5-3 La réponse de l’historienne Marianne Cornevin

L’historienne africaniste Marianne Cornevin, dans un long article paraissant dans Réforme en juillet 19861892, répond à Jacques Ellul en mettant en évidence son ignorance sur plusieurs points. Le sous- titre de l’article place le propos sous un angle historien :

‘« L’antériorité des Noirs au nord du fleuve Orange est donc démontrée ; Jacques Ellul, et avec lui l’immense majorité des Français l’ignorent car jusqu’en 1980 aucun texte officiel n’admettait cette antériorité1893 ».’

Avant de revenir sur cette question d’histoire, Marianne Cornevin aborde la question de l’information en citant plusieurs articles qui, tout en faisant bien référence aux réformes entreprises, gardent un ton pessimiste. C’est le cas par exemple pour un article paru dans Le Figaro le 2 février 1986 et un autre dans Valeurs actuelles le 23 juin 1986, « deux journaux réputés moins hostiles au gouvernement de Pretoria ». Le premier souligne ainsi que « cet assouplissement considérable de l’apartheid ne signifie pas pour autant que toutes les revendications des Noirs seront satisfaites, loin s’en faut » et le deuxième que « depuis un an, le gouvernement Botha a multiplié les réformes. Pourtant, l’impression prévaut que l’apartheid est toujours en place 1894».

Reprenant la thèse de Jacques Ellul selon laquelle l’évolution du pays n’est pas possible si on lui applique des sanctions, Marianne Cornevin réplique de la façon suivante :

‘« En soulignant à deux reprises, l’impact, à ses yeux capital, de l’opinion étrangère sur la politique de Pretoria, Jacques Ellul passe à côté des facteurs internes d’évolution de la société sud-africaine qui apparaissent prédominants aux observateurs ayant une expérience personnelle du pays de l’apartheid1895 ».’

Quant à l’argument concernant le taux d’immigration important, Marianne Cornevin précise bien que Jacques Ellul se fonde sur des documents officiels distribués par l’ambassade sud-africain. Pour le contredire, elle cite un article de Valeurs actuelles daté du 19 août 1985 qui affirme que « les deux tiers de ces immigrés (les documents officiels les chiffraient alors à 1,5 et non à 2 millions) viennent des homelands indépendants 1896  ».

La troisième thèse de Jacques Ellul concernant la question du communisme est également évoquée par l’historienne. Pour la démonter et après un court préambule, elle cite encore une fois un article du Figaro, journal qui porta (pourtant) souvent un regard favorable sur le régime de Pretoria :

‘« Il conviendrait d’expliquer pourquoi on parle tant du communisme en Afrique du Sud alors que le PC y a été interdit en 1950 ; c’est ce que François Hauter exprime parfaitement dans Le Figarodu 26 mars 1986. Sous le sous-titre « Une société idéale pour Marx, il écrit : « Nourris par la mythologie des héros de leur histoire…les Afrikaners cultivent un complexe d’encerclement…ils croient entrevoir des communistes sous chaque lit. Sans se rendre compte qu’ils ont bâti un mode de société idéale pour les travaux pratiques de n’importe quel marxisme débutant » 1897  ».’

La dernière partie de l’article est consacrée plus particulièrement à la quatrième thèse de Jacques Ellul qui contient, d’après Marianne Cornevin, « des erreurs historiques, à la fois nombreuses et graves 1898  ». En tant qu’historienne, elle estime nécessaire d’apporter quelques précisions concernant la disparition des hottentots qui, contrairement à ce que dit Jacques Ellul, n’ont pas été massacrés par les Bantous mais que « les deux causes principales de la disparition des Hottentots sont deux grandes épidémies de variole au XVIIIème siècle et surtout le métissage 1899  ».

Marianne Cornevin corrige également une deuxième erreur faite par Jacques Ellul, erreur figurant dans le sous-titre de l’article. Alors que Jacques Ellul écrit que « les Bantous sont arrivés en 1680-1700 », l’historienne rétablit la vérité historique :

‘« La recherche historique poursuivie depuis un quart de siècle a prouvé de façon indiscutable que « des communautés d’agriculteurs noirs connaissant la métallurgie du fer étaient établies dès le VIIème siècle […]1900 ».’

Ce fait historique ayant été reconnu par l’Afrique du Sud elle-même1901, Marianne Cornevin a conscience que l’information délivrée par le gouvernement de Pretoria, même si elle a changé depuis 6 ans concernant l’occupation du territoire par les populations bantous, a encore une emprise certaine sur plusieurs observateurs étrangers, dont Jacques Ellul :

‘« La grande majorité des auteurs de langue anglaise ou allemande ont tenu compte de ce retournement. Faut-il penser que Jacques Ellul et quelques autres auteurs français connus pour écrire volontiers sur le pays de l’apartheid vont rester les seuls à ne pas admettre ce retournement et ses conséquences évidentes sur le statut politique des Noirs sud-africains ?1902 »’

Concernant les autres thèses développées par Jacques Ellul, Marianne Cornevin parvient à le contrer en utilisant des articles de journaux et revues plutôt « pro » régime de Pretoria... Elle parvient ainsi à démontrer que d’une part, l’ensemble de la presse n’est pas massivement anti-apartheid et que d’autre part, même pour des journalistes du Figaro ou de Valeurs actuelles, il est important de porter un regard mesuré et nuancé sur les réformes entreprises et que la peur d’un « encerclement » communiste est véhiculée par la culture et une mythologie afrikaner.

Notes
1892.

Marianne CORNEVIN, « Mots et réalité », Réforme, 12/19 juillet 1986, p. 4.

1893.

Ibid.

1894.

Ibid.

1895.

Ibid.

1896.

Ibid.

1897.

Ibid.

1898.

Ibid.

1899.

Ibid.

1900.

Ibid.

1901.

En 1980, l’Annuaire officiel de la République sud-africaine (publié par le ministère des Affaires étrangères à Pretoria, à l’intention des étrangers) apporta un changement au texte des précédentes éditions dans le chapitre : Les peuples de l’Afrique du Sud.

1902.

Ibid.