5-1 Le premier article paru dans Réforme

Jacques Ellul s’exprime à propos de l’Afrique du Sud dans Réforme le 28 juin 1986. Il réagit notamment aux récentes réformes politiques proposées par le premier ministre P.W. Botha1878 mais aussi au climat de durcissement que connaît alors le pays avec la promulgation de l’Etat d’urgence. Il donne également son opinion concernant la nature de l’information délivrée aux Français :

‘« Je voudrais ici dire seulement ma tristesse devant la propagande insensée contre un pays, et devant la quasi impossibilité de recueillir des informations non truquées. C’est partiellement possible au prix de grands efforts. Je ne prétends pas ici que tout ce que j’écris ici est rigoureusement exact, mais c’est le résultat d’une documentation accumulée depuis 10 ans1879 ».’

Jacques Ellul développe quatre thèses résumant sa position vis-à-vis de la situation sud-africaine et de son traitement dans la presse étrangère :

Dans un premier temps, Jacques Ellul affirme son hostilité au système d’apartheid qui est devenu « un régime d’ostracisme, de répression, de surveillance policière… 1880  ». Il reconnaît cependant que le projet primitif « d’il y a 40 ans de développement d’une culture noire autonome et l’accession des noirs à une aptitude politique 1881» pouvait se défendre.

La deuxième thèse s’attache davantage à condamner l’attitude de la communauté internationale :

‘« Mais je trouve inouï que, pendant cette période de durcissement, il n’y ait eu aucune protestation mondiale (sauf celle du Conseil œcuménique), aucune campagne de propagande et que ce soit maintenant, en présence du gouvernement le plus libéral que l’Afrique du Sud ait connu depuis 25 ans, que l’on déclenche cette propagande (s’est d’ailleurs un fait bien connu qu’en présence d’un gouvernement terroriste personne ne bouge et que c’est lorsque la situation se libéralise que l’on commence à se libérer !)1882 ».’

Jacques Ellul évoque ici le thème de la propagande, dérive de l’information qui « intoxique » les observateurs en cherchant à démontrer que le système se renforce et que la répression s’intensifie. Il manifeste son incompréhension face à une « levée de bouclier » qu’il estime comme étant trop tardive et injustifiée alors que les deux symboles les plus choquants de l’apartheid, l’interdiction des mariages mixtes et le port obligatoire du Pass ont été revus. Jacques Ellul observe ainsi les réformes progressives mises en place par le gouvernement en reconnaissant bien que les réformes « de fond » (suppression du Group Area Act, droit de vote accordé aux Noirs) sont à venir. D’après lui, la contestation de la communauté internationale risque d’avoir des conséquences fâcheuses :

‘« Il est imbécile d’attaquer ce gouvernement car cette attitude ne peut que retarder la libération, comme la multiplication des émeutes ne peut qu’aggraver le régime policier ! Il faudrait aussi rappeler que le niveau de vie des Noirs d’Afrique du Sud est de loin le plus élevé de toute l’Afrique ! […] que depuis 1981, il y eut deux millions de Noirs qui sont venus en Afrique du Sud, demandant l’asile politique, fuyant l’Angola, le Botswana ou le Mozambique. Si le régime était aussi atroce en Afrique du Sud, il n’y seraient pas venus !1883 ».’

L’évocation du niveau de vie « élevé » des Noirs sud-africains, la migration d’Africains venant de pays limitrophes vers l’Afrique du Sud sont des thèmes récurrents chez ceux qui posèrent un regard favorable sur le régime d’apartheid et qui jugèrent comme essentiel de maintenir de bonnes relations diplomatiques avec le régime de Pretoria…

La troisième thèse de Jacques Ellul se concentre sur la place et l’importance économique de l’Afrique du Sud dans la région :

‘« Il faut aussi rappeler que l’Afrique du Sud est le véritable moteur économique de toute l’Afrique australe […]. Que la puissance et la richesse de l’Afrique du Sud soient fondées sur l’irrégularité, l’injustice et l’oppression envers les Noirs, c’est partiellement exact. Et, bien entendu, il faut faire évoluer le régime, mais ceci est possible par des alliances, une coopération et non par la violence et les sanctions. Or, cette force économique, ce rôle de moteur, ces richesses du sous-sol provoquent évidemment des convoitises – et en premier lieu- depuis très longtemps (déjà avant guerre), celle de l’URSS, qui vise toute l’Afrique 1884».’

Le critère économique rentre donc en compte dans la prise en compte de la question sud-africaine. Le critère politique est évoqué en parallèle, puisque la richesse économique du pays entraîne, selon Jacques Ellul, des convoitises de la part de pays communistes comme l’Angola ou le Mozambique.

La question du communisme est ensuite évoquée plus directement :

‘« L’ANC est apparemment un mouvement communiste […] et par lui, c’est en réalité l’URSS qui prend pied dans ce pays […]. L’ANC a maintenant une organisation de combat : l’Ukomto we Sizwe, qui est capable de multiplier attaques et attentats terroristes ».’

La crainte de voir l’Afrique du Sud infiltrée par les forces communistes (venant de l’extérieur ou par l’intermédiaire de l’ANC) est donc longuement exposée dans cette troisième thèse. De là à dire que le régime de Pretoria est le dernier rempart contre le communisme, une « citadelle » menacée d’être assiégée, il n’y a qu’un pas. La prise de position n’est donc pas claire. Jacques Ellul n’a jamais fait preuve, dans ses ouvrages, d’un anti-communisme massif. Il estime cependant ici qu’une contestation du régime conduira à une infiltration des forces communistes dans le pays, infiltration qui peut s’avérer plus dangereuse et condamnable que l’apartheid lui-même.

La dernière thèse développée par Jacques Ellul touche à une question interne à l’Afrique du Sud :

‘« On présente toujours « les Blancs » et « les Noirs ». On néglige le fait majeur : c’est la haine des Noirs entre eux. Les Hottentots (ce qu’il en subsiste) ont été massacrés massivement par les Bantous (lors de l’arrivée de ceux-ci en 1680-1700) et ils conservent une haine terrible contre tout ce qui est Bantou […]. Comment empêcher les Noirs de s’entregorger ? Si la police blanche intervient, elle est aussitôt déclarée coupable ! Bien entendu, cela n’excuse pas les violence extrêmes de la police et de l’armée sud-africaines1885 ».’

Cet argument des violences inter-ethniques comme causes de la violence policière fut également un argument régulièrement utilisé pour démontrer que la violence ne venait pas du système d’apartheid mais bien de tensions inter-ethniques…Cet argument lui permet de justifier la formation des bantoustans, seul moyen d’assurer la tranquillité entre les ethnies :

‘« Les 13% du territoire, ce sont les Homeland, dont le principe n’est pas absurde ! Puisque des tribus se haïssent, on va attribuer à chacune un territoire particulier avec un gouvernement noir (mais lié par une sorte de féodalité à celui de l’Afrique du Sud ».’

Jacques Ellul ne parle pas ici de la perte de citoyenneté sud-africaine des habitants des homelands, ni des conditions de vie dans ces territoires pratiquement incultes. Nous sommes donc bien loin ici de la vision qui fut celle de la plupart des observateurs chrétiens, présentant le caractère pervers du « grand apartheid » visant à l’exploitation d’une main-d’œuvre.

Dans le dernier paragraphe de son article, Jacques Ellul livre ses craintes face à la situation :

‘« Qu’est ce qui peut arriver ? Grâce à la campagne de propagande et à l’hostilité générale organisée, le gouvernement sud-africain peut en effet s’effondrer. Que se passera-t-il ? Ou bien l’URSS prendra le pouvoir (ce qu’elle souhaite depuis longtemps) : ceci a peu de chance de réussir, l’URSS a toujours échoué en Afrique (Tanzanie, Ethiopie et même Angola) ou bien il s’installera un « gouvernement noir » incapable de maintenir l’ordre […]. Bien entendu sans compter le sort des Blancs qui n’auront que le choix entre s’expatrier (où ?) et se faire assassiner […]. Telles sont mes craintes, du plus probable, et ma tristesse, que les Eglises européennes, dans l’aveuglement, préparent cet avenir 1886».’

Jacques Ellul ne fait donc référence à l’action des chrétiens concernant l’Afrique du Sud qu’en fin d’article, et succinctement. Il ne faut pas oublier que cet article parut quelques jours seulement après la commémoration des émeutes de Soweto. Jacques Ellul ne semble donc pas être partisan d’un telle action des chrétiens dans le champ politique et social, considérant que de telles mobilisations entraînent les Eglises sur un terrain glissant. Le regard « édulcoré » que Jacques Ellul porte sur le système d’apartheid et sur ses effets ne fut pas celui qui, comme nous l’avons vu, fut généralement répercuté dans la presse réformée. Ses arguments furent identiques à ceux qui furent évoqués par ceux qui se soucièrent de préserver de bons liens diplomatiques et économiques avec l’Afrique du Sud, ou par ceux qui perçurent le système d’apartheid non pas comme un système discriminatoire, mais comme un système permettant une évolution harmonieuse des peuples…

En reproduisant de tels propos, l’intention de Réforme fut sans doute de permettre à une personnalité intellectuelle forte du protestantisme (et plus généralement de la théologie et du droit), d’exprimer une position marginale sur l’Afrique du Sud. Un tel article ne pouvait ainsi qu’entraîner un débat au sein du protestantisme. On peut d’ailleurs se demander dans quel mesure la volonté de Réforme de reproduire de telles thèses ne fut pas justement de provoquer un tel débat.

Notes
1878.

Abrogation des lois sur l’influx control (contrôle de l’urbanisation des Noirs), remplacement du Pass par une carte d’identité identique pour tous.

1879.

Jacques ELLUL, « Craintes et tristesse », op.cit.

1880.

Ibid.

1881.

Ibid.

1882.

Ibid.

1883.

Ibid.

1884.

Ibid.

1885.

Ibid.

1886.

Ibid.