnalité importante, celle de Jacques Ellul.
Lettre du colonel Frédéric Goguel-Florentin au Président de la Fédération protestante de France, 21 mars 1986.